Paolo Virno: Le travail ne rend pas libre

En 1969, la rené­go­ci­a­tion des con­trats nationaux con­clut le for­mi­da­ble cycle de luttes qui avait tra­ver­sé toutes les années 1960

1Ce texte est paru en 1989 dans Autun­no operaio, sup­plé­ment au jour­nal Il Man­i­festo. Il est absent de la pre­mière édi­tion de L’orda d’oro où fig­u­rait en revanche un texte trai­tant des luttes à la FIAT en juil­let 1969, La bataille de Cor­so Tra­iano, dont il sera briève­ment ques­tion plus loin.

. Ce qui advien­dra par la suite est déjà une autre his­toire. Dans les années 1970, c’est la crise du fordisme qui occu­pera le pre­mier plan, le dépérisse­ment du sys­tème pro­duc­tif au sein duquel cette révolte des salariés avait pré­cisé­ment muri. Il ne s’agira plus pour les ouvri­ers de tir­er leur puis­sance poli­tique de l’organisation du tra­vail spé­ci­fique dont ils fai­saient par­tie, en cher­chant dans cha­cun de ses recoins des armes pour l’insubordination, mais de mar­quer au plus près la « nou­velle fron­tière » cap­i­tal­iste, de pol­luer au max­i­mum les fleuves incon­nus sur lesquels la grande entre­prise com­mençait à nav­iguer. Soyons bien clairs: il fau­dra encore dix ans pour faire pli­er les cols-bleus de cet automne-là. Mais ce qui s’est passé après 69, toute cette extra­or­di­naire rad­i­cal­ité, ne fut cepen­dant qu’une manière de per­dur­er, de résis­ter – et, dans les cas les plus intéres­sants, de réin­ve­stir la force accu­mulée jusqu’ici dans un paysage social et pro­duc­tif en rapi­de muta­tion.

L’automne 69 est une acmé, et comme cela arrive sou­vent, l’acmé coïn­cide avec la fin d’un par­cours. On se retrou­ve devant une gigan­tesque réca­pit­u­la­tion des années 1960, la réplique à grande échelle de cha­cune des étapes de la décen­nie, une mon­tée en général­ité des objec­tifs et des expéri­ences. 69 est une syn­thèse con­cen­trée dans le temps: il offre un point de vue pré­cieux pour repenser dans sa pro­gres­sion toute une séquence de con­flits, pour en fix­er d’un seul coup d’œil à la fois l’origine et le but, l’incertitude ini­tiale et l’assurance de la vic­toire. Avec ce type d’approche, on obtient un critère d’orientation – ce qui per­met tout au moins de s’épargner les énon­cés les plus imbé­ciles à pro­pos de la soudaine « dis­par­ité » de la classe ouvrière dans les années 1980.

On sait que la fig­ure cen­trale de 69 a été l’ouvrier de la chaîne de mon­tage – déqual­i­fié, inter­change­able, dérac­iné. À par­tir de ce moment-là, l’idée de classe ouvrière a coïn­cidé pleine­ment avec cette fig­ure. Encore aujourd’hui, la syn­onymie entre les deux ter­mes, qui s’est imposée à l’époque, vaut sans excep­tion. On com­prend dès lors pourquoi le déclin actuel de l’ouvrier à la chaîne a sou­vent été inter­prété comme le déclin de la classe ouvrière tout court* (et peu importe, alors, que ce con­stat s’accompagne d’euphorie ou d’effarement). Cette super­po­si­tion a‑t-elle du sens? C’est pré­cisé­ment le cycle qui a cul­miné en 1969 qui nous fait penser que non.

Car l’ouvrier-masse, per­son­nage prin­ci­pal de cette séquence, avait eu bien des dif­fi­cultés, à peine dix ans plus tôt, à se faire recon­naître comme appar­tenant de plein droit à la « classe ouvrière ». À la fin des années 1950, l’ouvrier non qual­i­fié est perçu comme le ven­tre mou du monde du tra­vail, son point de moin­dre résis­tance, sa frange mar­ginale et peu fiable. Et il faut bien recon­naître que lorsque le « sans méti­er » fait irrup­tion, il n’est pas joli à voir: c’est un corps étranger, sans tra­di­tion indus­trielle, non poli­tisé, objet idéal de chan­tage. Il a générale­ment été embauché par l’entremise du curé de sa paroisse, se tient sous la coupe des syn­di­cats mai­son, c’est sou­vent un « jaune »… Bref, la force de tra­vail que nous con­tin­uons encore aujourd’hui à iden­ti­fi­er à la « classe ouvrière », dans le sil­lage per­sis­tant de 69, et dont nous con­sta­tons, stupé­faits, la réduc­tion dras­tique, occu­pait en réal­ité avant 1969 une posi­tion périphérique et ne pesait pas grand-chose.

Dans les analy­ses et dans les pro­grammes de la gauche, la vraie classe ouvrière est longtemps restée la classe des ouvri­ers « pro­fes­sion­nels », c’est-à-dire celle qui avait un cer­tain con­trôle – quand bien même il était par­fois résidu­el – sur le cycle pro­duc­tif. Celle dont la qual­i­fi­ca­tion se fondait encore sur un savoir-faire spé­ci­fique et sur la fière cer­ti­tude de pou­voir admin­istr­er la pro­duc­tion mieux que le patron lui-même. Ensuite, bien enten­du, les choses ont changé. Au début des années 1960, à chaque échéance de con­flit, les mar­gin­aux ont com­mencé à devenir cen­traux, décisifs; et à l’inverse, l’ouvrier « authen­tique », celui qui avait la fierté du « méti­er », a sou­vent été un frein, un fau­teur de com­pro­mis. L’Automne chaud porte à son terme ce ren­verse­ment con­ceptuel. La nou­velle force de tra­vail, qui incar­nait de la manière la plus immé­di­ate le con­cept marx­ien de « tra­vail abstrait » (une pure dépense d’énergie psy­cho-physique, mesurable par le temps), est dev­enue l’épicentre tel­lurique de la société occi­den­tale. Son oppor­tunisme passé et la peur qui était la sienne autre­fois sont bal­ayés par le plus fort coup de boutoir ant­i­cap­i­tal­iste de l’après-guerre.

Cet automne 1969 char­rie trop de faits, de dis­cours, de dates et d’anecdotes pour que l’on tente d’en dress­er l’inventaire exhaus­tif, à moins de courir le risque de sat­ur­er l’attention de nos patients lecteurs. Et en réal­ité, dès qu’on ren­tre dans le détail des choses, il devient impos­si­ble d’isoler cet automne-là de l’année et demie qui l’a précédé, de cette mosaïque de luttes d’usine qui, en s’opposant le plus sou­vent à l’organisation syn­di­cale, avait dis­sipé toute trace de ce cauchemar qu’était la paix sociale. On ne peut faire le réc­it de la rené­go­ci­a­tion des con­trats que si l’on se con­cen­tre sur un petit nom­bre d’événements déter­mi­nants. On ten­tera au besoin, dans de rares cas, de zoomer sur un détail – pour en isol­er à grands traits un aspect exem­plaire. Par­fois encore, on intro­duira un con­tre­point, à par­tir duquel réfléchir sur aujourd’hui avec les lunettes de 1969 (et vice-ver­sa).

En avril 1969, la FIOM, la FIM et l’UILM déci­dent de soumet­tre aux assem­blées ouvrières les pre­mières ébauch­es de leurs plates-formes de reven­di­ca­tions. Les trois syn­di­cats de branche ont des ori­en­ta­tions très dif­férentes: c’est presque la tour de Babel. La FIM place au pre­mier rang de ses reven­di­ca­tions la par­ité statu­taire entre les employés et les ouvri­ers, et se déclare prête à sac­ri­fi­er en échange les ques­tions du salaire et du temps de tra­vail (elle accepte cepen­dant le principe de l’augmentation salar­i­ale égale pour tous

2 Les reven­di­ca­tions ouvrières por­taient sur dif­férents aspects : l’augmentation salar­i­ale (égale pour tous ou au pour­cent­age, sur la par­tie fixe et/ou sur la par­tie vari­able) ; la ques­tion des caté­gories c’est-à-dire des dif­férents éch­e­lons ; la réduc­tion du temps de tra­vail ; les cadences ; la par­ité statu­taire entre les ouvri­ers, les employés et les tech­ni­ciens. « S’il a trois jours d’absence, l’ouvrier perd son salaire com­plète­ment. Dans le statut des employés et des tech­ni­ciens, c’est pas pareil. Juste­ment, c’est étudié pour empêch­er l’ouvrier de rester chez lui quand ça ne lui va pas de tra­vailler. […] D’où l’exigence ouvrière, celle du salaire garan­ti, indépen­dant de la pro­duc­tiv­ité. D’où l’exigence ouvrière d’augmentation sur le salaire de base, sans atten­dre les con­ven­tions col­lec­tives. D’où l’exigence ouvrière des 40 heures, 36 pour ceux qui tra­vail­lent par équipes, payées 48 tout de suite. D’où l’exigence ouvrière de la par­ité statu­taire tout de suite. Sim­ple­ment pour le fait d’entrer dans l’enfer de l’usine », Nan­ni Balestri­ni, Nous voulons tout, op. cit

). La FIOM est mit­igée sur la par­ité employés/ouvriers, mais elle est favor­able à une forte aug­men­ta­tion des salaires – selon un pour­cent­age qui varie en fonc­tion de la qual­i­fi­ca­tion. Bruno Trentin, le secré­taire de la fédéra­tion, est très clair: la qual­i­fi­ca­tion est une con­quête ouvrière, il n’est pas ques­tion pour nous d’y renon­cer, l’égalitarisme c’est de la dém­a­gogie. L’UILM pro­pose égale­ment une aug­men­ta­tion de salaire con­séquente mais dif­féren­ciée. Gino Giug­ni

3 Lui­gi (dit Gino) Giug­ni (1927–2009) était un avo­cat, juriste et pro­fesseur de droit du tra­vail, spé­cial­iste des ques­tions syn­di­cales. Mem­bre du PSI, il pré­side en 1969 la com­mis­sion qui éla­bore le Statu­to dei lavo­ra­tori (le « Statut des tra­vailleurs », voir note 73 de ce chapitre, p. 323)

