Le temps des groupes extraparlementaires

Pour traiter de la nais­sance et de l’évolution des organ­i­sa­tions poli­tiques de la gauche extra­parlemen­taire, il faudrait se livr­er à un tra­vail d’enquête et d’analyse beau­coup plus appro­fon­di qu’il n’est pos­si­ble de le faire ici. Car les caus­es qui con­courent à l’apparition des groupes extra­parlemen­taires dans le paysage poli­tique d’après 68 sont nom­breuses, et les réc­its (auto)biographiques pub­liés à la fin des années 1970 par d’anciens lead­ers comme Viale, Bob­bio ou Boa­to, ne per­me­t­tent pas réelle­ment d’y voir plus clair. En atten­dant que des témoignages de pre­mière main plus étayés ne voient le jour, on s’essaiera ici à dégager quelques élé­ments d’interprétation.

Une fois encore, il nous faut revenir en 1968, au moment où un nou­veau sujet étu­di­ant fait irrup­tion au cœur du con­flit social. Ouvri­ers, étu­di­ants, salariés, intel­lectuels mènent une offen­sive de grande enver­gure pour établir de nou­veaux pou­voirs et con­tre-pou­voirs au sein de la société. Ils s’opposent à un ordre insti­tu­tion­nel (par­tis his­toriques, indus­triels, insti­tu­tions de l’État), décidé­ment inca­pable de faire face aux prob­lèmes soulevés par ce mou­ve­ment de masse. Naturelle­ment, le con­texte inter­na­tion­al joue dans ce con­flit un rôle de pre­mier plan. D’Ouest en Est, les peu­ples opprimés sem­blent mus par une irré­press­ible et per­pétuelle révolte. Les grands appareils mil­i­taires impéri­al­istes essuient de mémorables défaites poli­tiques et mil­i­taires, que leur infli­gent avec une force et une déter­mi­na­tion toutes révo­lu­tion­naires de petites Nations et de petits peu­ples tout juste sor­tis des pro­fondeurs de l’histoire.

L’imaginaire à portée de main, « oser lut­ter, oser vain­cre », dans un con­texte de crise général­isée du sys­tème cap­i­tal­iste, tout cela ne pou­vait qu’échauffer les esprits et favoris­er de rapi­des proces­sus d’idéologisation, en par­ti­c­uli­er dans les rangs des avant-gardes étu­di­antes. Du reste, dès la fin du mou­ve­ment de 68, la grande poussée anti­au­tori­taire et con­tes­tataire des mou­ve­ments étu­di­ants sem­ble s’essouffler, presque se repli­er sur elle-même, tan­dis que l’unité tant plébisc­itée entre étu­di­ants et ouvri­ers ne se réalise que par­tielle­ment, par des voies souter­raines qui le plus sou­vent échap­pent au champ uni­ver­si­taire – on pense en par­ti­c­uli­er aux luttes des étu­di­ants-tra­vailleurs et des tech­ni­ciens.

Ni les avant-gardes uni­ver­si­taires ni les intel­lectuels de la mou­vance opéraïste n’étaient par­venus à don­ner une inter­pré­ta­tion con­va­in­cante (à sup­pos­er que cela fût pos­si­ble) de ce qu’était réelle­ment le mou­ve­ment étu­di­ant. Dans le meilleur des cas, on y avait vu « le déto­na­teur de la lutte ouvrière » ou, pour para­phras­er Régis Debray, le petit moteur étu­di­ant capa­ble d’entraîner le grand moteur de la classe ouvrière

1 Voir Régis Debray, Mod­este con­tri­bu­tion aux dis­cours et céré­monies offi­cielles du dix­ième anniver­saire, Maspero, 1978, rééd. Les Mille et une nuits, 1998

. Inter­pré­ta­tions évidem­ment insuff­isantes et restric­tives, pour ne pas dire idéologiques, d’un soulève­ment de masse dont les exi­gences intrin­sèques, pro­fondes et immé­di­ates rel­e­vaient d’un for­mi­da­ble mélange de révolte exis­ten­tielle rad­i­cale et de refus de tous les mod­èles poli­tiques exis­tants. En ce sens, l’extraordinaire suc­cès des écrits de Mar­cuse, de Laing ou de Coop­er, le souci de con­cili­er la « libéra­tion » indi­vidu­elle avec la lutte con­tre les « insti­tu­tions totales » et l’esclavage du tra­vail salarié (Marx, Bak­ou­nine, Rosa Lux­em­burg, et le Lénine de la « spon­tanéité ouvrière »), le désir, le choix de jeter son corps dans la lutte con­tre le pou­voir (le « Che », mais aus­si Reich et les « frères Jack­son ») étaient autant d’indicateurs d’une ten­sion utopique et sub­jec­tive dif­fi­cile­ment réductible aux traits mêmes que l’on vient d’esquisser.

Des exi­gences aus­si pro­fondes avaient prob­a­ble­ment besoin, pour mûrir et pour se dévelop­per, de s’inscrire dans la durée. Elles avaient besoin d’échéances de lutte à moins court terme, déter­minées par des proces­sus réels plutôt que dans les rythmes rapi­des de la con­fronta­tion avec l’État et la répres­sion. Mais ce temps ne leur a pas été don­né et, en vérité, il n’aurait pas pu en être autrement. Le sys­tème des par­tis, la mag­i­s­tra­ture, la police, restèrent sourds à ces exi­gences de change­ment, et leur opposèrent des répons­es tou­jours plus dures. Avec la « stratégie de la ten­sion », la poli­tique des « bombes » et des « mas­sacres », la bour­geoisie néo­cap­i­tal­iste choisit de déplac­er le con­flit sur le ter­rain de l’affrontement mil­i­taire.

