Piazza Statuto, le début de l’affrontement

Au début des années 1960, la « cen­tral­ité de l’usine » se man­i­feste surtout par une ten­sion et une con­flict­ual­ité très fortes dans le proces­sus de pro­duc­tion, en par­ti­c­uli­er dans la métal­lurgie. Le patronat ital­ien con­cen­tre alors l’essentiel de ses efforts sur l’extraction de la plus-val­ue rel­a­tive, c’est-à-dire sur des investisse­ments et des mod­i­fi­ca­tions de l’organisation du tra­vail qui visent stricte­ment à aug­menter la pro­duc­tiv­ité horaire du tra­vail ouvri­er

1 Chez Marx, cette hausse de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail vient répon­dre à la lutte pour la réduc­tion de la journée de tra­vail et aux lim­ites légales du tra­vail (pour les femmes, les enfants, le tra­vail de nuit, etc.) : « Dès que la révolte gran­dis­sante de la classe ouvrière a for­cé l’État à rac­cour­cir autori­taire­ment la durée du temps de tra­vail, en imposant d’abord une journée de tra­vail nor­mal­isée à la fab­rique pro­pre­ment dite ; à par­tir du moment donc où il fal­lut défini­tive­ment renon­cer à accroître la pro­duc­tion de sur­valeur par la pro­lon­ga­tion de la journée de tra­vail, le cap­i­tal s’est jeté délibéré­ment et de toutes ses forces sur la pro­duc­tion de sur­valeur rel­a­tive, par le moyen d’un développe­ment accéléré du sys­tème des machines », Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XI, op. cit.

. Après le saut tech­nologique des années 1950, les cadences s’accélèrent, il s’agit de pren­dre totale­ment pos­ses­sion du temps de tra­vail et du temps de vie ouvri­ers. Au fordisme du tra­vail à la chaîne et de l’innovation per­ma­nente, on applique désor­mais à son parox­ysme le tay­lorisme de la ratio­nal­i­sa­tion du temps de tra­vail. Dans les grandes villes, la déqual­i­fi­ca­tion générale du tra­vail ouvri­er dans les usines s’accompagne d’une dégra­da­tion des con­di­tions de loge­ment de la main‑d’œuvre immi­grée.

Mais la cen­tral­ité de l’usine est aus­si un enjeu théorique récur­rent dans la réflex­ion qui est menée à cette péri­ode sur l’organisation du tra­vail et le pro­jet tech­nologique. À par­tir des années 1960, les rap­ports homme-machine, la rela­tion entre classe ouvrière et inno­va­tion tech­nologique – des thèmes qui étaient encore mar­qués par une cer­taine con­cep­tion de l’organisation sci­en­tifique du tra­vail – devi­en­nent cen­traux pour la nou­velle gauche ital­i­enne

2Sur ces ques­tions et sur l’apparition de nou­velles fig­ures de la classe ouvrière, voir Ser­gio Bologna, Teo­ria e sto­ria dell’operaio mas­sa in Italia nelle ricerche di sto­ria dell’industria dell’auto (dopo la let­tura del Daim­ler-Benz Buch), pub­lié par la Fon­da­tion d’histoire sociale du XXe siè­cle de Ham­bourg [N.d.A.]

. Raniero Panzieri et sa lec­ture du « Frag­ment sur les machines

3. Karl Marx, « Cap­i­tal fixe et développe­ment des forces pro­duc­tives », Grun­drisse, op. cit. Pour une res­saisie de la lec­ture du « Frag­ment sur les machines » par le courant opéraïste et ses suites, on lira l’article de Pao­lo Virno, « Quelques notes à pro­pos du Gen­er­al intel­lect », paru dans Futur antérieur n° 10, L’Harmattan, mai 1992 et disponible en ligne sur le site de la revue Mul­ti­tudes.

» des Grun­drisse de Marx sont à l’origine de ce tour­nant.