, dans une déc­la­ra­tion postérieure aux événe­ments de l’automne, syn­thé­tis­era la défi­ance d’une large par­tie des syn­di­cats vis-à-vis de l’« égal­i­tarisme », c’est-à-dire d’une reven­di­ca­tion typ­ique de l’ouvrier à la chaîne, et étrangère à l’ouvrier de méti­er: « Cette propo­si­tion, absol­u­ment dis­cutable du point de vue de la tech­nique de négo­ci­a­tion, a acquis par la suite une force indé­ni­able en tant que “sym­bole” poli­tique de par­tic­i­pa­tion. Tout compte fait, je crois qu’elle a fini par sat­is­faire jusqu’à ceux qui y voy­aient, non sans rai­son, une con­ces­sion à des égal­i­tarismes naïfs et à des vel­léités de com­mu­nisme chi­nois. »

La posi­tion des syn­di­cats est déli­cate. En 1966, ils avaient signé un con­trat au rabais. Au milieu de l’année 1968, des luttes autonomes avaient com­mencé à se dévelop­per dans presque toute l’Italie, prenant de court le per­son­nel syn­di­cal et débor­dant les grandes lignes des fédéra­tions. On sait que plus tard, les Comités de base seront présen­tés comme ce rude inter­règne qui a régénéré le syn­di­cal­isme, mais en réal­ité, ce sont des struc­tures poli­tiques alter­na­tives aux struc­tures réformistes: elles ont géré des con­flits, ouvert et clos des négo­ci­a­tions, et réus­si sou­vent à arracher d’importantes con­quêtes. Par ailleurs, en ce print­emps 1969, les luttes com­men­cent à mon­ter à la FIAT – et là-bas, les syn­di­cats comptent pour presque rien. Ils n’ont pas droit à l’erreur: toute ligne imposée « d’en haut » risque de rester let­tre morte, la con­sul­ta­tion de masse est néces­saire. La rené­go­ci­a­tion du con­trat, pré­cisé­ment parce qu’elle pos­sède une dimen­sion nationale, générale, insti­tu­tion­nelle, est la grande occa­sion de repren­dre en main les rangs éparpil­lés du mou­ve­ment. Si les Comités de base ont le dessus en usine, il leur sera dif­fi­cile de con­duire un affron­te­ment à grande échelle, qui demande de la coor­di­na­tion et de la cen­tral­i­sa­tion. Le syn­di­cat peut recon­quérir son rôle, mais il s’agit de faire preuve de doigté.

La con­sul­ta­tion dans les usines n’est pas indo­lore, bien au con­traire. Elle redis­tribue les cartes, déplace les points de repères, change la donne. Une plate-forme de reven­di­ca­tions finit par émerg­er: aug­men­ta­tion de salaire fixe (75 lires de l’heure pour les ouvri­ers, 15000 lires men­su­elles pour les employés); semaine de 40 heures; par­ité statu­taire entre ouvri­ers et employés; recon­nais­sance des « droits syn­di­caux », à com­mencer par celui, fon­da­men­tal, de se réu­nir en assem­blée pen­dant l’horaire de tra­vail. Un bul­letin interne de l’UILM résume bien ce qui s’est passé: il y a eu une « surenchère dém­a­gogique, qui a lais­sé la voie libre à la con­tes­ta­tion de la plate-forme pro­posée à titre indi­catif par les syn­di­cats, avec des solu­tions qui ont, de fait, con­duit à la jux­ta­po­si­tion et à la dis­per­sion des reven­di­ca­tions ». C’est vrai: les assem­blées ouvrières ont cumulé ce qui, dans les pro­jets des dif­férents syn­di­cats, représen­tait autant d’alternatives. L’égalitarisme, mais aus­si une grosse aug­men­ta­tion salar­i­ale; la par­ité statu­taire, mais aus­si la réduc­tion du temps de tra­vail.

Les 26 et 27 juil­let, à la con­férence uni­taire FIOM-FIM-UILM à Milan, la plate-forme de reven­di­ca­tions est défini­tive­ment approu­vée. On peaufine les tac­tiques, non seule­ment par rap­port à la Con­find­us­tria4 La Con­find­us­tria (Con­fed­er­azione gen­erale dell’industria ital­iana) est la prin­ci­pale organ­i­sa­tion du patronat ital­ien, mais aus­si par rap­port à la gauche révo­lu­tion­naire. « Face à la con­tes­ta­tion, peut-on lire dans une “note pour le con­trat”, et aux phénomènes de débor­de­ment ou de con­tourne­ment du syn­di­cat, il fau­dra, lors des négo­ci­a­tions, fournir une réponse qui appelle selon les cas les tra­vailleurs à dis­cuter, à débat­tre, à choisir. D’autres méth­odes pour­raient en effet ren­forcer chez les tra­vailleurs le sen­ti­ment que le syn­di­cat n’est pas prêt à accueil­lir leur exi­gence de par­tic­i­pa­tion, et qu’il pro­pose au con­traire pen­dant les négo­ci­a­tions des solu­tions bureau­cra­tiques pris­es “d’en haut”. »

De son côté, Ange­lo Cos­ta, le prési­dent de la Con­find­us­tria, qui vient d’essuyer un cer­tain nom­bre de revers (en par­ti­c­uli­er la récente abo­li­tion des cages salar­i­ales), et qui est cri­tiqué par de « jeunes lions » aux dents longues (Agnel­li et Pirelli), con­tin­ue de répéter à longueur de con­grès et d’interviews: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » À cha­cun ses tra­di­tions: pour le vieux Cos­ta, Arbeit macht frei.

Au tout début, l’Automne chaud a pour emblème un mot-clef, qui sonne aujourd’hui de manière un peu sibylline, mais qui était à l’époque très en vogue: la négo­ci­a­tion artic­ulée. Qu’est-ce que cela veut dire? Par-delà l’effet de jar­gon, cela sig­ni­fie que l’idée de la lutte con­tin­ue, c’est-à-dire la myr­i­ade de négo­ci­a­tions locales – dans chaque usine, ou par caté­gorie – qui ont lieu entre un con­trat nation­al et un autre, est désor­mais sur le banc des accusés. Ces négo­ci­a­tions sont-elles licites? Les patrons du privé, représen­tés par la Con­find­us­tria, répon­dent par la néga­tive et font de ce point un préal­able absolu: si le con­trat que l’on s’apprête à redéfinir doit être suivi par d’autres reven­di­ca­tions et de nou­velles « agi­ta­tions », cela ne vaut même pas la peine de com­mencer à dis­cuter.

Ce point est fon­da­men­tal. Les con­trats nationaux ont la for­mi­da­ble fonc­tion de cir­con­scrire les con­flits soci­aux en les péri­odis­ant. Une fois tous les trois ans, on fait grève (l’entreprise prévoy­ante peut accu­muler des réserves impor­tantes pour faire face à la chute de la pro­duc­tion), mais après ça suf­fit – jusqu’à la prochaine échéance prévue. La Con­find­us­tria exige des garanties en la matière. Et on la com­prend: pen­dant l’année qui vient de s’écouler, il y a eu davan­tage d’heures de grève que pen­dant la total­ité des luttes sur les con­trats de 1966. Chaque entre­prise a dû céder sur la rémunéra­tion, sur les paus­es, sur le ralen­tisse­ment des cadences, sur les pas­sages d’un éch­e­lon de qual­i­fi­ca­tion à un autre, sur la révi­sion des primes de pro­duc­tiv­ité. On a pris de l’avance sur le con­trat, et de cette manière, il a été large­ment vidé de sa fonc­tion de grand rit­uel de la poli­tique économique. Mais il y a pire encore: on n’a plus la moin­dre cer­ti­tude quant au con­trôle que le syn­di­cat est en mesure d’exercer sur les luttes des tra­vailleurs. Les chefs d’entreprise font peu con­fi­ance aux ouvri­ers pour respecter les con­trats: l’expérience récente les rend scep­tiques. Ce qui a été se répétera un jour ou l’autre: les ouvri­ers sem­blent avoir l’intention de lut­ter aus­si con­tre la péri­odi­s­a­tion des luttes. Les patrons veu­lent donc savoir si les syn­di­cats sont dis­posés ou non à cau­tion­ner la con­flict­ual­ité « sauvage ». À la table des négo­ci­a­tions, une ques­tion flotte dans l’air: qui doit s’occuper de l’autonomie et de la spon­tanéité ouvrières? Seule­ment le patronat – ou aus­si le syn­di­cat?

Le 8 sep­tem­bre, les négo­ci­a­tions avec la Con­find­us­tria sont rompues. La pre­mière grève nationale de l’industrie privée est fixée au 11 sep­tem­bre. Le 10 sep­tem­bre, les syn­di­cats ren­con­trent l’Intersind (l’industrie publique de la métal­lurgie), qui sem­ble avoir adop­té un com­porte­ment résol­u­ment plus soft: pas de préal­able sur la « négo­ci­a­tion artic­ulée », et une disponi­bil­ité à entr­er immé­di­ate­ment dans le détail de la plate-forme de négo­ci­a­tion. Ce n’est pas que Glisen­ti, son prési­dent, ou les autres représen­tants des entre­pris­es d’État, voient les choses dif­férem­ment de leurs col­lègues du privé, mais la poli­tique du gou­verne­ment de cen­tre-gauche, et en par­ti­c­uli­er la posi­tion du min­istre du tra­vail, Donat Cat­tin

5 Car­lo Donat Cat­tin (1919–1991), issu des milieux catholiques turi­nois, a été l’un des représen­tants de l’aile gauche de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne. Il a fait par­tie des fon­da­teurs de la CISL en 1950 et a été Min­istre du tra­vail entre 1969 et 1972. En 1970, il est l’un des arti­sans, avec Gino Giug­ni (supra, note 34), du Statut des tra­vailleurs

, pèse sur leurs épaules. Le gou­verne­ment cherche à arrondir au max­i­mum les angles du con­flit en cours, et surtout à éviter que les syn­di­cats ne se retrou­vent dos au mur. Il faut offrir aux syn­di­cats, qui sont dans une posi­tion déli­cate dans les usines, une solu­tion raisonnable afin qu’ils puis­sent retrou­ver leur pres­tige, leur représen­ta­tiv­ité et leur autorité. Mais la ren­con­tre avec l’Intersind, elle non plus, n’aboutit à rien: les syn­di­cats appel­lent à 24 heures de grève dans l’industrie le 16 sep­tem­bre.

Ange­lo Cos­ta, le prési­dent de la Con­find­us­tria, répète: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » Arbeit macht frei.