Et c’est prin­ci­pale­ment du choc provo­qué par la répres­sion général­isée, les dizaines de pro­lé­taires assas­s­inés par la police, les som­bres « com­plots d’État », que naît le besoin de l’« organ­i­sa­tion » et que l’on com­mence à dis­cuter de la néces­sité du « par­ti révo­lu­tion­naire ». Naturelle­ment, les petits groupes marx­istes-lénin­istes, opéraïstes ou trot­skystes, qui se posaient depuis longtemps le prob­lème de l’organisation et de la théorie, ou de l’idéologie, ont joué lors de cette phase un rôle très impor­tant. Mais la ren­con­tre avec le mou­ve­ment, qui ne s’était pas réelle­ment pro­duite au cours des étapes précé­dentes, ne s’opère véri­ta­ble­ment qu’à ce moment.

Au moment où la gigan­tesque offen­sive ouvrière de 1969 est en train de se déploy­er, les avant-gardes du mou­ve­ment étu­di­ant com­men­cent à hiérar­chis­er et à idéol­o­gis­er les struc­tures du con­tre-pou­voir étu­di­ant dans les uni­ver­sités. On est loin d’avoir encore pris la mesure du phénomène qui se joue alors et de ses retombées plus ou moins immé­di­ates: une nou­velle généra­tion de cadres poli­tiques est en train de se con­stituer.

Bien sûr, les luttes qui avaient eu lieu aupar­a­vant à l’université avaient déjà pro­duit leurs pro­pres cadres. Mais leur rôle se bor­nait à diriger les assem­blées, à organ­is­er les con­tre-cours ou à écrire des textes théoriques. À par­tir du moment où on fait le choix de l’organisation, la fonc­tion de cette « classe poli­tique » se trou­ve pour ain­si dire for­mal­isée selon des canons clas­siques. Elle s’identifie rapi­de­ment à son rôle « d’avant-garde révo­lu­tion­naire, en aspi­rant, selon un mod­èle récur­rent dans l’histoire, au com­man­de­ment et à la direc­tion poli­tique des mou­ve­ments de classe, et en se sub­sti­tu­ant (en aspi­rant à se sub­stituer) à cette autre généra­tion poli­tique (elle aus­si majori­taire­ment bour­geoise et intel­lectuelle) née sous le ­fas­cisme, qui tenait encore les rênes du pou­voir dans les insti­tu­tions du mou­ve­ment ouvri­er ital­ien

2 Ser­gio Bologna, Dieci inter­ven­ti sul­la sto­ria sociale, Rosenberg&Sellier, 1981

».

Ce tour­nant organ­i­sa­tion­nel, quand bien même il était issu d’un ensem­ble de con­traintes réelles, a eu pour con­séquence immé­di­ate l’élimination ou la mar­gin­al­i­sa­tion de toute l’aire créa­tive et exis­ten­tielle (lib­er­taire, beat, under­ground, sit­u­a­tion­niste) sur le ter­ri­toire des uni­ver­sités. Il a aus­si très large­ment con­tribué à l’éclatement du mou­ve­ment en une mul­ti­tude de petits groupes et de petits par­tis, qui n’étaient sou­vent que de pathé­tiques imi­ta­tions des mod­èles d’échelle supérieure.

Certes, une organ­i­sa­tion comme le PSIUP, née au début des années 1960 d’une scis­sion du PSI, avait entretenu des liens indé­ni­ables avant et pen­dant 68 avec les mou­ve­ments de classe et de jeunesse. Mais dans l’ensemble, ses mod­èles organ­i­sa­tion­nels étaient restés « tra­di­tion­nels », et à bien des égards inadéquats aux nou­velles néces­sités imposées par le con­flit de classe.

Dans les rangs du PCI, la com­posante de très loin la plus clair­voy­ante était for­mée par un groupe d’intellectuels réu­nis depuis la fin des années 1960 autour de la revue Il Man­i­festo. Ce groupe (auquel par­tic­i­paient Rossan­da, Pin­tor, Magri, Castel­li­na, Caprara, etc.) avait peu ou prou ten­té de con­stituer un « courant » interne au Par­ti, enfreignant en cela les règles rigides du « cen­tral­isme démoc­ra­tique » et de « l’unanimité » dans les déci­sions. Un tel pro­jet n’était tout sim­ple­ment pas pens­able pour le groupe dirigeant his­torique du PCI et les intel­lectuels du Man­i­festo furent exclus en 1969. Ils adop­tèrent pour un temps la forme d’un « par­ti » organ­isé, et placèrent au cen­tre de leur réflex­ion les ques­tions qui touchaient au renou­velle­ment de l’organisation. Ce sont pré­cisé­ment ces ques­tions qu’aborde Rossana Rossan­da, dans un impor­tant arti­cle inti­t­ulé « Classe et par­ti », dont on lira ci-dessous la par­tie finale

3 « Classe e par­ti­to (Da Marx a Marx) », Il Man­i­festo n° 4, sep­tem­bre 1969. Ce texte a été pub­lié en français en jan­vi­er 1970 dans le n° 282 des Temps Mod­ernes, suivi d’un long échange entre Jean-Paul Sartre et Il Man­i­festo. Ces deux textes ont été repris dans le vol­ume Il Man­i­festo, analy­ses et thès­es de la nou­velle gauche ital­i­enne, Seuil, 1971. C’est cette tra­duc­tion que nous repro­duisons ici

:

« […] Un seul pays social­iste, la Chine, a déplacé au cours de sa révo­lu­tion – et surtout au cours de la tumultueuse “Révo­lu­tion cul­turelle” – les ter­mes théoriques de la ques­tion par­ti-masse en pré­con­isant le recours per­ma­nent à la masse, la référence per­ma­nente à l’objectivité non seule­ment de ses besoins, mais de ses formes les plus immé­di­ates de con­science (“le paysan pau­vre”, le plus déshérité, devenant l’axe de la con­struc­tion du mou­ve­ment partout où arrivent l’Armée rouge et ses pro­pa­gan­distes): c’est à ces critères que doit se mesur­er la justesse du proces­sus poli­tique et que doit se sub­or­don­ner l’organisation. Toute­fois, cette insis­tance sur la matéri­al­ité de la con­di­tion est elle-même garantie par le car­ac­tère charis­ma­tique de la “pen­sée juste” de Mao, lev­ain de la prise de con­science, garante du proces­sus sub­jec­tif. Cette dual­ité ren­ferme une ten­sion explo­sive qui, de temps à autre, fait vol­er en éclats les formes con­crètes de l’organisation poli­tique ou de l’administration de l’État, mais pour en repro­duire aus­sitôt une autre, tout aus­si rigide­ment cen­tral­isée, avec ses formes spé­ci­fiques et extérieures à la masse. Plus que d’une dialec­tique, nous croyons qu’il con­vient de par­ler d’une antin­o­mie non résolue, main­tenue vivante comme sys­tème pra­tique, empirique, de cor­rec­tion réciproque; peut-être s’agit-il du seul sys­tème qui, dans une sit­u­a­tion d’immaturité des forces pro­duc­tives et, en par­tie, sociales, per­me­tte au rap­port classe-par­ti de ne pas se figer en une struc­ture hiérar­chisée à laque­lle le porterait l’immensité des prob­lèmes à résoudre. La ques­tion théorique reste ain­si non résolue; mais du moins reste-t-elle posée et vivante en Chine, alors que dans les autres sociétés social­istes elle s’est figée dans le ressasse­ment d’un sché­ma lénin­iste revu et appau­vri par l’expérience stal­in­i­enne.

La dis­cus­sion est restée ouverte, dans des groupes mar­gin­aux du mou­ve­ment ouvri­er seule­ment, jusqu’à ces dernières années. Mais là où elle a été menée – en Ital­ie dans le débat sur les con­seils

4 On doit à Raniero Panzieri (Tesi sul con­trol­lo operaio, 1958) et Lucio Lib­er­ti­ni (Tesi sul par­ti­to di classe, 1959) les con­tri­bu­tions les plus intéres­santes à ce sujet [NdRR]

, en France dans la polémique con­tre Sartre ouverte en 1952 par Mer­leau-Pon­ty et Claude Lefort, puis pour­suiv­ie dans la revue Social­isme ou Bar­barie

5 En 1952, dans un arti­cle des Temps Mod­ernes (« Les com­mu­nistes et la paix », repris dans Sit­u­a­tions VI, Gal­li­mard, 1964), Jean-Paul Sartre fai­sait l’apologie du PCF en le désig­nant comme le seul pôle de rassem­ble­ment de la gauche. Claude Lefort lui répondait dans la même revue : « Si l’on observe la manière dont les ouvri­ers, dès l’origine, con­duisent leur lutte, s’opposent dans les faits à la légal­ité bour­geoise, créent des organ­ismes autonomes de lutte, des comités d’usines ou des sovi­ets, agis­sent selon de nou­velles normes sociales, alors il appa­raît que leurs reven­di­ca­tions, quelle qu’en soit la portée explicite, sont révo­lu­tion­naires. » Puis dans Social­isme ou Bar­barie : « Est-ce la peine d’ajouter que, de ce que chaque par­ti exprime à un moment don­né de son his­toire une étape néces­saire de ce développe­ment du pro­lé­tari­at, il ne résulte nulle­ment qu’on a à soutenir tou­jours le par­ti « ouvri­er » le plus fort dans le pays où l’on se trou­ve ? Seule une âme de valet ou de par­lemen­taire pour­rait tir­er une con­clu­sion pareille », « Sartre, le stal­in­isme et les ouvri­ers » [1953], repris dans Cor­nelius Cas­to­ri­adis, L’Expérience du mou­ve­ment ouvri­er (Com­ment lut­ter), 10/18, 1974. Sur la polémique Sartre / Lefort-Mer­leau-Pon­ty, voir aus­si Ian H. Bir­chall, Sartre et l’extrême gauche française, op. cit

– elle a fait appa­raître une insuff­i­sance fon­da­men­tale. Cette insuff­i­sance était bien moins théorique que poli­tique: car c’est la dimen­sion poli­tique qui donne leur force aux argu­men­ta­tions théoriques de Marx, Lénine, Rosa Lux­em­burg, Gram­sci. Ces dis­cus­sions sur la théorie du Par­ti ont tou­jours eu en Europe, depuis les années 1920, une mar­que de “gauche”; elles ont tou­jours ren­voyé à la con­stata­tion du retard du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en Occi­dent. Mais toutes aus­si ont cher­ché la solu­tion dans le “retour aux sources”, marx­i­ennes ou gram­sci­ennes, pour retrou­ver un rap­port “pur”, à l’intérieur du mécan­isme d’exploitation et à cet endroit seule­ment, entre la classe et son expres­sion poli­tique.

Toutes les posi­tions qui, con­tre l’appauvrissement des forces insti­tu­tion­nelles du Par­ti ou du syn­di­cat, affir­maient durant cette péri­ode la pri­or­ité de la classe comme sujet poli­tique (qu’elles acceptent ou qu’elles nient la néces­sité d’une organ­i­sa­tion) ont prêté le flanc à la cri­tique que Lénine adres­sait à l’“économisme” de son temps: elles rédui­saient la classe ou le rap­port d’exploitation à la rela­tion cap­i­tal-tra­vail, et fai­saient bon marché de toutes les impli­ca­tions poli­tiques, nationales et inter­na­tionales de la lutte de classe, impli­ca­tions que savaient assumer au con­traire les organ­i­sa­tions insti­tu­tion­nal­isées de la classe ouvrière. Une relec­ture du débat sur les con­seils ouvri­ers révèle le manque d’historicité, la frag­men­ta­tion de la propo­si­tion poli­tique, un côté curieuse­ment « insur­rec­tion­nel » là où il aurait fal­lu retrou­ver Marx dans son inté­gral­ité. On con­statait ain­si qu’il était impos­si­ble de définir une posi­tion de classe cohérente à moins d’embrasser l’organisation totale du cap­i­tal comme sys­tème total de rap­ports soci­aux. Ain­si, dans la dis­cus­sion de Social­isme ou Bar­barie, ce n’est pas un hasard si Lefort – qui pour­tant cri­ti­quait, avec quelques bonnes raisons, la réduc­tion par Sartre de la classe au Par­ti – trou­ve sans impor­tance que la classe ouvrière française man­i­feste ou non con­tre le général Ridg­way: cela n’était pas son affaire