La ques­tion que soulève Panzieri est celle des formes que prend le com­man­de­ment cap­i­tal­iste sur la force de tra­vail, ou comme il l’appelle, du « despo­tisme du cap­i­tal ». Il mon­tre com­ment le cap­i­tal se sert de la ratio­nal­ité tech­nologique pour en faire l’instrument de sa dom­i­na­tion; de sorte que c’est le développe­ment tech­nologique qui va désor­mais déter­min­er les car­ac­téris­tiques pro­fes­sion­nelles de la force de tra­vail ouvrière, et la réduire par con­séquent à l’esclavage poli­tique. Ce n’est qu’en s’associant et en revendi­quant le con­trôle de la total­ité du proces­sus de pro­duc­tion que les ouvri­ers peu­vent à nou­veau se con­stituer comme des sujets poli­tiques. Il s’agit ain­si de dépass­er le fatal­isme du syn­di­cat pour lequel la struc­ture du cap­i­tal fixe est une don­née « objec­tive » et « rationnelle », et qui entend avant tout cor­riger les « dys­fonc­tion­nements » du sys­tème. De là découle, pour Panzieri, la néces­sité de repren­dre le tra­vail poli­tique de « l’enquête ouvrière », afin de con­stituer un savoir sans inter­mé­di­aire, et d’impliquer directe­ment la classe ouvrière dans l’élaboration de sa pro­pre stratégie de lutte

47. Voir Raniero Panzieri, « Uso social­ista dell’inchiesta opera­ia », Quaderni rossi n° 5, 1965. La tra­duc­tion française de ce texte, « Con­cep­tion social­iste de l’enquête ouvrière », parue dans Quaderni rossi : Luttes ouvrières et cap­i­tal­isme d’aujourd’hui, op. cit., est disponible en ligne sur le site de la revue Mul­ti­tudes

.

C’est à cette péri­ode, au croise­ment de ces mod­i­fi­ca­tions du cycle de pro­duc­tion et de l’émergence d’un nou­veau savoir de classe, que se forme pleine­ment la fig­ure de l’ouvrier-masse. Après des années de silence, ce nou­veau sujet prend la parole de manière fra­cas­sante à l’occasion de la rené­go­ci­a­tion des con­trats5 Dans le droit ital­ien, le « con­trat­to col­let­ti­vo nazionale di lavoro » (CCNL), négo­cié entre représen­tants des tra­vailleurs et des employeurs, définit les horaires, les salaires, les con­di­tions de tra­vail ain­si que les modal­ités des négo­ci­a­tions. Celles-ci se déroulent à plusieurs échelles, l’entreprise, le bassin d’emploi, la branche (bâti­ment, tex­tile, métal­lurgie, etc.), et au niveau inter­pro­fes­sion­nel. En mars 1962, alors que plus de 50 000 ouvri­ers sont en grève dans la métal­lurgie à Milan, une rené­go­ci­a­tion anticipée du con­trat de la métal­lurgie est demandée par l’UILM (syn­di­cat de branche de l’Union ital­i­enne du tra­vail (UIL), réfor­ma­teur et de tra­di­tion social­iste et démoc­rate). D’autres grèves suiv­ent (FIAT, Lan­cia, etc.). C’est « l’année des con­trats ». Les ouvri­ers FIAT cherchent notam­ment à impos­er la semaine de 40 heures sur 5 jours. de 1962, prenant de court ceux-là mêmes qui avaient prédit son appari­tion et auraient dû, en toute logique, en savoir quelque chose.

Du point de vue des luttes ouvrières, on peut con­sid­ér­er que la rené­go­ci­a­tion des con­trats de 1962 des­sine une ligne de frac­ture entre la dis­ci­pline imposée par la Recon­struc­tion et l’ouverture d’un nou­veau cycle de luttes qui cul­min­era, sept ans plus tard, avec la grande explo­sion de l’« Automne chaud ».