Ce que mon­trent les prémices matérielles de l’Automne chaud, c’est que la « guéril­la d’usine », c’est-à-dire la lutte qui débor­de toutes les pro­gram­ma­tions syn­di­cales, en est le cen­tre névral­gique. Tout com­mence peu après la ren­trée des vacances, le 3 sep­tem­bre. C’est Agnel­li qui donne le coup d’envoi, noblesse oblige*.

FIAT a déjà beau­coup enduré au print­emps: deux mois de luttes spon­tanées qui ont gag­né pro­gres­sive­ment la total­ité du cycle pro­duc­tif, depuis sa périphérie (les Aux­il­i­aires) jusqu’à son cœur (les Car­rosseries). Le mythe tech­nologique de Mirafiori s’est fis­suré. L’usine, pen­sée pour élim­in­er les coûts de stock­age et per­me­t­tre la pro­duc­tion en flux con­tinu, a remar­quable­ment fonc­tion­né pen­dant trente ans, mais elle laisse désor­mais appa­raître le revers « à risque » de sa médaille, c’est-à-dire son vis­age ouvri­er. La con­ti­nu­ité du cycle pro­duc­tif se retourne en con­ti­nu­ité des luttes. L’interdépendance opti­misée des étapes de la pro­duc­tion induit la prop­a­ga­tion des grèves. Des reven­di­ca­tions salar­i­ales et statu­taires peu con­ven­ables (100 lires de l’heure d’augmentation pour tous, la sec­onde caté­gorie pour tous) com­men­cent à se généralis­er, tout comme les formes de luttes par­fois un peu frustes: assiéger les salariés « jaunes » retranchés dans l’immeuble de la direc­tion ou déclencher des cortèges internes. Par ailleurs, le 3 juil­let, une man­i­fes­ta­tion organ­isée par « l’assemblée ouvri­ers-étu­di­ants » pour reli­er les luttes d’usines au mou­ve­ment d’autoréduction des loy­ers dans le quarti­er de Niche­li­no a don­né lieu jusqu’à la nuit tombée à de vio­lents affron­te­ments avec la police

6 Prof­i­tant de l’appel des syn­di­cats à man­i­fester con­tre la poli­tique du loge­ment, l’assemblée ouvri­ers-étu­di­ants organ­ise une man­i­fes­ta­tion à Turin le 3 juil­let 1969 en lien avec les mobil­i­sa­tions sur les loy­ers dans le quarti­er ouvri­er de Niche­li­no : charges de la police, con­tre-attaques, bar­ri­cades, les affron­te­ments se pour­suiv­ent huit heures durant. Sur les mobil­i­sa­tions à Niche­li­no et la « bataille de Cor­so Tra­iano », voir le réc­it de Nan­ni Balestri­ni dans Nous voulons tout, op. cit

. Et cette fois-ci, sur le cor­so Tra­iano, les ouvri­ers n’ont pas été les vain­cus

7 L’autoréduction des loy­ers était une pra­tique répan­due en Ital­ie, au sein du mou­ve­ment et dans les quartiers ouvri­ers : elle con­siste à ne pas pay­er (ou à décider de baiss­er soi-même) le prix du loy­er que l’on doit au pro­prié­taire. L’autoréduction a été égale­ment pra­tiquée sur les fac­tures de gaz, d’électricité et d’eau, et a accom­pa­g­né les reven­di­ca­tions salar­i­ales et horaires. Il sera à nou­veau ques­tion de ces pra­tiques aux chapitres 8 et 10. Voir aus­si Yann Col­longes et Pierre Georges Ran­dal, Les autoré­duc­tions, grèves d’usagers et luttes de classe en France et en Ital­ie (1972–1976), Chris­t­ian Bour­go­is, 1976, rééd. Entremonde, 2010

.

Dans ces cir­con­stances, la reprise des grèves après les vacances est tout sim­ple­ment intolérable pour la direc­tion. Le 1er sep­tem­bre, dès leur arrivée à l’usine, les ouvri­ers de l’atelier 32 (un groupe tout sauf homogène: soudeurs, ouvri­ers des Press­es, ouvri­ers chargés de la fini­tion des dis­ques et embrayages, ouvri­ers des fours de brasage) cessent le tra­vail. Réu­nis en assem­blée, ils deman­dent l’application de l’accord de juin sur les pas­sages de caté­gorie. On n’élit pas de délégués et les mem­bres de la Com­mis­sion interne sont vive­ment con­testés. La grève dure entre 4 et 6 heures. Le lende­main, le 2 sep­tem­bre, 7 400 ouvri­ers sont mis à pied au pré­texte que la grève de l’atelier 32 a inter­rompu le réas­sort des pièces des­tinées à l’atelier de mon­tage des moteurs. Une remar­que en marge: dès que la nou­velle des sus­pen­sions se répand, les syn­di­cats appel­lent à une inter­rup­tion du tra­vail de deux heures – ­inter­rup­tion qui cepen­dant n’est pas suiv­ie. Cet échec sem­ble incom­préhen­si­ble, étant don­né la com­bat­iv­ité des jours précé­dents. Et pour­tant, il est symp­to­ma­tique: les gestes pure­ment sym­bol­iques, les protes­ta­tions génériques, et plus large­ment tout ce qui ne sem­ble pas sus­cep­ti­ble de causer un dom­mage réel aux patrons, n’ont pas la faveur des ouvri­ers. Pas de Peliz­za da Volpe­do qui tienne, avec son Quart-État

8 Il Quar­to Sta­to (1901) est une œuvre du pein­tre Giuseppe Peliz­za da Volpe­do (1868–1907). Inspiré par une grève, il met en scène le pro­lé­tari­at en marche

qui s’avance en rangs ser­rés, mais une atten­tion très prag­ma­tique à l’efficacité réelle des actions. Par ailleurs, les ouvri­ers sont très peu ten­tés par la per­spec­tive d’un « affron­te­ment ouvert », dont les échéances seraient en réal­ité fixées par les patrons.

Le 3 sep­tem­bre, on compte 20000 sus­pendus, puis 30000, et enfin presque 40000. Le 4, la grève de l’atelier 32 con­tin­ue, mais le tra­vail reprend le 5. Et les sus­pen­sions sont immé­di­ate­ment annulées. La FIAT a voulu mon­tr­er que désor­mais, toute lutte par­tielle se heurtera à une riposte à grande échelle, que la micro-con­flict­ual­ité sera débusquée et con­trainte à se bat­tre sur un ter­rain qui n’est pas le sien. Par cette « provo­ca­tion », Agnel­li anticipe à son tour l’ouverture des négo­ci­a­tions con­tractuelles. Ce n’est donc pas un hasard si, comme on l’a dit, le pre­mier écueil qui se présente est le préal­able de la « négo­ci­a­tion artic­ulée »: des épisodes comme ceux de la lutte de l’atelier 32 ne doivent pas se répéter, ou pour le moins, ils doivent être désavoués par les syn­di­cats.

À l’époque, les usines FIAT et Pirelli for­ment un axe solide: ce sont ces deux coloss­es qui « fix­ent la ligne » et ser­vent d’exemple à l’ensemble du patronat. Le 2 sep­tem­bre, à l’usine Pirelli-Bic­oc­ca, une grève de 24 heures est déclenchée pour la prime de pro­duc­tion et les droits syn­di­caux (en par­ti­c­uli­er la recon­nais­sance des délégués d’atelier). La réponse de l’entreprise est la même qu’à Turin: le 24 sep­tem­bre, fer­me­ture par­tielle de l’usine et sus­pen­sion de 12000 ouvri­ers pour une durée indéter­minée. Mais les choses ne se passent pas bien: la réac­tion des ouvri­ers est très dure, et on en arrive au blocage total du site. La mesure est alors révo­quée.

Ange­lo Cos­ta con­tin­ue ses admon­es­ta­tions: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » C’est clair non? Arbeit macht frei.

Les luttes se propa­gent rapi­de­ment, et font tache d’huile. Et pas seule­ment par­mi les ouvri­ers de la métal­lurgie. Les 12 et 13 sep­tem­bre, grève dans le secteur du bâti­ment. Le 16, c’est au tour de la chimie: 48 heures d’interruption du tra­vail pour pro­test­er con­tre « l’antijeu » pra­tiqué par le patronat, qui se sert de pré­textes var­iés pour retarder les négo­ci­a­tions. Un mois plus tard, à la mi-octo­bre, d’autres caté­gories entreront dans la lutte, dans les secteurs des hôpi­taux, des chemins de fers, des poste-et-télé­com­mu­ni­ca­tions, des admin­is­tra­tions locales, de la main‑d’œuvre agri­cole.

Cette simul­tanéité ne se traduit pas automa­tique­ment par une uni­fi­ca­tion. Les avant-gardes d’usine ten­tent de faire coïn­cider les jours de grève dans les dif­férents secteurs, mais ils n’y parvi­en­nent pas tou­jours. Les syn­di­cats de branche étab­lis­sent cha­cun leur cal­en­dri­er de lutte au nom d’une autonomie qu’ils défend­ent jalouse­ment. De ce point de vue, ce qui se passe à Por­to Marghera est édi­fi­ant: la Petrolchim­i­ca

9 « La Petrolchim­i­ca » désigne les instal­la­tions pétrochim­iques situées à Por­to Marghera, près de Venise, et en par­ti­c­uli­er l’usine Monte­di­son. Pour une vue d’ensemble des luttes à Por­to Marghera et une his­toire du Comité ouvri­er de Monte­di­son, voir Devi Sac­chet­to et Gian­ni Sbro­gio, Pou­voir ouvri­er à Por­to Marghera, Du Comité d’usine à l’Assemblée de ter­ri­toire (Vénétie – 1960–1980), Les nuits rouges, 2012

et Chatil­lon ont un por­tail d’entrée com­mun, et la Com­mis­sion interne de Chatil­lon n’a pas hésité à met­tre en place à plusieurs repris­es un « con­tre-piquet » afin d’éviter la général­i­sa­tion « inop­por­tune » de la lutte. Mais quoi qu’il en soit, la simul­tanéité des échéances de négo­ci­a­tions et l’adhésion mas­sive aux grèves changent la phy­s­ionomie de la ville. Elles en font un lieu plus humain et plus civil­isé.