6 Le 28 mai 1952 a lieu à Paris une man­i­fes­ta­tion con­tre la venue en France du général améri­cain Ridg­way, nom­mé à la tête de l’OTAN et accusé d’utiliser des armes bac­téri­ologiques en Corée. Jacques Duc­los, secré­taire général du PCF, est arrêté par la police. On lit dans Social­isme ou Bar­barie : « Le PC appelait les ouvri­ers à man­i­fester con­tre Ridg­way, et les ouvri­ers ne bougeaient pas ; on arrê­tait le neveu du peu­ple, et le peu­ple ne fai­sait rien. Qu’était-il arrivé ? Où était passée l’efficacité ? Depuis qua­tre ans les ouvri­ers se fai­saient bat­tre chaque fois qu’ils fai­saient grève ; mais c’était de vul­gaires luttes reven­dica­tives, de l’économique, du physi­co-chim­ique, du molécu­laire – bref sans intérêt. […] Que les ouvri­ers n’arrivent pas à réus­sir une grève pour gag­n­er cent sous de l’heure de plus, il n’y a là rien de dra­ma­tique ; après tout, Sartre « veillera à pay­er » les beef­steaks qu’ils n’auront pas mangés. Mais qu’ils ne se met­tent pas en grève lorsqu’on arrête Duc­los, cela mérite 180 + X pages des Temps Mod­ernes », « Sartre, le stal­in­isme et les ouvri­ers », art. cit

. Le fait que le mou­ve­ment ouvri­er du XXe siè­cle soit exprimé soit par la social-démoc­ra­tie, soit par le lénin­isme (ou sa ver­sion stal­in­i­enne); l’existence de l’Union sovié­tique et les rap­ports de force que cela entraîne à l’échelle mon­di­ale; la répéti­tion de révo­lu­tions ou de crises révo­lu­tion­naires dans des régions “retar­dataires” et où la révo­lu­tion, quand elle ne s’organise pas dans des par­tis com­mu­nistes, se donne des struc­tures plus cen­tral­isées et hiérar­chisées encore (tou­jours jus­ti­fiées par l’immaturité objec­tive et par la prég­nance sub­jec­tive de la révo­lu­tion) – tout cela est lais­sé de côté et con­damne ce débat à une fon­da­men­tale stéril­ité.

Le mou­ve­ment com­mu­niste, en com­para­i­son, a la par­tie belle: il lui suf­fit de rap­pel­er son inser­tion effec­tive dans l’histoire réelle. Il est vrai qu’il a sou­vent eu ten­dance à en tir­er sa jus­ti­fi­ca­tion et à se dis­penser de tout réex­a­m­en cri­tique; il est vrai aus­si que l’institution – une insti­tu­tion faite du mil­i­tan­tisme et du sac­ri­fice de mil­liers d’hommes, dev­enue la pro­tag­o­niste du XXe siè­cle – est sou­vent ten­tée de pren­dre pour but sa pro­pre con­ser­va­tion plutôt que de véri­fi­er, de façon per­ma­nente, la justesse de sa ligne poli­tique auprès de la classe qu’elle pré­tend représen­ter. Mais au lan­gage des faits, et quand ceux-ci pren­nent une telle dimen­sion, seuls les faits peu­vent répon­dre. Sur le ter­rain pra­tique et théorique, la nature des par­tis com­mu­nistes ne pou­vait être mise en ques­tion par une réflex­ion sur la classe, et encore moins par une réflex­ion viciée par les insuff­i­sances que nous avons indiquées. Elle ne peut être mise en ques­tion que par un change­ment pro­fond des rap­ports réels, qui soudain pose à l’avant-garde le prob­lème de savoir non pas si elle est en règle avec la théorie, mais si elle est, oui ou non, à la hau­teur des poten­tial­ités du mou­ve­ment, si elle le précède ou si elle le suit. Élaboré dans la pre­mière moitié du XXe siè­cle comme instru­ment d’une révo­lu­tion située en marge du cap­i­tal­isme avancé, le sché­ma lénin­iste du rap­port entre Par­ti et classe ne revient sur le tapis que pour autant que l’on se pose à nou­veau le prob­lème de la révo­lu­tion dans les sociétés avancées […]. Nous voudri­ons, en con­clu­sion, soulign­er encore deux points:

Le pre­mier, est que si la ques­tion classe-par­ti n’a de valeur théorique qu’à con­di­tion d’être poli­tique­ment mûre – ce qui est une autre façon de dire que la seule théorie qui ait quelque sens est celle qui se forme à l’intérieur d’une prax­is, d’un tra­vail de l’histoire –, aucune solu­tion ne peut lui être apportée si l’on ne part pas d’une analyse atten­tive des dif­férentes con­tra­dic­tions de classe au sein de la société avancée, des formes con­crètes de luttes, des besoins qu’aujourd’hui la crise du cap­i­tal­isme pré­fig­ure. Nous voulons dire, en somme, qu’une théorie de l’organisation est étroite­ment liée à une hypothèse de la révo­lu­tion et ne peut en être séparée.