Une ten­sion crois­sante dans les usines et dans les villes annonce égale­ment les événe­ments à venir. Elle est ali­men­tée par le surem­ploi, les mou­ve­ments migra­toires mas­sifs des cam­pagnes vers les grandes con­cen­tra­tions indus­trielles du Nord, et l’exploitation effrénée de la force de tra­vail, qui s’était démesuré­ment accrue depuis la Recon­struc­tion et sa dis­ci­pline pro­duc­tive. Dans les usines FIAT, on en était arrivé à ce que deux heures en moyenne suff­isent à la repro­duc­tion de la valeur de la force de tra­vail: le taux de plus-val­ue était de 400 %. L’inefficacité du syn­di­cat, plus soucieux de sat­is­faire les attentes du PCI que d’accompagner les élans de la classe ouvrière, n’était pas étrangère à cette sit­u­a­tion. La néces­saire trans­for­ma­tion du syn­di­cat, qui ne répondait plus en rien aux exi­gences de la sit­u­a­tion, fut du reste un thème récur­rent dans les années 1960, au même titre que la mod­i­fi­ca­tion des struc­tures poli­tiques – qui seront en par­tie réfor­mées par le cen­tre-gauche.

L’« année des con­trats » s’ouvre à Turin par deux grandes grèves aux usines Lan­cia et Miche­lin. Aux côtés des plus âgés, cadres com­mu­nistes d’usine, de jeunes ouvri­ers entrent en scène avec force. Beau­coup sont issus des vagues d’immigration récentes. Les pre­miers cortèges se for­ment à l’intérieur des usines, mais très vite, ils gag­nent les rues de Turin: dans les pre­miers mois de 1962, de grandes man­i­fes­ta­tions sil­lon­nent la ville en long et en large

6« Turin aujourd’hui n’est pas la Turin de Gram­sci. D’autres usines, cap­i­tal­isme / le même mais dif­férem­ment organ­isé, nou­velle classe ouvrière. Les trans­for­ma­tions tech­niques, les nou­velles machines, ont changé / les rythmes de pro­duc­tion et les modes de con­som­ma­tion. De ces machines est par­ti / il y a dix ans / le mot d’ordre de l’optimisme cap­i­tal­iste : trans­former les ouvri­ers en bour­geois, ven­dre à la famille ouvrière ce que l’ouvrier a pro­duit / et qui en par­tie seule­ment lui a été payé par le salaire. Un ouvri­er, cent mille ouvri­ers / peu­vent tra­vailler pour le pro­grès du cap­i­tal. Mais la classe ouvrière ne le peut pas. C’est la seule force que le cap­i­tal ne peut maîtris­er / parce qu’il la génère à l’intérieur de lui-même. Quand la classe ouvrière le sait, alors elle existe. Quand la classe ouvrière se met en mou­ve­ment, le cap­i­tal s’arrête. […] – Je viens de la province de Bari. J’habite à Turin depuis deux ans. – Je viens de Caser­ta, je suis mérid­ion­al ; je tra­vaille à Lan­cia, cela fait déjà un mois que nous faisons grève et ces mis­érables, ils ne se déci­dent pas… », Fran­co For­ti­ni, Tre testi per film, op. cit

. Dès le début du con­flit, l’UIL tente de con­clure des accords séparés. Mais la lutte sur les con­trats s’étend aux autres usines métal­lurgiques de la ville, qui se met­tent toutes en grève. Ils sont 100000 grévistes le 13 juin 1962, et la FIAT n’est pas encore entrée dans le mou­ve­ment. Les ouvri­ers, pour se ren­dre au tra­vail, « tra­versent la ville en grève à bord de trams déserts

7 Dario Lan­zar­do, La Riv­ol­ta di piaz­za Statu­to. Tori­no, Luglio 1962, Fel­trinel­li, 1979. Ce texte con­stitue la meilleure doc­u­men­ta­tion sur la piaz­za Sat­u­to, avec une série impor­tante d’entretiens avec des par­tic­i­pants à ces journées et une analyse minu­tieuse des inter­pré­ta­tions qui en ont été faites [N.d.A.]