À par­tir de sep­tem­bre, une autre ques­tion d’apparence sibylline se pose avec insis­tance, et elle est déci­sive: quelles formes de luttes faut-il adopter? Il serait erroné de con­sid­ér­er rétro­spec­tive­ment cette ques­tion comme regar­dant stricte­ment l’aspect « tech­nique du con­flit ». L’alternative entre une inter­rup­tion artic­ulée pen­dant l’horaire de tra­vail et une grève « en fin de ser­vice

10 La grève a fine turno est une inter­rup­tion de tra­vail à la fin du temps de tra­vail jour­nalier de chaque salarié.

» relève d’un choix poli­tique. Dans le pre­mier cas, le dom­mage infligé au patron est max­i­mal, puisque les secteurs en amont de celui qui cesse de tra­vailler sont eux aus­si blo­qués, sans pour cela que les ouvri­ers qui y tra­vail­lent per­dent leur salaire. Dans le sec­ond cas, l’efficacité de la grève est moin­dre, et comme les ouvri­ers qui ren­trent chez eux se dis­persent, il est plus dif­fi­cile de dis­cuter en assem­blée, ou de se débar­rass­er des jaunes.

Un autre exem­ple, qui con­cerne les usines chim­iques: pour main­tenir en état de fonc­tion­nement les équipements à cycle con­tinu, l’entreprise demande qu’on laisse entr­er un cer­tain nom­bre d’« indis­pens­ables ». En général, on les laisse entr­er; mais par­fois non, comme c’est sou­vent le cas dans l’incorrigible Petrolchim­i­ca de Marghera. Là encore il s’agit d’un choix poli­tique – sans doute plus poli­tique que ceux qui divisent les par­tis de gauche. D’un côté, réap­pa­raît l’idée d’une classe ouvrière tou­jours prête à pren­dre en charge les prob­lèmes objec­tifs du « développe­ment économique »; de l’autre, un sujet s’affirme qui se moque bien des héri­tiers d’Agrippa Mene­nius11 Agrip­pa Mene­nius était un patricien et con­sul romain envoyé en 494 av.J.-C. sur le Mont Sacré (le Mont Aventin, à Rome) pour con­va­in­cre la plèbe, qui s’était révoltée con­tre le pou­voir des Patriciens et s’était retranchée en haut de la colline, de redescen­dre dans la ville et des fables sur l’« intérêt général », et qui sans s’embarrasser vise plutôt l’intérêt par­ti­san. Sou­vent, il faut savoir décel­er dans un détail – le choix des modal­ités d’une grève – toute une dimen­sion poli­tique générale.

La ques­tion des formes de lutte, qui se pose tout au long de l’automne, est peut-être même plus impor­tante que les dis­cus­sions sur les objec­tifs. Parce qu’en définis­sant la manière dont se déploie le con­flit, on définit en réal­ité un rap­port de force durable, qui sera encore val­able « plus tard », quand les pro­jecteurs se seront éteints. Parce que ce qui est à l’œuvre dans la ques­tion de « quand » et « com­ment » inter­rompre le tra­vail, ce sont des con­cep­tions dif­férentes, voire opposées, de l’organisation ouvrière que l’on veut con­stru­ire. Con­sid­érons de nou­veau la « lutte artic­ulée », ate­lier par ate­lier, équipe par équipe. Elle touche le quo­ti­di­en de l’exploitation, son noy­au dur: les rythmes, les paus­es, l’attitude du petit chef ou du mesureur de cadences. Elle est décidée par tous, heure par heure, sans délé­ga­tion. Elle est le ter­rain priv­ilégié de l’autonomie ouvrière, avec un petit « a ». À l’inverse, la grève de 24 heures ressem­ble vrai­ment beau­coup à un coup isolé, et elle dépend encore large­ment des cen­trales syn­di­cales.

Qu’on ne s’y trompe pas: ces con­sid­éra­tions sur la lutte artic­ulée ont une valeur rel­a­tive, changeante selon les péri­odes. C’est ce qui se passe en philoso­phie quand on cherche à dire quelque chose du scep­ti­cisme: à cer­taines épo­ques, le scep­tique exprime une cri­tique impi­toy­able de l’ordre insti­tué; à d’autres, il sem­ble se laiss­er aller à la résig­na­tion. C’est la même chose pour les formes de lutte. Au début des années 1960, « l’articulation » avait sou­vent été un choix défen­sif, dic­té par la pru­dence; au con­traire, pen­dant l’Automne chaud, elle est un choix sub­ver­sif. Il faut pré­cis­er toute­fois que dans ce con­texte spé­ci­fique, la lutte générale (grèves régionales ou nationales, ou par branch­es) et la lutte artic­ulée se sont sou­vent con­fon­dues et ren­for­cées récipro­que­ment. À cela s’ajoute qu’en 1969, pour la pre­mière fois, on aban­donne l’habitude sor­dide qui con­siste à inter­rompre la grève pen­dant qu’on négo­cie: cette fois, quand les dirigeants syn­di­caux vont à Rome, les chaînes de mon­tage se cou­vrent de pous­sière.

Le 25 sep­tem­bre a lieu à Turin une man­i­fes­ta­tion régionale con­tre la poli­tique de la FIAT. Et à la FIAT, pré­cisé­ment, la pro­por­tion de grévistes atteint un record absolu: 98%. Mais seuls quelques ouvri­ers se ren­dent à la man­i­fes­ta­tion sur la piaz­za San Car­lo. Cet écart entre la ces­sa­tion du tra­vail et la par­tic­i­pa­tion aux cortèges et aux meet­ings restera une con­stante dans le com­porte­ment des ouvri­ers de Mirafiori. Dans les riz­ières des Press­es ou dans la jun­gle de l’atelier pein­ture, la prédilec­tion pour une guéril­la « à la viet­nami­enne », enrac­inée dans le ter­ri­toire que l’on recon­naît comme sien, est très nette. Et dans le même ordre d’idées: le 6 octo­bre, une série d’interruptions spon­tanées à l’atelier 54 de Mirafiori donne un coup de semonce au syn­di­cat, encore indé­cis sur les modal­ités de la lutte. À par­tir de là, les grèves s’articuleront par groupes d’ateliers, avec des inter­rup­tions pen­dant l’horaire de tra­vail. Plus tard, le 28 octo­bre, se pro­duit un épisode qui devient immé­di­ate­ment sym­bol­ique: le bruit court qu’à Mirafiori, la FIAT, tou­jours extrême­ment sen­si­ble aux coups de griffe du « chat sauvage », a l’intention de ne pas pay­er les heures de tra­vail ren­dues impro­duc­tives par les grèves des autres ate­liers. C’est la pre­mière fois que l’on ose men­ac­er les ouvri­ers d’une mesure de ce genre. Les ouvri­ers sont exas­pérés. Le 20 octo­bre, au cours d’un cortège interne, quelques boulons volent, quelques voitures sont rayées, quelques chaînes de mon­tage sont endom­magées. Le jour suiv­ant, La Stam­pa

12 La Stam­pa est un quo­ti­di­en turi­nois de dif­fu­sion nationale étroite­ment lié à la classe dirigeante de la ville, et à celle de la FIAT en par­ti­c­uli­er

titre: Graves vio­lences pen­dant les grèves artic­ulées – À Mirafiori et à Rival­ta, les ate­liers Phares et les Car­rosserie dévastés – Cent voitures ren­ver­sées et détru­ites à coup de bar­res de fer – Dégâts sur les chaînes de mon­tage des FIAT 600 et 850. Le 31 octo­bre, la FIAT porte plainte con­tre 70 ouvri­ers pour « dégra­da­tion des équipements ». Les jours suiv­ants, 52 autres plaintes s’y ajoutent, et surtout 85 ouvri­ers con­sid­érés comme les respon­s­ables des faits les plus graves sont frap­pés d’une mesure de sus­pen­sion à durée indéter­minée. Le syn­di­cat organ­ise le « Procès de la FIAT », qui se tien­dra au Palais des sports de Turin le 18 novem­bre.

Le 15 octo­bre, grève générale con­tre la vie chère et le prix des loy­ers. Le 16, grande man­i­fes­ta­tion à Naples des ouvri­ers du Cen­tre-Sud de l’Italie. Tou­jours à la mi-octo­bre, grève générale à Palerme, à Mat­era, à Terni.

Entre-temps, une voix soli­taire encore une fois s’élève: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » Arbeit macht frei.

En octo­bre, des dizaines d’entreprises privées deman­dent au syn­di­cat de sign­er un « con­trat d’acompte ». De quoi s’agit-il? De nom­breux cap­i­tal­istes de petit et moyen gabar­it, épou­van­tés par la chute de la pro­duc­tion et mis sous pres­sion par les engage­ments qu’ils ont pris à l’étranger, ne se sen­tent pas capa­bles de tenir plus longtemps la ligne dure de la Con­find­us­tria. Ils aimeraient donc cess­er les hos­til­ités et accorder immé­di­ate­ment un acompte sur le futur Con­trat nation­al. Autant dire: paix sociale et pro­duc­tion über alles. Le syn­di­cat repousse l’offre sans hésiter, même si les grèves com­men­cent à peser lour­de­ment sur les fins de mois. Il est évi­dent que la sig­na­ture des « con­trats d’acompte » dans une myr­i­ade d’entreprises se traduirait par l’affaiblissement rad­i­cal de tous les autres ouvri­ers.

Jetons à présent un coup d’œil au Min­istère du tra­vail, où l’« infati­ga­ble » Donat Cat­tin est en train de se con­stru­ire une petite épopée per­son­nelle, faite de réu­nions marathons avec les « par­ties » à la table des négo­ci­a­tions. Le 10 octo­bre, le min­istre envoie une let­tre aux syn­di­cats et aux organ­i­sa­tions patronales, les engageant à la reprise des négo­ci­a­tions inter­rompues depuis sep­tem­bre. L’Intersind accepte immé­di­ate­ment l’invitation, la Con­find­us­tria ter­gi­verse. La ren­con­tre a lieu le 15 octo­bre. Les patrons du privé retirent leur fameuse clause sur la « négo­ci­a­tion artic­ulée », mais deman­dent cepen­dant que la ques­tion fig­ure à l’ordre du jour des négo­ci­a­tions. Par ailleurs, ils avan­cent leurs pre­mières con­tre-propo­si­tions: 10% d’augmentation de salaire, 2 heures de réduc­tion du temps de tra­vail heb­do­madaire, et une disponi­bil­ité glob­ale à con­sid­ér­er la ques­tion de la par­ité statu­taire.