Le sec­ond point, c’est que la ten­sion qui s’exerce sur les insti­tu­tions his­toriques de la classe, par­tis et syn­di­cats, ne vient pas seule­ment de leurs lim­ites sub­jec­tives. Elle vient de l’accroissement d’une dimen­sion poli­tique tou­jours plus étroite­ment liée à l’être social, tou­jours plus jalouse­ment intérieure à sa prise de con­science, tou­jours moins délé­gable. En somme, la dis­tance entre avant-garde et classe, qui fut à l’origine du par­ti de Lénine, se rétréc­it à vue d’œil: l’hypothèse de Marx revit dans les mou­ve­ments de mai en France, dans les soubre­sauts qui par­courent nos sociétés et qui ten­dent à échap­per à l’encadrement, si élas­tique et atten­tif soit-il, d’une for­ma­tion pure­ment poli­tique. C’est de cette con­stata­tion que peut main­tenant repar­tir le prob­lème de l’organisation. De Marx, nous sommes en train de revenir à Marx. »

Naturelle­ment, et au-delà des ques­tions posées par la for­ma­tion d’une nou­velle « classe poli­tique », le rôle joué par les groupes n’a pas été pure­ment négatif. Et pour en par­ler, il faudrait com­mencer par établir entre eux un cer­tain nom­bre de dis­tinc­tions, qui ren­dent compte de leurs pra­tiques poli­tiques, du type de tra­vail mil­i­tant dans lequel ils sont engagés et de leurs rap­ports avec le mou­ve­ment réel. Quoi qu’il en soit, leur « âge d’or », qui dura tant que les diver­gences idéologiques ne firent pas obsta­cle à une cer­taine sol­i­dar­ité de base, con­nut une fin rapi­de. Les groupes ­suc­com­bèrent sans doute à la fois à la pres­sion exer­cée par la con­flict­ual­ité ouvrière, et à l’incapacité intrin­sèque du mod­èle organ­i­sa­tion­nel qu’ils avaient adop­té à répon­dre à la ques­tion de la sépa­ra­tion entre activ­ité poli­tique et vie privée. L’émergence rad­i­cale et irré­press­ible du mou­ve­ment des femmes con­tribuera du reste de manière déci­sive à la désagré­ga­tion des organ­i­sa­tions pyra­mi­dales. Rapi­de­ment, le fos­sé se creuse entre les « élites » dirigeantes et une base dont les com­porte­ments se rad­i­calisent, qui brise les digues du mil­i­tan­tisme et les bar­rières idéologiques, et s’essaie à une recom­po­si­tion de son pro­pre proces­sus d’émancipation, en se con­frontant dans les faits à un appareil répres­sif d’État tou­jours plus vio­lent, tou­jours plus total­isant. Dans le livre La tribú delle talpe, Ser­gio Bologna décrit cette phase

7 Ser­gio Bologna (a cura di), La tribú delle talpe, Fel­trinel­li, 1978 ( texte disponible en anglais sur lib­com).

:

« Si l’on choisit de suiv­re le fil de la sub­jec­tiv­ité, il faut dis­tinguer deux grandes phas­es dans la péri­ode qui va du cycle de luttes de 68 à aujourd’hui. Au cours de la pre­mière, à l’ensemble des manœu­vres qui s’exercent habituelle­ment sur le corps cen­tral de la classe ouvrière, s’ajoutent l’utilisation ter­ror­iste des ser­vices secrets et l’action clan­des­tine de l’État, avec un large recours à la main‑d’œuvre fas­ciste. C’est dans la réponse à ce qu’on a appelé “la stratégie de la ten­sion” que se con­sume la dernière généra­tion de mil­i­tants for­més pen­dant 68. Après la “par­en­thèse ouvrière”, le rap­port entre pro­gramme et organ­i­sa­tion se pose de nou­veau selon les vieux sché­mas du par­ti: la lutte pour le pou­voir passe tout à la fois par l’antifascisme mil­i­tant et par la con­quête des niveaux formels (c’est-à-dire élec­toraux) de la poli­tique. Durant cette phase, le “sys­tème des par­tis” ne se présente pas encore sous sa forme-État, mais sous la fig­ure con­flictuelle d’une oppo­si­tion vio­lente entre un exé­cu­tif qui a libéré les forces clan­des­tines de l’État (des ser­vices secrets à l’omertà de la mag­i­s­tra­ture), et une oppo­si­tion qui prend pour éten­dard les valeurs démoc­ra­tiques de la Résis­tance. C’est une phase d’absorption par­tielle de la forme de l’autonomie dans le “sys­tème des par­tis”, un moment de récupéra­tion à grande échelle de la tra­di­tion idéologique et organ­i­sa­tion­nelle du mou­ve­ment ouvri­er, d’introjection, pour­rait-on dire, du « sys­tème des par­tis » par le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire.

Du point de vue des rap­ports entre la sub­jec­tiv­ité et les mod­èles organ­i­sa­tion­nels, durant cette péri­ode qui va de l’attentat de la piaz­za Fontana à l’échec de la “stratégie de la ten­sion” (même si ses ram­i­fi­ca­tions s’étendront jusqu’au 20 juin8 Il s’agit des élec­tions lég­isla­tives du 20 juin 1976. ), on assiste à un reflux des hypothès­es créa­tives qu’avaient portées 1968 et 1969, et au retour de mod­èles ultra-bolcheviques – ou bien, dans des groupes comme le MLS, Il Man­i­festo, AO ou le PDUP9 Le Par­ti­to di unità pro­le­taria est né en 1972 de la fusion entre une frange du PSIUP (emmenée par Vit­to­rio Foa) qui refu­sait de rejoin­dre le PCI, et une par­tie de la « dis­si­dence chré­ti­enne » : le courant de gauche du Movi­men­to politi­co dei lavo­ra­tori, issu des ACLI, dont la majorité rejoin­dra le PSI. , de mod­èles togli­at­tiens tein­tés dans le meilleur des cas de maoïsme. Les grandes fig­ures et les moments his­toriques majeurs du mou­ve­ment com­mu­niste ital­ien (de Gram­sci à la Résis­tance) revi­en­nent en grâce, à l’exclusion dras­tique de toute l’aire opéraïste clas­sique, des courants anar­chiste et sit­u­a­tion­niste et des groupes marx­istes-lénin­istes les plus intran­sigeants.