». Pas pour longtemps: le 19 juin, après des années d’immobilisme, les avant-gardes FIAT entrent en lutte. C’est la grève « des 7000 », qui touche la SPA Stu­ra, les fonderies, les ate­liers aux­il­i­aires, le Lin­got­to, l’Avio et l’aéronautique et les forges

8 En plus du gigan­tesque site de Mirafiori (50 000 ouvri­ers), de nom­breuses usines FIAT sont dis­per­sées dans l’agglomération turi­noise. À la SPA, on fab­rique des machines-out­ils. Les ate­liers aux­il­i­aires de Mirafiori assurent la réal­i­sa­tion de pièces spé­ci­fiques et la main­te­nance de l’usine. La FIAT Lin­got­to est, comme Rival­ta, une des grandes unité d’assemblage. Avio fab­rique des moteurs d’avions. Les hauts-fourneaux sont situés au nord de la ville (Fer­riere) et en périphérie (Avigliana). À Car­mag­no­la se trou­vent les fonderies. Sur les usines FIAT et leurs his­toires, voir La FIAT aux mains des ouvri­ers. L’Automne chaud de 1969 à Turin, Les Nuits rouges, 2009

. Sur cette lancée, les piquets de grèves et les cortèges internes se mul­ti­plient dans tous les secteurs de la FIAT. Le 23 juin 1962 com­mence la grève « des 60000 de la FIAT ».

Il y a désor­mais 250000 ouvri­ers en grève à Turin. Un immense espace de lutte s’est ouvert et à l’annonce que l’UIL a signé un accord séparé avec la direc­tion de la FIAT, des mil­liers de man­i­fes­tants, par vagues suc­ces­sives, por­tent la grève des con­trats au cœur de la ville. Pen­dant trois jours, les 7, 8 et 9 juil­let, ce sera la ­Révolte de la piaz­za Statu­to. Ces man­i­fes­tants de 1962 seront à l’origine non ­seule­ment du pre­mier grand mou­ve­ment de grève de l’après-guerre, mais aus­si de la pre­mière grande révolte ouvrière depuis la Résis­tance et la Recon­struc­tion, si l’on excepte celle de juil­let 1960 à Gênes, qui présen­tait tous les traits d’une grande insur­rec­tion pop­u­laire.

Mais que s’est-il passé exactement sur la piazza Statuto?

Après le suc­cès du 23 juin, les syn­di­cats appel­lent à la grève générale pour les 7, 8 et 9 juil­let. Le cli­mat est élec­trique de part et d’autre: dans le mou­ve­ment ­ouvri­er à cause du grand suc­cès des grèves de juin, et parce qu’après des années de silence, une ville entière a cessé de tra­vailler; du côté des patrons pour des raisons invers­es: ils sont prêts à tout met­tre en œuvre pour empêch­er qu’on en finisse avec des années de dom­i­na­tion sans partage. C’est la FIAT qui ouvre les hos­til­ités en sig­nant la veille de la grève un accord séparé avec l’UIL et le SIDA (le syn­di­cat jaune de la FIAT), qui con­cède quelques aug­men­ta­tions de salaire mais rien sur le temps de tra­vail, rien sur les cadences et les rythmes, rien sur la révi­sion des normes dis­ci­plinaires. Puisque l’UIL et le SIDA ont obtenu 63 % des voix aux dernières élec­tions pro­fes­sion­nelles, les stratèges de Val­let­ta pensent que cet accord sera fatal à la grève du 7 juil­let. Mais le same­di matin, la grève est totale et générale: toute une ville s’immobilise. En fin d’après-midi, des attroupe­ments com­men­cent à se for­mer autour du siège de l’UIL, piaz­za Statu­to, où se sont bar­ri­cadés les syn­di­cal­istes de l’accord séparé, sous la pro­tec­tion de la police. Les pre­miers qui arrivent et qui se met­tent à sif­fler (ils sont quelques cen­taines) sont les ­adhérents mêmes de l’UIL.