« Dérisoires »: tel est le juge­ment sans appel des syn­di­cats sur les aug­men­ta­tions offertes par la Con­find­us­tria. Ils s’opposent par ailleurs à la lim­i­ta­tion, sous quelque forme que ce soit, de la « négo­ci­a­tion artic­ulée » – ce qui sig­ni­fierait « mod­i­fi­er qual­i­ta­tive­ment la pra­tique de négo­ci­a­tion exis­tante, qui s’est sol­dée par l’expérience reven­dica­tive de 1968–1969 ». Mal­gré ce résul­tat négatif, une porte demeure entr’ouverte. Essen­tielle­ment en rai­son de l’insistance de l’UIL, on fixe un prochain ren­dez-vous, le 23 octo­bre. Mais là encore, tout s’achève en inutiles débats méthodologiques. La ren­con­tre avec les patrons des entre­pris­es publiques de l’Intersind ne donne rien de mieux. Donat Cat­tin con­tin­ue à miser sur les entre­pris­es publiques comme cour­roie pos­si­ble entre les syn­di­cats et la Con­find­us­tria; mais pour le moment il doit se résign­er, la sit­u­a­tion est blo­quée.

Face à l’impasse qui s’est créée au Min­istère, les syn­di­cats de la métal­lurgie – FIOM, FIM, UILM – déci­dent l’extension de la lutte artic­ulée, la con­vo­ca­tion d’assemblées dans toutes les usines, et l’organisation d’une grande man­i­fes­ta­tion nationale à Rome le 28 novem­bre. Pen­dant ce temps, le 8 novem­bre, le Con­trat des tra­vailleurs du bâti­ment est signé, avec des avancées tout sauf extra­or­di­naires: une aug­men­ta­tion de 13% des min­i­ma salari­aux, la réduc­tion pro­gres­sive du temps de tra­vail heb­do­madaire à 40 heures, le droit d’assemblée. Ce pre­mier accord fait pour­tant souf­fler un vent d’optimisme sur les négo­ci­a­tions des métal­los: le 10, les syn­di­cats et l’Intersind se ren­con­trent dans une atmo­sphère du genre « per­son­ne ne sor­ti­ra de cette pièce tant qu’on ne sera pas arrivés à un accord ». Non-stop: des réu­nions plénières, des con­sul­ta­tions d’experts, des ren­con­tres séparées de cha­cune des par­ties avec le Min­istre – bref, un peu de tout. Donat Cat­tin loue « l’autodiscipline des syn­di­cats », mais sem­ble préoc­cupé: une pro­lon­ga­tion du con­flit relèverait d’« un aven­tur­isme dan­gereux pour l’ordre pub­lic ». En somme: Messieurs, il est temps de con­clure.

Le 12 novem­bre, Donat Cat­tin présente une ébauche de médi­a­tion, dont la mesure phare con­siste à exclure la fameuse « négo­ci­a­tion artic­ulée » des prémiss­es de l’accord. Pour les syn­di­cats, c’est une bonne base de départ. Au nom de la Con­find­us­tria, Ange­lo Cos­ta écrit au Min­istre pour dire sa per­plex­ité et con­clut avec un sur­saut d’orgueil: « […] nous tenons à redire qu’en aucun cas nous n’accorderons une valeur de droit à des pra­tiques acquis­es ou sus­cep­ti­bles de le devenir, qui entr­eraient en con­tra­dic­tion ouverte avec des accords par ailleurs libre­ment approu­vés par les par­ties. » Bien enten­du, entre les lignes, on entend son mantra préféré: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » Comme on le sait, le tra­vail rend libre. Arbeit macht frei.

L’Automne chaud est le grand moment de la gauche syn­di­cale. Coller au mou­ve­ment réel, tel est son mot d’ordre. Il s’agit de suiv­re pas à pas le développe­ment de la con­flict­ual­ité, l’élaboration des objec­tifs, la ten­dance vers des formes de lutte plus rad­i­cales, mais en ramenant tout cela à la struc­ture du syn­di­cat, à sa fig­ure insti­tu­tion­nelle de représen­tant de la force de tra­vail. Ce n’est qu’ainsi, en s’appuyant sur ce vaste réseau capil­laire que les nou­velles luttes sont en train de tiss­er dans les usines, que le syn­di­cat peut peser sur l’action du gou­verne­ment et com­mencer à compter dans la pro­gram­ma­tion du développe­ment économique. Les dif­férentes fédéra­tions de tra­vailleurs de la métal­lurgie, sou­vent en bis­bille déclarée ou latente avec leurs con­fédéra­tions respec­tives, emprun­tent cette voie d’un pas décidé.

La tra­di­tion réformiste est à présent au mieux de sa forme: loin d’imiter les gou­ver­nants qui, à Berlin-Est en 1953, face à une révolte ouvrière, avaient sem­blé enclins à « se choisir, indignés, un autre peu­ple » – pour repren­dre les mots de Brecht

13 « Après l’insurrection du 17 juin / Le secré­taire de l’Union des écrivains / Fit dis­tribuer des tracts dans Stali­nallee. / Le peu­ple, y lisait-on, a par sa faute /Perdu la con­fi­ance du gou­verne­ment / Et ce n’est qu’en redou­blant d’efforts / Qu’il peut la regag­n­er. / Ne serait-il pas / Plus sim­ple alors pour le gou­verne­ment / De dis­soudre le peu­ple / Et d’en élire un autre ? » Bertolt Brecht, « La Solu­tion », Poèmes, Tome 7, L’Arche, 2000

–, la gauche syn­di­cale de 1969 accepte sans réserve son « peu­ple » tel qu’il est réelle­ment, se plie à nom­bre de ses exi­gences et tente de le remet­tre sur le chemin d’une poli­tique réformiste et de négo­ci­a­tion. Cette extra­or­di­naire per­méa­bil­ité a représen­té en Ital­ie un cas presque unique. Toutes les autres insti­tu­tions, face à l’agitation sociale, se sont repliées sur elles-mêmes – blo­quées dans un délire qui les a fait ressem­bler énor­mé­ment à cet État-machine qu’avait décrit Lénine

14 Vladimir Ilitch Lénine, « De l’État. Con­férence faite à l’université Sverdlov le 11 juil­let 1919 », Textes philosophiques, Édi­tions Sociales, 1982

. Au con­traire, les frac­tions avancées du syn­di­cat se sont courageuse­ment lais­sées trans­former, et par­fois même boule­vers­er, par cette « nou­veauté » qui avait sur­gi. Soyons clairs, une telle sou­p­lesse répondait à une urgence pri­or­i­taire: ne pas per­dre le con­trôle du mou­ve­ment, bat­tre en brèche les avant-gardes révo­lu­tion­naires. L’automne est aus­si l’occasion d’une opéra­tion assez avancée de « récupéra­tion » (pour utilis­er les ter­mes de l’époque) de la poussée sub­ver­sive, essen­tielle­ment ouvrière, de 1968–1969. Mais, comme toutes les récupéra­tions réformistes, celle-ci ne réus­sit qu’à moitié, ou tout au moins elle demeure ambiva­lente: le syn­di­cat retrou­ve certes de la force et de la représen­ta­tiv­ité, mais dans la mesure seule­ment où il accepte en son sein, ou dans ses proches entours, des hommes et des luttes empreints d’une rad­i­cal­ité per­sis­tante et dif­fi­cile­ment con­trôlable.

Comme on sait, c’est à l’automne que nais­sent les « Con­seils des délégués »: des délégués d’équipe ou d’atelier, éli­gi­bles même s’ils ne pos­sè­dent pas de carte syn­di­cale. À dire vrai, les pre­miers délégués étaient apparus à Mirafiori lors des luttes autonomes du print­emps, mais il s’agissait encore de fig­ures hybrides, au pro­fil incer­tain. Et il est vrai aus­si que la majorité des con­seils ne se sont for­més que courant 1970. Il n’en reste pas moins que la déci­sion syn­di­cale de créer ces organ­ismes inter­vient pré­cisé­ment au moment de la rené­go­ci­a­tion des con­trats: le 13 sep­tem­bre, le Con­seil des délégués FIAT se réu­nit pour la pre­mière fois. À sa créa­tion, les seuls délégués réelle­ment élus sont ceux des chaînes de mon­tage, c’est-à-dire là où dans l’usine les luttes ont été les plus intens­es. Peu à peu, d’autres les rejoignent, élus par les assem­blées ou choi­sis par les mem­bres de la Com­mis­sion interne. Les pre­mières réu­nions du Con­seil FIAT offrent le spec­ta­cle d’un désor­dre admirable: de nom­breux ouvri­ers y par­ticipent à titre per­son­nel, mais on y trou­ve aus­si des hommes du syn­di­cat, des mem­bres de la Com­mis­sion interne, des ouvri­ers qui ont adhéré aux « groupes » extra­parlemen­taires, et quelques étu­di­ants. La présence varie d’une réu­nion à une autre, les délégués sont sou­vent « inter­mit­tents ». Ce tâton­nement ini­tial est cepen­dant le signe d’une grande richesse. Il suf­fit de com­par­er ces débuts du Con­seil avec la sit­u­a­tion dép­ri­mante dans laque­lle se trou­ve le PCI à la FIAT: 250 adhérents à Mirafiori, 200 aux Fer­riere, 150 à Stu­ra. Presque un club privé.

À Por­to Marghera aus­si, on enreg­istre les pre­miers signes de la nou­velle stratégie des syn­di­cats: une rad­i­cal­i­sa­tion rapi­de à gauche, et une inté­gra­tion dans le dis­cours syn­di­cal de la plu­part des reven­di­ca­tions ouvrières. Et pour­tant, c’est aus­si à Marghera que l’on peut voir le plus claire­ment l’autre face de la médaille: il s’agit de chas­s­er les avant-gardes autonomes. Arrê­tons-nous y un instant. En août, le syn­di­cat avait exclu plusieurs mem­bres du Comité ouvri­er et dis­sous la Com­mis­sion interne de la Petrolchim­i­ca où, sur 7 sièges de la CGIL, 5 étaient occupés par des mem­bres du Comité. Mais la manœu­vre ne donne pas les résul­tats escomp­tés: les élec­tions sont un désas­tre pour les syn­di­cats, la CGIL perd plus de 1000 voix. Peu de temps après, en sep­tem­bre, le Comité ouvri­er pro­pose d’anticiper la grève prévue à la Petrolchim­i­ca pour la faire coïn­cider avec le début des négo­ci­a­tions dans la métal­lurgie. Mais lors d’une assem­blée impro­visée, le syn­di­cat exhorte les ouvri­ers à ne pas par­ticiper à cette « grève anar­choïde ». La dis­sua­sion, assor­tie de l’agression assez peu déli­cate de quelques fig­ures de proue du Comité, est un réel suc­cès. Des épisodes de ce genre, il y en aura beau­coup, surtout dans les grandes usines. Ce n’est pas très éton­nant: le syn­di­cat, alors même qu’il s’ouvre au mou­ve­ment – et sans doute pré­cisé­ment pour cela –, s’engage dans une bataille pour l’hégémonie où tous les coups sont per­mis.