Potere operaio et le Col­let­ti­vo politi­co met­ro­pol­i­tano, qui sont les épi­cen­tres de l’aire opéraïste, pren­nent acte des lim­ites poli­tiques et insti­tu­tion­nelles de la “marche pour le salaire” en usine, et font le choix rad­i­cal de la bataille pour la mil­i­tari­sa­tion du mou­ve­ment. Cela passe bien sûr là aus­si par des mots d’ordre du type “con­stru­ire le par­ti armé”; on mise tout sur de hauts niveaux d’implication mil­i­tante, sur la for­ma­tion des cadres poli­tiques

10 « Il apparut de plus en plus claire­ment dans la lutte con­tractuelle que la lutte de base était en train de mon­ter en général­ité, de sor­tir de l’usine pour impli­quer toute la struc­ture sociale. D’où la néces­sité pour le groupe de se met­tre en adéqua­tion avec le niveau du con­flit, c’est-à-dire d’agir non pas seule­ment dans l’usine, mais égale­ment à l’école, dans les quartiers, en un mot dans la métro­pole ; d’où la créa­tion d’un Col­let­ti­vo politi­co met­ro­pol­i­tano (CPM) », Sin­is­tra pro­le­taria, juil­let 1970, cité dans Soc­cor­so rosso, Brigate rosse …, op. cit. Sur l’histoire du CPM, voir égale­ment le chapitre 8 – Les orig­ines pos­si­bles de la ten­dance armée, p. 365.

, etc. Ce sera une bataille per­due. Mais pour l’instant ce qui nous importe c’est surtout de com­pren­dre com­ment toutes les marges du “mou­ve­ment” sont en train de s’effondrer, et pourquoi les hypothès­es “de par­ti” sont les seules à sur­nag­er.

Un cer­tain nom­bre de mod­èles his­toriques, invo­qués de manière tout à fait acri­tique, pren­nent soudain une impor­tance cen­trale, assor­tie d’une forte valeur nor­ma­tive. Après le grand souf­fle des hypothès­es “post­com­mu­nistes” des années 1968–69, la tra­di­tion de la IIIe Inter­na­tionale revient en force, intacte. Le ter­ror­isme d’État devient le prob­lème cen­tral. La ques­tion du pou­voir, enten­du comme capac­ité à bris­er la machine d’État accentue encore le car­ac­tère lénin­iste de l’organisation, et c’est peut-être au moment de la lutte pour le ren­verse­ment du gou­verne­ment Andreot­ti-Malago­di que la con­ver­gence entre la stratégie organ­i­sa­tion­nelle des groupes et les forces antifas­cistes insti­tu­tion­nelles atteint son parox­ysme. Si bien que les groupes seront absorbés dans le sys­tème des par­tis, au point pour cer­tains de franchir le pas élec­toral en s’engageant dans l’expérience de Democrazia pro­le­taria – quand ils n’ont pas appelé à vot­er pour le PCI, comme Lot­ta con­tin­ua. Mais c’est déjà de la sec­onde phase qu’il s’agit, et nous y revien­drons.

Ce qui est donc à l’œuvre dans cette pre­mière péri­ode, c’est une sorte de sys­tème togli­at­tien impar­fait avec d’un côté l’utilisation de la rue, l’antifascisme mil­i­tant, les man­i­fes­ta­tions de masse et les mobil­i­sa­tions organ­isées par les « groupes », et de l’autre l’action par­lemen­taire du PCI et du PSI, qui s’exerce surtout dans les insti­tu­tions et par voie de presse, pour con­tr­er le chan­tage ter­ror­iste de la DC et de ses alliés. Même les actions des Brigades rouges, pen­dant cette pre­mière péri­ode, main­ti­en­nent une ambiva­lence objec­tive entre un antifas­cisme mil­i­tant poussé à l’extrême (et con­sid­éré avec bien­veil­lance par un cer­tain nom­bre d’anciens par­ti­sans) et la con­struc­tion du par­ti armé, toute entière tournée vers la redéf­i­ni­tion de l’autonomie ouvrière.

Il est désor­mais aisé de trac­er à grands traits le por­trait du mil­i­tant moyen, qui s’est for­mé et con­stru­it durant cette phase de lutte. C’est un mil­i­tant de par­ti avec de grandes qual­ités d’exécution, qui fait preuve d’un activisme et d’une présence sans faille à tous les niveaux req­uis, qui est certes le pro­duit de sa pro­pre sit­u­a­tion de lutte, mais à qui les écoles de par­ti et les mythes de son organ­i­sa­tion four­nissent les sché­mas poli­tiques qui lui per­me­t­tent de s’orienter. Il serait toute­fois injuste d’en faire le type du mil­i­tant aliéné, expro­prié de sa pro­pre sub­jec­tiv­ité. Les aspects posi­tifs de la péri­ode, le rythme soutenu de la mobil­i­sa­tion, l’activisme par­fois aveu­gle mais à la longue effi­cace, la pra­tique nou­velle et ingénieuse de la rue, les ripostes sys­té­ma­tiques aux ­provo­ca­tions, finis­sent par impos­er et pour ain­si dire ancr­er dans l’usage un ensem­ble de pra­tiques poli­tiques qui devient struc­ture sociale, com­po­si­tion de classe – même si les signes de leur fragilité ne devien­dront patents qu’au début de la sec­onde péri­ode. »

Bien sûr, les con­cepts de « par­ti » et d’organisation, parce qu’ils nous ont été légués par le com­mu­nisme ortho­doxe ou par le com­mu­nisme de gauche et le con­seil­lisme, sont inca­pables, seuls, de ren­dre compte de la com­plex­ité du con­flit qui se joue dans une société de cap­i­tal­isme avancé. Et la thèse « lux­em­burgi­en­ne » selon laque­lle la classe agit spon­tané­ment et crée elle-même ses pro­pres instru­ments de lutte, devient pour les organ­i­sa­tions extra­parlemen­taires une lim­ite et une con­tra­dic­tion insur­monta­bles.