Et puis tous vien­nent, adhérents de tous les syn­di­cats, ouvri­ers de toutes les usines. Beau­coup sont des jeunes, les mêmes qui avaient mené la grève dans les usines. À chaque heure qui passe, leur nom­bre aug­mente, ils sont bien­tôt des mil­liers. Le nom­bre de policiers aug­mente en pro­por­tion: le batail­lon Pado­va de la brigade d’intervention rapi­de, avec son cortège de jeeps et de camion­nettes, a été posté à Turin en prévi­sion de la grève des con­trats. C’est vers 16 heures, le same­di 7, que com­men­cent les carosel­li de la police, les cail­las­sages, les affron­te­ments au corps à corps, les matraquages, les arresta­tions, les lacry­mogènes. Plus tard, dans la soirée, le secré­taire de la Cam­era del Lavoro de Turin ten­tera sans suc­cès d’intervenir auprès de ses pro­pres adhérents pour les con­va­in­cre de quit­ter les lieux. Per­son­ne ne le suit. Même un dirigeant aus­si pres­tigieux que Gian­car­lo Pajet­ta9 Gian­car­lo Pajet­ta (1911–1990) est un homme poli­tique com­mu­niste et ancien par­ti­san. Incar­céré à 17 ans pour appar­te­nance au Par­ti com­mu­niste et pro­pa­gande, il passera 13 ans en prison sous le régime fas­ciste. Pen­dant la guerre des par­ti­sans, il est chef d’État-Major des Brigades Garibal­di. En 1946, il est élu à l’Assemblée con­sti­tu­ante, puis à la Cham­bre des députés en 1948, date à laque­lle il devient mem­bre du Secré­tari­at général du PCI. errera, impuis­sant, des heures durant, aux entours de la piaz­za Statu­to. Entre-temps, la nou­velle des affron­te­ments s’est répan­due dans la ville: beau­coup des man­i­fes­tants présents depuis le début ont cou­ru chercher du ren­fort. Tous revi­en­nent, et à par­tir de 18h, ils afflu­ent tou­jours plus nom­breux, par les rues et les boule­vards qui débouchent sur la piaz­za Statu­to. De 19h à 4h du matin, les affron­te­ments ne con­nais­sent pra­tique­ment pas de pause. Ils sont de plus en plus vio­lents. La police et les man­i­fes­tants occu­pent tour à tour, sur la place et dans les envi­rons, les posi­tions qu’ils avaient per­dues l’instant précé­dent.

Le dimanche 8 à 11h, ils sont de nou­veau des mil­liers autour de la piaz­za Statu­to; face à eux un gigan­tesque déploiement de forces de police et de cara­biniers que l’on a fait venir de Vénétie et d’Émilie. Les forces de l’ordre char­gent immé­di­ate­ment pour dis­pers­er les man­i­fes­tants, puis ils char­gent à nou­veau, ils char­gent de nom­breuses fois, mais les man­i­fes­tants ne se dis­persent pas. Cet affron­te­ment qui dure, qui ne veut pas s’arrêter, cette ten­sion qui doit s’exprimer, ce refus d’entendre des raisons d’ordre insti­tu­tion­nel, sont impres­sion­nants. Lun­di 9 juil­let, même chose. Ten­sion devant les usines où la police et les piquets ouvri­ers se font face, puis de nou­veau, des mil­liers de man­i­fes­tants con­ver­gent vers la piaz­za ­Statu­to. Pour le troisième jour con­sé­cu­tif, entre 11h et 2h du matin, des affron­te­ments inin­ter­rom­pus opposent man­i­fes­tants et policiers. Les carosel­li se mul­ti­plient, les forces de l’ordre encer­clent la place, ils char­gent « en éven­tail » du cen­tre vers l’extérieur, à grand ren­fort de grenades lacry­mogènes. Toute la zone est com­plète­ment enfumée.

Mais de nou­veau, et mal­gré les moyens imposants et la dureté de la répres­sion (les arrêtés subis­sent presque tous l’épreuve de la gal­le­ria

10La pra­tique poli­cière de la gal­le­ria (le tun­nel) est ain­si décrite dans Les Invis­i­bles de Nan­ni Balestri­ni [1987], POL, 1992 : « Alors on nous forçait à courir tout le long du couloir entre les deux files de gar­di­ens avec les mains sur la tête pour qu’on ne puisse pas se défendre, mais d’un côté c’était mieux car c’est sur la tête qu’ils cog­naient, c’étaient des coups ter­ri­bles qu’ils don­naient de toute leur force avec les matraques et les bar­res de fer. »