Ces luttes intestines pour impos­er tel ou tel pro­jet d’organisation, ne con­cer­nent bien enten­du pas ceux qui con­tin­u­ent à répéter, monot­o­nes: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » Arbeit macht frei.

Novem­bre est le mois le plus furieux. En tout cas en l’an de grâce 1969. Les luttes sur les con­trats atteignent leur pleine puis­sance, débor­dant sou­vent les digues qui ont été dressées ici et là. Les ouvri­ers des usines sont oblig­és de se con­fron­ter avec les « choses ultimes

15 Chez Aris­tote, les « choses ultimes » (ta escha­ta) sont les ter­mes derniers aux­quels doit aboutir et où doit s’achever l’action à accom­plir

» du con­flit de class­es mod­erne: l’État, la ques­tion du pou­voir poli­tique. Une cer­taine « illé­gal­ité de masse », ressen­tie cepen­dant comme tout à fait légitime, se heurte au « mono­pole éta­tique de la vio­lence », c’est-à-dire à la répres­sion. Dans les ate­liers, émerge la fig­ure d’un État cap­i­tal­iste sin­istre et haï. Du même coup, l’exigence de « socialis­er la lutte », selon la for­mule de l’époque, se fait jour: il s’agit de l’étendre aux quartiers, aux chômeurs, aux étu­di­ants. « Sor­tir de l’usine », ce n’est plus une diver­sion un peu grossière pour con­tr­er l’intraitable engage­ment sub­ver­sif dans les ate­liers, mais le pro­longe­ment cohérent de cet engage­ment.

Cette con­jonc­ture de l’automne donne donc à voir un tableau par­a­dig­ma­tique, un peu comme Mai 1968 en France, la Com­mune de Paris en 1871, ou 1905 en Russie – bref, comme dans toutes les sit­u­a­tions où une cer­taine « com­po­si­tion de classe », de la pointe vive de son énergie sub­ver­sive, a frôlé les rivages du pou­voir. De ce point de vue, 69 nous lègue une ques­tion qui demeure intacte, incon­tourn­able, et qui se repose sans cesse. Quelle forme prend la révo­lu­tion ant­i­cap­i­tal­iste dans les pays dévelop­pés au faîte d’une longue offen­sive ouvrière? Pas la prise du Palais d’hiver, d’accord. Et pas non plus un change­ment de la majorité par­lemen­taire, cela va de soi. Alors?

Rétro­spec­tive­ment, on pour­rait faire cette pre­mière réponse: en 1969, la petite phrase de Lénine: « hier il était trop tôt, mais demain il sera trop tard », pos­sède encore à sa manière une cer­taine valeur métaphorique. Même dans les sociétés les plus com­plex­es et les plus artic­ulées, on trou­ve l’exigence d’un rythme révo­lu­tion­naire: ce n’est bien enten­du pas une ques­tion de jours et de mois, il s’agit seule­ment de prof­iter du moment où la classe ouvrière – dans le cas qui nous occupe, cette classe ouvrière qui a gran­di dans et con­tre l’organisation fordiste du tra­vail – n’a pas été encore abîmée ou désagrégée par la restruc­tura­tion, c’est-à-dire par la trans­for­ma­tion pro­fonde de la base pro­duc­tive. Mais c’est là une obser­va­tion banale et par­tielle, et qui est encore prise dans les rets de la tra­di­tion social­iste. En 1969, si l’on y regarde de près, c’est pré­cisé­ment un ren­verse­ment rad­i­cal de cette tra­di­tion qui com­mence à se dessin­er. Parce que la ques­tion per­ti­nente est peut-être bien davan­tage: à la dif­férence de la lutte con­tre l’indigence et le chô­mage, la lutte con­tre le tra­vail salarié est-elle encore liée au mod­èle aulique de la « révo­lu­tion poli­tique », à la per­spec­tive empha­tique de la « prise de pou­voir »? Ou bien, juste­ment parce qu’elle présente des car­ac­téris­tiques très avancées, s’agit-il d’une révo­lu­tion inté­grale­ment sociale, qui se con­fronte bien sûr de très près avec le pou­voir, mais sans jamais rêver d’une organ­i­sa­tion alter­na­tive de l’État, et qui cherche bien plutôt à réduire, à faire dis­paraître toute forme de com­man­de­ment sur l’activité des femmes et des hommes? Ce sont là sans doute des ques­tions fumeuses. Mais quand bien même ce serait le cas, elles le seraient tou­jours moins que les pro­jets réformistes sur la « nou­velle manière de faire les voitures

16 Le slo­gan syn­di­cal « il nuo­vo modo di fare l’automobile » insis­tait sur l’implication des ouvri­ers dans l’organisation du cycle pro­duc­tif. Leur con­nais­sance de cha­cune des étapes de ce cycle devait leur per­me­t­tre le con­trôle effec­tif de la pro­duc­tion.

», ou plus récem­ment encore, les clin­quantes théories sur « les droits de citoyen­neté ». La ques­tion du pou­voir, esquis­sée en 1969 par le mou­ve­ment, demeure, en attente de pen­sées effi­caces et de répons­es non con­formistes. Il n’en reste pas moins que la dernière « base empirique » de la réflex­ion sur la révo­lu­tion en Occi­dent a été l’Automne chaud – et cer­taine­ment pas l’année 1976, mémorable pour ses résul­tats ­élec­toraux17 En 1976, le PCI obtient 34,4% des voix à la Cham­bre des députés, et 33,8% au Sénat. Cette « poussée » fait caress­er à beau­coup l’espérance d’un « dépasse­ment » de la DC par le PCI, à deux doigts d’obtenir une majorité rel­a­tive.

Nous disions qu’en novem­bre, la « social­i­sa­tion des luttes » – hor­ri­ble expres­sion pour désign­er une chose si belle – devient une néces­sité vitale. Des ini­tia­tives encore incon­cev­ables quelques semaines plus tôt, se mul­ti­plient: les ouvri­ers se bat­tent dans leurs quartiers pour obtenir le report du paiement des ser­vices publics de pre­mière néces­sité (loy­ers, élec­tric­ité, gaz, trans­ports) à trois mois après la sig­na­ture du con­trat. Si ce ren­voi n’est pas obtenu, très sou­vent, on ne paie pas – un point c’est tout. La volon­té de « sor­tir de l’usine », dont nous avons déjà par­lé, ne se réduit pas à des prom­e­nades en cen­tre-ville avec ban­deroles et clo­chettes. Il y a de la dureté dans ces man­i­fes­ta­tions, de la hargne aus­si. À Milan, un impres­sion­nant cortège de 100000 ouvri­ers se masse devant la « mai­son des patrons », l’Assolombarda18 Asso­ci­a­tion patronale des entre­pris­es de Lom­bardie; à Turin, le Salon de l’automobile, vit­rine de la ville, est assiégé par des mil­liers de grévistes.

Le 19 novem­bre, les con­fédéra­tions ont appelé à une grève nationale pour le droit au loge­ment. Pour une fois, la mobil­i­sa­tion générale est loin d’être rit­uelle. L’abstention du tra­vail est à son max­i­mum: les villes sont paralysées, il y a des cortèges partout, la ten­sion est énorme. À Milan, alors que Bruno Stor­ti, le secré­taire de la CISL, achève de tenir un meet­ing au Théâtre Lyrique, en plein cen­tre-ville, à l’extérieur, sur la via Larga, les camion­nettes de la police char­gent un rassem­ble­ment d’ouvriers et d’étudiants. Les affron­te­ments sont brefs et extrême­ment vio­lents. L’agent de police Anto­nio Annarum­ma perd la vie. La réac­tion des insti­tu­tions est à la fois hideuse et stu­pide: on accuse les luttes d’usine, le « grand désor­dre » qui serait en train de cor­rompre le sol de la patrie. Les télé­grammes que le Prési­dent de la République Giuseppe Sara­gat19 Giuseppe Sara­gat (1898–1988) est un homme poli­tique social­iste ital­ien. Exilé pen­dant le fas­cisme, résis­tant, il est élu (PSI) après-guerre à l’Assemblée Con­sti­tu­ante qu’il dirige jusqu’en 1947. Opposé à l’alliance du PSI avec le PCI, il fonde en 1947 le Par­ti­to social­ista dei lavo­ra­tori ital­iani, qui devien­dra le Par­ti­to social­ista demo­c­ra­ti­co ital­iano. Aux élec­tions de 1948, il s’allie avec la DC con­tre le Front démoc­ra­tique pop­u­laire (alliance du PSI et du PCI). En 1964 il est élu Prési­dent de la République ital­i­enne et le reste jusqu’en 1971 envoie par rafales débor­dent de haine de classe: ils par­lent encore et encore d’« effroy­ables assas­sins ». Au sein du mou­ve­ment, même si on ne l’exprime pas ouverte­ment, on ressent douloureuse­ment la mort d’Annarumma, pro­lé­taire mérid­ion­al con­traint à l’émigration comme des mil­lions de ses sem­blables, et qui a sans doute échoué dans un batail­lon de la police – plutôt que chez Alfa Romeo ou Pirelli – par pur hasard. Mais il y a aus­si ces chiffres qui cir­cu­lent: entre 1947 et 1969, la police a tué 91 pro­lé­taires au cours de man­i­fes­ta­tions poli­tiques, et elle en a blessé 674. Et encore: en vingt ans, il y a eu plus de 44000 « morts blanch­es », c’est-à-dire dues à des acci­dents du tra­vail – une toutes les demi-heures.