La péri­ode qui suc­cède à l’Automne chaud et à la nais­sance des groupes est assez con­fuse. La dynamique interne des organ­i­sa­tions les amène à inter­venir large­ment sur le ter­ri­toire, mais selon des modal­ités typ­ique­ment hiérar­chisées, aux antipodes des pra­tiques des col­lec­tifs d’ouvriers qui visent au con­traire à mêler usine et société au sein d’un même pro­jet poli­tique. Le retour vio­lent aux sché­mas de type « IIIe Inter­na­tionale » fait per­dre aux organ­i­sa­tions leur clair­voy­ance sur le con­flit qui se joue dans les usines.

Les « groupes » n’ont pas de stratégie d’usine. Leurs mil­i­tants s’exposent à l’épuration, il n’est pas rare qu’ils soient licen­ciés (sou­vent pour absen­téisme) ou qu’ils s’auto-licencient, à moins qu’ils ne se dis­simu­lent der­rière le syn­di­cat. Dans cer­taines grandes con­cen­tra­tions ouvrières du Nord, seule la frac­tion clan­des­tine main­tient un mince mail­lage organ­i­sa­tion­nel.

Les « groupes », enfer­més dans la logique de l’organisation, illu­sion­nés par le miroir défor­mant de leur rel­a­tive hégé­monie sur les luttes sociales, ne se ren­dent pas exacte­ment compte que la péri­ode qui va de 1969 à l’été 1973 « n’est pas une péri­ode d’accalmie reven­dica­tive, mais qu’elle est au con­traire mar­quée par une riche activ­ité con­tractuelle, prob­a­ble­ment la plus intense depuis l’après-guerre

11  Cette cita­tion ain­si que celles rap­portées dans la suite du texte sont extraites de Ser­gio Bologna, La tribù delle talpe, op. cit

. » Con­tin­uelle­ment pressés par les échéances de la lutte con­tre « la stratégie de la ten­sion », ils jet­tent l’essentiel de leurs forces dans de grandes batailles démoc­ra­tiques (comme par exem­ple celle du « référen­dum sur le divorce

12 Les 12 et 13 mai 1974, les Ital­iens furent invités à se pronon­cer par référen­dum sur l’abrogation de la loi For­tu­na-Basli­ni de 1970 qui avait intro­duit en Ital­ie l’institution du divorce. Le « non » l’emporta avec près de 60% des suf­frages

») et en faveur des droits civiques. Mais bien peu se ren­dent compte « de la lente marche du “sys­tème des par­tis” à l’intérieur de l’usine, parce qu’elle est masquée par une con­jonc­ture forte­ment con­flictuelle ». Tout au plus les secteurs organ­isés les plus clair­voy­ants se con­cen­trent-ils sur la lutte con­tre la restruc­tura­tion pro­duc­tive qui, si elle est néces­saire, n’en reste pas moins une bataille défen­sive. Et surtout, elle ne per­met pas de saisir la dynamique fon­da­men­tale qui con­siste à trans­fér­er pro­gres­sive­ment « toute la puis­sance poli­tique de la classe à l’organisation offi­cielle (syn­di­cat ou par­ti) », la classe rede­venant alors un élé­ment sub­al­terne, un matéri­au pour le par­ti, une force de tra­vail.

À l’automne 1973, lorsqu’explose le « par­ti de Mirafiori

13 Il en sera ques­tion de façon plus détail­lée au chapitre 8 – L’occupation de Mirafiori et l’émergence de l’autonomie comme pro­jet poli­tique, p. 408 sqq

» et que les dra­peaux rouges flot­tent sur la FIAT occupée, les « groupes » sont en réal­ité déjà par­venus au terme de leur bref cycle de vie, tan­dis que les avant-gardes de masse de l’« autonomie ouvrière » ten­tent l’ultime grande recom­po­si­tion.

« On a con­fon­du la vic­toire con­tre la stratégie de la ten­sion avec la crise de la forme-État, on a con­fon­du l’abandon for­cé par la DC des manœu­vres fas­cistes (démasquées par le mou­ve­ment) avec une crise de régime. » Les « groupes » con­tin­u­ent à par­ler de la « putré­fac­tion défini­tive du sys­tème », alors que la forme-État du sys­tème des par­tis est en réal­ité en train de se pré­par­er à une recom­po­si­tion plus autori­taire encore.

Potere operaio décidera logique­ment de se dis­soudre après l’occupation de Mirafiori en 1973. Lot­ta con­tin­ua (le groupe qui avait la plus forte iden­tité de masse, le plus suivi aus­si) entr­era égale­ment très vite dans la longue crise qui mèn­era à sa dis­so­lu­tion. Avan­guardia opera­ia (AO) entam­era une longue série de muta­tions qui, de fusions en scis­sions, mèn­era à la nais­sance de Democrazia pro­le­taria. Les marx­istes-lénin­istes de Servire il popo­lo, l’organisation la plus rigoureuse­ment bureau­cra­tique et pyra­mi­dale des années 1970, qui avait eu un cer­tain écho par­mi les pro­lé­taires (surtout au Sud), ne résis­teront pas davan­tage aux pres­sions de la « sub­jec­tiv­ité mil­i­tante » et finiront par être ren­dus au champ plus vaste de l’« autonomie organ­isée ».