quand ils arrivent au poste), la police et les cara­biniers ne parvi­en­nent pas à occu­per durable­ment la place. Les groupes de man­i­fes­tants, après trois jours de lutte, com­men­cent à savoir se coor­don­ner, ils sont très mobiles, ils se refor­ment con­tin­uelle­ment à peine ils ont été dis­per­sés; avec obsti­na­tion ils éri­gent des bar­ri­cades, ils utilisent des fron­des, ils se bat­tent avec la police. Mar­di 10 juil­let à 2h du matin, une armée de policiers et de cara­biniers réus­sit à con­quérir la place et à la tenir. Les affron­te­ments de la piaz­za Statu­to sont ter­minés. La répres­sion sera très dure. Et par-dessus le marché, sur la révolte de la piaz­za Statu­to, on va en enten­dre et en lire de toutes les couleurs.

dans ce chapitre« Un nou­veau sujet ouvri­erDes Quaderni rossi à classe opera­ia »
  • 1
    Chez Marx, cette hausse de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail vient répon­dre à la lutte pour la réduc­tion de la journée de tra­vail et aux lim­ites légales du tra­vail (pour les femmes, les enfants, le tra­vail de nuit, etc.) : « Dès que la révolte gran­dis­sante de la classe ouvrière a for­cé l’État à rac­cour­cir autori­taire­ment la durée du temps de tra­vail, en imposant d’abord une journée de tra­vail nor­mal­isée à la fab­rique pro­pre­ment dite ; à par­tir du moment donc où il fal­lut défini­tive­ment renon­cer à accroître la pro­duc­tion de sur­valeur par la pro­lon­ga­tion de la journée de tra­vail, le cap­i­tal s’est jeté délibéré­ment et de toutes ses forces sur la pro­duc­tion de sur­valeur rel­a­tive, par le moyen d’un développe­ment accéléré du sys­tème des machines », Le Cap­i­tal, Livre I, chapitre XI, op. cit.
  • 2
    Sur ces ques­tions et sur l’apparition de nou­velles fig­ures de la classe ouvrière, voir Ser­gio Bologna, Teo­ria e sto­ria dell’operaio mas­sa in Italia nelle ricerche di sto­ria dell’industria dell’auto (dopo la let­tura del Daim­ler-Benz Buch), pub­lié par la Fon­da­tion d’histoire sociale du XXe siè­cle de Ham­bourg [N.d.A.]
  • 3
    . Karl Marx, « Cap­i­tal fixe et développe­ment des forces pro­duc­tives », Grun­drisse, op. cit. Pour une res­saisie de la lec­ture du « Frag­ment sur les machines » par le courant opéraïste et ses suites, on lira l’article de Pao­lo Virno, « Quelques notes à pro­pos du Gen­er­al intel­lect », paru dans Futur antérieur n° 10, L’Harmattan, mai 1992 et disponible en ligne sur le site de la revue Mul­ti­tudes.
  • 4
    7. Voir Raniero Panzieri, « Uso social­ista dell’inchiesta opera­ia », Quaderni rossi n° 5, 1965. La tra­duc­tion française de ce texte, « Con­cep­tion social­iste de l’enquête ouvrière », parue dans Quaderni rossi : Luttes ouvrières et cap­i­tal­isme d’aujourd’hui, op. cit., est disponible en ligne sur le site de la revue Mul­ti­tudes
  • 5
    Dans le droit ital­ien, le « con­trat­to col­let­ti­vo nazionale di lavoro » (CCNL), négo­cié entre représen­tants des tra­vailleurs et des employeurs, définit les horaires, les salaires, les con­di­tions de tra­vail ain­si que les modal­ités des négo­ci­a­tions. Celles-ci se déroulent à plusieurs échelles, l’entreprise, le bassin d’emploi, la branche (bâti­ment, tex­tile, métal­lurgie, etc.), et au niveau inter­pro­fes­sion­nel. En mars 1962, alors que plus de 50 000 ouvri­ers sont en grève dans la métal­lurgie à Milan, une rené­go­ci­a­tion anticipée du con­trat de la métal­lurgie est demandée par l’UILM (syn­di­cat de branche de l’Union ital­i­enne du tra­vail (UIL), réfor­ma­teur et de tra­di­tion social­iste et démoc­rate). D’autres grèves suiv­ent (FIAT, Lan­cia, etc.). C’est « l’année des con­trats ». Les ouvri­ers FIAT cherchent notam­ment à impos­er la semaine de 40 heures sur 5 jours.