Le 26 novem­bre à l’aube, Francesco Tolin, le respon­s­able de l’hebdomadaire Potere operaio (le jour­nal du groupe extra­parlemen­taire du même nom) est arrêté. L’accusation est déli­rante: « Inci­ta­tion à la sub­ver­sion con­tre les pou­voirs de l’État. » Tolin sera con­damné à vingt mois de déten­tion. Les jours suiv­ants, les arresta­tions se comptent par cen­taines, les plaintes con­tre des man­i­fes­tants par mil­liers. On par­le d’une inter­dic­tion immi­nente des organ­i­sa­tions de la gauche révo­lu­tion­naire. Ce 26 novem­bre encore, le comité cen­tral du PCI exclut du par­ti le groupe Il Man­i­festo

20 Sur ce courant, con­sti­tué en 1969 au sein du PCI, voir chapitre 7 – Andrea Colom­bo : Les prin­ci­paux groupes, p. 353 sqq

.

La man­i­fes­ta­tion nationale des tra­vailleurs de la métal­lurgie, prévue à Rome le 28 novem­bre, effraie un peu tout le monde: le gou­verne­ment, la Con­find­us­tria (sous les fenêtres de laque­lle le cortège sem­ble avoir l’intention de se con­clure, piaz­za Venezia), et même les con­fédéra­tions syn­di­cales. Donat Cat­tin essaie fréné­tique­ment de men­er les négo­ci­a­tions à leur terme pour con­jur­er « l’invasion », mais il n’y parvient pas. Le 28 novem­bre est une journée orageuse – le ciel est lourd d’une pluie sur le point de s’abattre, le vent souf­fle par rafales sin­istres. À la gare Tiburtina arrivent les ouvri­ers de Milan et du Sud de l’Italie. À la gare Ostiense, les Pié­mon­tais. À la gare Ter­mi­ni, les ouvri­ers de Vénétie et ceux du Cen­tre. Grâce aux col­lectes dans les usines, les cars loués par la FIOM, la FIM et l’UILM se comptent par cen­taines. Les écoles romaines, en grève, rejoignent elles aus­si les points de rassem­ble­ment. Le par­cours de la man­i­fes­ta­tion est extrême­ment long: tenus à dis­tance de la via Nazionale, du Quiri­nal, de la piaz­za Venezia, de la via del Gesù21 La via Nazionale est une longue avenue qui descend de la gare Ter­mi­ni vers le cen­tre de la ville (en par­ti­c­uli­er vers la piaz­za Venezia, en pas­sant non loin du Quiri­nal), et abrite le siège de la Banque d’Italie. Elle fait par­tie des par­cours « clas­siques » des man­i­fes­ta­tions. Le Quiri­nal est le Palais de la Prési­dence de la République. La piaz­za Venezia abri­tait jusqu’en 1972 le siège de la Con­find­us­tria. Sur la via del Gesù, toute proche, se trou­vait le siège de la DC – bref, des lieux du pou­voir – les ouvri­ers défi­lent le long du Tibre, jusqu’à la piaz­za del Popo­lo. Le meet­ing de clô­ture est tenu par les trois lead­ers des fédéra­tions de la métal­lurgie, Trentin, Macario et Ben­venu­to. Les secré­taires des con­fédéra­tions, présents sur l’estrade, ne pren­nent pas la parole. À la fin, alors que la man­i­fes­ta­tion est en train de se dis­pers­er, des héli­cop­tères de la police passent très bas au-dessus de la tête des ouvri­ers, dans un bruit assour­dis­sant. L’espace d’un instant, la ten­sion monte encore d’un cran, les policiers en posi­tion autour de la place, ser­rent les rangs, il y a des cris de rage et des poings lev­és. Mais aucun inci­dent ne survient.

Le 29 novem­bre, la pre­mière mou­ture d’un accord entre les syn­di­cats et l’Intersind est finale­ment ren­due publique. Une grande par­tie des reven­di­ca­tions con­tenues dans la plate-forme ouvrière y sont repris­es. Bien évidem­ment, les indus­triels du secteur pub­lic ne saut­ent pas de joie, ils savent bien que le min­istre Donat Cat­tin les a util­isés à la manière d’un brise-glace afin de déblo­quer les ­rap­ports avec la Con­find­us­tria. Les déc­la­ra­tions de Glisen­ti le chef de la délé­ga­tion de l’Intersind, ne dis­simu­lent pas leur ton polémique: « Nous nous sommes trou­vés dans la sit­u­a­tion de devoir accorder des aug­men­ta­tions qui n’étaient pas jus­ti­fiées par l’accroissement de la pro­duc­tiv­ité, mais par les carences qui exis­tent dans les infra­struc­tures de notre société. L’industrie a dû pren­dre en charge ce “plus”, qui devrait théorique­ment com­penser le mécon­tente­ment qu’expriment les tra­vailleurs à l’égard de leurs con­di­tions de vie. En un mot, l’industrie ital­i­enne a dû pay­er ce qui, dans d’autres pays, repose prin­ci­pale­ment sur la col­lec­tiv­ité. »

Ange­lo Cos­ta, sec­oué, répète en boucle son pitch: « Faites en sorte que les Ital­iens ne per­dent pas l’envie de tra­vailler. » Arbeit macht frei.

Novem­bre est le mois le plus furieux. Moins à cause des événe­ments les plus vis­i­bles – ceux qui ont rapi­de­ment trou­vé leur place dans un tiroir de la mémoire col­lec­tive – que pour toute une série de faits minus­cules, plus dif­fi­ciles à recenser, et qui mar­queront les com­porte­ments et les vies de mil­liers de salariés. Il ne s’agit pas ici de sac­ri­fi­er à l’air du temps en ren­dant à ces « micro-his­toires » un pesant hom­mage: au con­traire, der­rière l’évocation suc­cincte de la rad­i­cal­i­sa­tion extrasyn­di­cale des luttes à la FIAT en ce mois de novem­bre, c’est le Gulf stream de l’Histoire (avec un grand H) qui nous intéresse.

Quelques instan­ta­nés, pour se faire une idée. Le 10 novem­bre n’était pas un jour de grève à la FIAT, mais les ouvri­ers de la deux­ième équipe pren­nent tout le monde de court: ils quit­tent l’usine à 19h30, au lieu de 23h, pour ne pas rater le dernier tram (la grève des con­duc­teurs de trams et de trains com­mence à 21h30). Ils font sim­ple­ment preuve de bon sens, mais les petits chefs sont fous de rage et les syn­di­cal­istes eux-mêmes ne savent plus quoi penser. Le même jour, à la FIAT Stu­ra, les ouvri­ers de l’atelier 2 entrent en grève sans préavis, parce que deux chefs d’équipe font des heures sup­plé­men­taires. Un cortège interne se forme, qui sil­lonne l’établissement jusqu’à ce que, les deux petits chefs ban­nis, le scan­dale retombe. Mar­di 11 novem­bre, à la FIAT Lin­got­to, un cortège se dirige vers le bâti­ment de l’administration: les ouvri­ers ten­tent d’envahir les locaux pour en chas­s­er les « cols-blancs », réfrac­taires à la grève. Mais les por­tails d’entrée et les accès sont cade­nassés. Ils imag­i­nent alors des repré­sailles moqueuses: ils empêchent les employés de sor­tir pour la pause-déje­uner. La direc­tion, qui essaie de trou­ver une solu­tion pour nour­rir les « lap­ins22 En ital­ien « i conigli » : les lâch­es, les poules mouil­lées », tente d’introduire dans l’usine une ambu­lance rem­plie de ­sand­wich­es et de bois­sons. Les man­i­fes­tants la repèrent et l’interceptent: que les « jaunes » restent à jeun et médi­tent sur leurs péchés! Le siège cen­sé les affamer se pour­suit jusqu’à 18h, mais 200 policiers entrent finale­ment dans l’usine et libèrent les mal­heureux.

Les 12 et 13 novem­bre, à Mirafiori et Rival­ta, de vio­lents cortèges se suc­cè­dent, con­tre les employés. Le 14, le ser­vice de presse de la FIAT fait savoir que l’entreprise a porté plainte con­tre 50 ouvri­ers, et que 200 autres sont sus­pendus. Le 27, un cortège de masse défile dans le secteur des Car­rosseries de Mirafiori en appelant à une grève illim­itée, afin de blo­quer totale­ment la pro­duc­tion. Les 28 et 29 novem­bre, les Car­rosseries con­tin­u­ent la grève « à out­rance ». La majorité des délégués s’y opposent, et ten­tent, lors des assem­blées internes, de con­va­in­cre les ouvri­ers de faire marche arrière. Mais à la réu­nion du Con­seil d’usine, ce sont les mêmes délégués qui deman­dent qu’on dur­cisse les formes de lutte. Bel exem­ple des con­tra­dic­tions du délégué, cette « con­science mal­heureuse

23 « La con­science mal­heureuse est la con­science de soi-même comme essence divisée et seule­ment encore empêtrée dans la con­tra­dic­tion », Hegel, Phénoménolo­gie de l’Esprit, chapitre IV

» tirail­lée entre dif­férentes instances.

Le coup de force des ouvri­ers de la FIAT, que nous évo­quons ici en accéléré, à la manière d’un film de Ridoli­ni24 Ridoli­ni est le nom ital­ien de Lar­ry Semon, une gloire comique du ciné­ma muet améri­cain des années 1920 (en français : Zig­o­to), est une fois de plus décisif. Le compte à rebours a com­mencé. Le 7 décem­bre, l’accord pour le renou­velle­ment du Con­trat des tra­vailleurs de la chimie est con­clu: 40 heures de tra­vail heb­do­madaire, trois semaines de vacances, des aug­men­ta­tions glob­ales de 19 000 lires par mois. Le 10 décem­bre, c’est au tour des entre­pris­es publiques de la métal­lurgie: 40 heures de tra­vail, une aug­men­ta­tion de 65 lires de l’heure pour toutes les caté­gories de tra­vailleurs, la par­ité statu­taire entre les ouvri­ers et les employés, le droit d’assemblée en usine pen­dant le temps de tra­vail à hau­teur de 10 heures rétribuées.