dans ce chapitreRossana Rossan­da: Éloge des grou­pus­cu­laires »
  • 1
    Voir Régis Debray, Mod­este con­tri­bu­tion aux dis­cours et céré­monies offi­cielles du dix­ième anniver­saire, Maspero, 1978, rééd. Les Mille et une nuits, 1998
  • 2
    Ser­gio Bologna, Dieci inter­ven­ti sul­la sto­ria sociale, Rosenberg&Sellier, 1981
  • 3
    « Classe e par­ti­to (Da Marx a Marx) », Il Man­i­festo n° 4, sep­tem­bre 1969. Ce texte a été pub­lié en français en jan­vi­er 1970 dans le n° 282 des Temps Mod­ernes, suivi d’un long échange entre Jean-Paul Sartre et Il Man­i­festo. Ces deux textes ont été repris dans le vol­ume Il Man­i­festo, analy­ses et thès­es de la nou­velle gauche ital­i­enne, Seuil, 1971. C’est cette tra­duc­tion que nous repro­duisons ici
  • 4
    On doit à Raniero Panzieri (Tesi sul con­trol­lo operaio, 1958) et Lucio Lib­er­ti­ni (Tesi sul par­ti­to di classe, 1959) les con­tri­bu­tions les plus intéres­santes à ce sujet [NdRR]
  • 5
    En 1952, dans un arti­cle des Temps Mod­ernes (« Les com­mu­nistes et la paix », repris dans Sit­u­a­tions VI, Gal­li­mard, 1964), Jean-Paul Sartre fai­sait l’apologie du PCF en le désig­nant comme le seul pôle de rassem­ble­ment de la gauche. Claude Lefort lui répondait dans la même revue : « Si l’on observe la manière dont les ouvri­ers, dès l’origine, con­duisent leur lutte, s’opposent dans les faits à la légal­ité bour­geoise, créent des organ­ismes autonomes de lutte, des comités d’usines ou des sovi­ets, agis­sent selon de nou­velles normes sociales, alors il appa­raît que leurs reven­di­ca­tions, quelle qu’en soit la portée explicite, sont révo­lu­tion­naires. » Puis dans Social­isme ou Bar­barie : « Est-ce la peine d’ajouter que, de ce que chaque par­ti exprime à un moment don­né de son his­toire une étape néces­saire de ce développe­ment du pro­lé­tari­at, il ne résulte nulle­ment qu’on a à soutenir tou­jours le par­ti « ouvri­er » le plus fort dans le pays où l’on se trou­ve ? Seule une âme de valet ou de par­lemen­taire pour­rait tir­er une con­clu­sion pareille », « Sartre, le stal­in­isme et les ouvri­ers » [1953], repris dans Cor­nelius Cas­to­ri­adis, L’Expérience du mou­ve­ment ouvri­er (Com­ment lut­ter), 10/18, 1974. Sur la polémique Sartre / Lefort-Mer­leau-Pon­ty, voir aus­si Ian H. Bir­chall, Sartre et l’extrême gauche française, op. cit
  • 6
    Le 28 mai 1952 a lieu à Paris une man­i­fes­ta­tion con­tre la venue en France du général améri­cain Ridg­way, nom­mé à la tête de l’OTAN et accusé d’utiliser des armes bac­téri­ologiques en Corée. Jacques Duc­los, secré­taire général du PCF, est arrêté par la police. On lit dans Social­isme ou Bar­barie : « Le PC appelait les ouvri­ers à man­i­fester con­tre Ridg­way, et les ouvri­ers ne bougeaient pas ; on arrê­tait le neveu du peu­ple, et le peu­ple ne fai­sait rien. Qu’était-il arrivé ? Où était passée l’efficacité ? Depuis qua­tre ans les ouvri­ers se fai­saient bat­tre chaque fois qu’ils fai­saient grève ; mais c’était de vul­gaires luttes reven­dica­tives, de l’économique, du physi­co-chim­ique, du molécu­laire – bref sans intérêt. […] Que les ouvri­ers n’arrivent pas à réus­sir une grève pour gag­n­er cent sous de l’heure de plus, il n’y a là rien de dra­ma­tique ; après tout, Sartre « veillera à pay­er » les beef­steaks qu’ils n’auront pas mangés. Mais qu’ils ne se met­tent pas en grève lorsqu’on arrête Duc­los, cela mérite 180 + X pages des Temps Mod­ernes », « Sartre, le stal­in­isme et les ouvri­ers », art. cit
  • 7
    Ser­gio Bologna (a cura di), La tribú delle talpe, Fel­trinel­li, 1978 ( texte disponible en anglais sur lib­com).
  • 8
    Il s’agit des élec­tions lég­isla­tives du 20 juin 1976.
  • 9
    Le Par­ti­to di unità pro­le­taria est né en 1972 de la fusion entre une frange du PSIUP (emmenée par Vit­to­rio Foa) qui refu­sait de rejoin­dre le PCI, et une par­tie de la « dis­si­dence chré­ti­enne » : le courant de gauche du Movi­men­to politi­co dei lavo­ra­tori, issu des ACLI, dont la majorité rejoin­dra le PSI.
  • 10
    « Il apparut de plus en plus claire­ment dans la lutte con­tractuelle que la lutte de base était en train de mon­ter en général­ité, de sor­tir de l’usine pour impli­quer toute la struc­ture sociale. D’où la néces­sité pour le groupe de se met­tre en adéqua­tion avec le niveau du con­flit, c’est-à-dire d’agir non pas seule­ment dans l’usine, mais égale­ment à l’école, dans les quartiers, en un mot dans la métro­pole ; d’où la créa­tion d’un Col­let­ti­vo politi­co met­ro­pol­i­tano (CPM) », Sin­is­tra pro­le­taria, juil­let 1970, cité dans Soc­cor­so rosso, Brigate rosse …, op. cit. Sur l’histoire du CPM, voir égale­ment le chapitre 8 – Les orig­ines pos­si­bles de la ten­dance armée, p. 365.
  • 11
     Cette cita­tion ain­si que celles rap­portées dans la suite du texte sont extraites de Ser­gio Bologna, La tribù delle talpe, op. cit
  • 12
    Les 12 et 13 mai 1974, les Ital­iens furent invités à se pronon­cer par référen­dum sur l’abrogation de la loi For­tu­na-Basli­ni de 1970 qui avait intro­duit en Ital­ie l’institution du divorce. Le « non » l’emporta avec près de 60% des suf­frages
  • 13
    Il en sera ques­tion de façon plus détail­lée au chapitre 8 – L’occupation de Mirafiori et l’émergence de l’autonomie comme pro­jet poli­tique, p. 408 sqq