  • 6
    « Turin aujourd’hui n’est pas la Turin de Gram­sci. D’autres usines, cap­i­tal­isme / le même mais dif­férem­ment organ­isé, nou­velle classe ouvrière. Les trans­for­ma­tions tech­niques, les nou­velles machines, ont changé / les rythmes de pro­duc­tion et les modes de con­som­ma­tion. De ces machines est par­ti / il y a dix ans / le mot d’ordre de l’optimisme cap­i­tal­iste : trans­former les ouvri­ers en bour­geois, ven­dre à la famille ouvrière ce que l’ouvrier a pro­duit / et qui en par­tie seule­ment lui a été payé par le salaire. Un ouvri­er, cent mille ouvri­ers / peu­vent tra­vailler pour le pro­grès du cap­i­tal. Mais la classe ouvrière ne le peut pas. C’est la seule force que le cap­i­tal ne peut maîtris­er / parce qu’il la génère à l’intérieur de lui-même. Quand la classe ouvrière le sait, alors elle existe. Quand la classe ouvrière se met en mou­ve­ment, le cap­i­tal s’arrête. […] – Je viens de la province de Bari. J’habite à Turin depuis deux ans. – Je viens de Caser­ta, je suis mérid­ion­al ; je tra­vaille à Lan­cia, cela fait déjà un mois que nous faisons grève et ces mis­érables, ils ne se déci­dent pas… », Fran­co For­ti­ni, Tre testi per film, op. cit
  • 7
    Dario Lan­zar­do, La Riv­ol­ta di piaz­za Statu­to. Tori­no, Luglio 1962, Fel­trinel­li, 1979. Ce texte con­stitue la meilleure doc­u­men­ta­tion sur la piaz­za Sat­u­to, avec une série impor­tante d’entretiens avec des par­tic­i­pants à ces journées et une analyse minu­tieuse des inter­pré­ta­tions qui en ont été faites [N.d.A.]
  • 8
    En plus du gigan­tesque site de Mirafiori (50 000 ouvri­ers), de nom­breuses usines FIAT sont dis­per­sées dans l’agglomération turi­noise. À la SPA, on fab­rique des machines-out­ils. Les ate­liers aux­il­i­aires de Mirafiori assurent la réal­i­sa­tion de pièces spé­ci­fiques et la main­te­nance de l’usine. La FIAT Lin­got­to est, comme Rival­ta, une des grandes unité d’assemblage. Avio fab­rique des moteurs d’avions. Les hauts-fourneaux sont situés au nord de la ville (Fer­riere) et en périphérie (Avigliana). À Car­mag­no­la se trou­vent les fonderies. Sur les usines FIAT et leurs his­toires, voir La FIAT aux mains des ouvri­ers. L’Automne chaud de 1969 à Turin, Les Nuits rouges, 2009
  • 9
    Gian­car­lo Pajet­ta (1911–1990) est un homme poli­tique com­mu­niste et ancien par­ti­san. Incar­céré à 17 ans pour appar­te­nance au Par­ti com­mu­niste et pro­pa­gande, il passera 13 ans en prison sous le régime fas­ciste. Pen­dant la guerre des par­ti­sans, il est chef d’État-Major des Brigades Garibal­di. En 1946, il est élu à l’Assemblée con­sti­tu­ante, puis à la Cham­bre des députés en 1948, date à laque­lle il devient mem­bre du Secré­tari­at général du PCI.
  • 10
    La pra­tique poli­cière de la gal­le­ria (le tun­nel) est ain­si décrite dans Les Invis­i­bles de Nan­ni Balestri­ni [1987], POL, 1992 : « Alors on nous forçait à courir tout le long du couloir entre les deux files de gar­di­ens avec les mains sur la tête pour qu’on ne puisse pas se défendre, mais d’un côté c’était mieux car c’est sur la tête qu’ils cog­naient, c’étaient des coups ter­ri­bles qu’ils don­naient de toute leur force avec les matraques et les bar­res de fer. »