Reste le cas des métal­los du privé, les « enfants ter­ri­bles » de l’Avocat. Le 12 décem­bre à Milan, leur marche vers le con­trat est bru­tale­ment inter­rompue par les larmes et le sang du mas­sacre de la piaz­za Fontana. Les syn­di­cats, après avoir sus­pendu les grèves en signe de deuil, ont assez de sang froid pour tenir dur et repren­dre la mobil­i­sa­tion: il s’agit de faire pres­sion jusqu’au bout sur les négo­ci­a­tions qui sont en cours à Rome. Finale­ment, le 21 décem­bre, le con­trat est signé, les acquis sont les mêmes que ceux des métal­los du pub­lic.

Tout est fini. Ange­lo Cos­ta est réduit au silence. L’Italie est un pays qui a per­du l’envie de tra­vailler sous la botte du patron. Le tra­vail ne rend pas libre.

dans ce chapitre« Ser­gio Bologna: 68 en usinePao­lo Virno: Le piquet revu et cor­rigé »
  • 1
    Ce texte est paru en 1989 dans Autun­no operaio, sup­plé­ment au jour­nal Il Man­i­festo. Il est absent de la pre­mière édi­tion de L’orda d’oro où fig­u­rait en revanche un texte trai­tant des luttes à la FIAT en juil­let 1969, La bataille de Cor­so Tra­iano, dont il sera briève­ment ques­tion plus loin.
  • 2
    Les reven­di­ca­tions ouvrières por­taient sur dif­férents aspects : l’augmentation salar­i­ale (égale pour tous ou au pour­cent­age, sur la par­tie fixe et/ou sur la par­tie vari­able) ; la ques­tion des caté­gories c’est-à-dire des dif­férents éch­e­lons ; la réduc­tion du temps de tra­vail ; les cadences ; la par­ité statu­taire entre les ouvri­ers, les employés et les tech­ni­ciens. « S’il a trois jours d’absence, l’ouvrier perd son salaire com­plète­ment. Dans le statut des employés et des tech­ni­ciens, c’est pas pareil. Juste­ment, c’est étudié pour empêch­er l’ouvrier de rester chez lui quand ça ne lui va pas de tra­vailler. […] D’où l’exigence ouvrière, celle du salaire garan­ti, indépen­dant de la pro­duc­tiv­ité. D’où l’exigence ouvrière d’augmentation sur le salaire de base, sans atten­dre les con­ven­tions col­lec­tives. D’où l’exigence ouvrière des 40 heures, 36 pour ceux qui tra­vail­lent par équipes, payées 48 tout de suite. D’où l’exigence ouvrière de la par­ité statu­taire tout de suite. Sim­ple­ment pour le fait d’entrer dans l’enfer de l’usine », Nan­ni Balestri­ni, Nous voulons tout, op. cit
  • 3
    Lui­gi (dit Gino) Giug­ni (1927–2009) était un avo­cat, juriste et pro­fesseur de droit du tra­vail, spé­cial­iste des ques­tions syn­di­cales. Mem­bre du PSI, il pré­side en 1969 la com­mis­sion qui éla­bore le Statu­to dei lavo­ra­tori (le « Statut des tra­vailleurs », voir note 73 de ce chapitre, p. 323)
  • 4
    La Con­find­us­tria (Con­fed­er­azione gen­erale dell’industria ital­iana) est la prin­ci­pale organ­i­sa­tion du patronat ital­ien
  • 5
    Car­lo Donat Cat­tin (1919–1991), issu des milieux catholiques turi­nois, a été l’un des représen­tants de l’aile gauche de la Démoc­ra­tie chré­ti­enne. Il a fait par­tie des fon­da­teurs de la CISL en 1950 et a été Min­istre du tra­vail entre 1969 et 1972. En 1970, il est l’un des arti­sans, avec Gino Giug­ni (supra, note 34), du Statut des tra­vailleurs
  • 6
    Prof­i­tant de l’appel des syn­di­cats à man­i­fester con­tre la poli­tique du loge­ment, l’assemblée ouvri­ers-étu­di­ants organ­ise une man­i­fes­ta­tion à Turin le 3 juil­let 1969 en lien avec les mobil­i­sa­tions sur les loy­ers dans le quarti­er ouvri­er de Niche­li­no : charges de la police, con­tre-attaques, bar­ri­cades, les affron­te­ments se pour­suiv­ent huit heures durant. Sur les mobil­i­sa­tions à Niche­li­no et la « bataille de Cor­so Tra­iano », voir le réc­it de Nan­ni Balestri­ni dans Nous voulons tout, op. cit
  • 7
    L’autoréduction des loy­ers était une pra­tique répan­due en Ital­ie, au sein du mou­ve­ment et dans les quartiers ouvri­ers : elle con­siste à ne pas pay­er (ou à décider de baiss­er soi-même) le prix du loy­er que l’on doit au pro­prié­taire. L’autoréduction a été égale­ment pra­tiquée sur les fac­tures de gaz, d’électricité et d’eau, et a accom­pa­g­né les reven­di­ca­tions salar­i­ales et horaires. Il sera à nou­veau ques­tion de ces pra­tiques aux chapitres 8 et 10. Voir aus­si Yann Col­longes et Pierre Georges Ran­dal, Les autoré­duc­tions, grèves d’usagers et luttes de classe en France et en Ital­ie (1972–1976), Chris­t­ian Bour­go­is, 1976, rééd. Entremonde, 2010
  • 8
    Il Quar­to Sta­to (1901) est une œuvre du pein­tre Giuseppe Peliz­za da Volpe­do (1868–1907). Inspiré par une grève, il met en scène le pro­lé­tari­at en marche
  • 9
    « La Petrolchim­i­ca » désigne les instal­la­tions pétrochim­iques situées à Por­to Marghera, près de Venise, et en par­ti­c­uli­er l’usine Monte­di­son. Pour une vue d’ensemble des luttes à Por­to Marghera et une his­toire du Comité ouvri­er de Monte­di­son, voir Devi Sac­chet­to et Gian­ni Sbro­gio, Pou­voir ouvri­er à Por­to Marghera, Du Comité d’usine à l’Assemblée de ter­ri­toire (Vénétie – 1960–1980), Les nuits rouges, 2012
  • 10
    La grève a fine turno est une inter­rup­tion de tra­vail à la fin du temps de tra­vail jour­nalier de chaque salarié.
  • 11
    Agrip­pa Mene­nius était un patricien et con­sul romain envoyé en 494 av.J.-C. sur le Mont Sacré (le Mont Aventin, à Rome) pour con­va­in­cre la plèbe, qui s’était révoltée con­tre le pou­voir des Patriciens et s’était retranchée en haut de la colline, de redescen­dre dans la ville
  • 12
    La Stam­pa est un quo­ti­di­en turi­nois de dif­fu­sion nationale étroite­ment lié à la classe dirigeante de la ville, et à celle de la FIAT en par­ti­c­uli­er
  • 13
    « Après l’insurrection du 17 juin / Le secré­taire de l’Union des écrivains / Fit dis­tribuer des tracts dans Stali­nallee. / Le peu­ple, y lisait-on, a par sa faute /Perdu la con­fi­ance du gou­verne­ment / Et ce n’est qu’en redou­blant d’efforts / Qu’il peut la regag­n­er. / Ne serait-il pas / Plus sim­ple alors pour le gou­verne­ment / De dis­soudre le peu­ple / Et d’en élire un autre ? » Bertolt Brecht, « La Solu­tion », Poèmes, Tome 7, L’Arche, 2000
  • 14
    Vladimir Ilitch Lénine, « De l’État. Con­férence faite à l’université Sverdlov le 11 juil­let 1919 », Textes philosophiques, Édi­tions Sociales, 1982
  • 15
    Chez Aris­tote, les « choses ultimes » (ta escha­ta) sont les ter­mes derniers aux­quels doit aboutir et où doit s’achever l’action à accom­plir
  • 16
    Le slo­gan syn­di­cal « il nuo­vo modo di fare l’automobile » insis­tait sur l’implication des ouvri­ers dans l’organisation du cycle pro­duc­tif. Leur con­nais­sance de cha­cune des étapes de ce cycle devait leur per­me­t­tre le con­trôle effec­tif de la pro­duc­tion.
  • 17
    En 1976, le PCI obtient 34,4% des voix à la Cham­bre des députés, et 33,8% au Sénat. Cette « poussée » fait caress­er à beau­coup l’espérance d’un « dépasse­ment » de la DC par le PCI, à deux doigts d’obtenir une majorité rel­a­tive
  • 18
    Asso­ci­a­tion patronale des entre­pris­es de Lom­bardie
  • 19
    Giuseppe Sara­gat (1898–1988) est un homme poli­tique social­iste ital­ien. Exilé pen­dant le fas­cisme, résis­tant, il est élu (PSI) après-guerre à l’Assemblée Con­sti­tu­ante qu’il dirige jusqu’en 1947. Opposé à l’alliance du PSI avec le PCI, il fonde en 1947 le Par­ti­to social­ista dei lavo­ra­tori ital­iani, qui devien­dra le Par­ti­to social­ista demo­c­ra­ti­co ital­iano. Aux élec­tions de 1948, il s’allie avec la DC con­tre le Front démoc­ra­tique pop­u­laire (alliance du PSI et du PCI). En 1964 il est élu Prési­dent de la République ital­i­enne et le reste jusqu’en 1971
  • 20
    Sur ce courant, con­sti­tué en 1969 au sein du PCI, voir chapitre 7 – Andrea Colom­bo : Les prin­ci­paux groupes, p. 353 sqq
  • 21
    La via Nazionale est une longue avenue qui descend de la gare Ter­mi­ni vers le cen­tre de la ville (en par­ti­c­uli­er vers la piaz­za Venezia, en pas­sant non loin du Quiri­nal), et abrite le siège de la Banque d’Italie. Elle fait par­tie des par­cours « clas­siques » des man­i­fes­ta­tions. Le Quiri­nal est le Palais de la Prési­dence de la République. La piaz­za Venezia abri­tait jusqu’en 1972 le siège de la Con­find­us­tria. Sur la via del Gesù, toute proche, se trou­vait le siège de la DC
  • 22
    En ital­ien « i conigli » : les lâch­es, les poules mouil­lées
  • 23
    « La con­science mal­heureuse est la con­science de soi-même comme essence divisée et seule­ment encore empêtrée dans la con­tra­dic­tion », Hegel, Phénoménolo­gie de l’Esprit, chapitre IV
  • 24
    Ridoli­ni est le nom ital­ien de Lar­ry Semon, une gloire comique du ciné­ma muet améri­cain des années 1920 (en français : Zig­o­to)