L’étudiant prolétaire

Naturelle­ment, s’agissant de ques­tions aus­si com­plex­es que celles qui ont été abor­dées aux chapitres précé­dents, la prise de con­science ne fut ni sim­ple ni linéaire. En réal­ité, des posi­tions con­tra­dic­toires ne cesseront jamais de coex­is­ter au sein du mou­ve­ment étu­di­ant, avec des con­séquences pour le moins var­iées.

À l’exception notable de Trente et de Pise, qui se dis­tinguent par la rad­i­cal­ité de leur pro­duc­tion théorique, la pre­mière phase de lutte du mou­ve­ment étu­di­ant (1967 et début 1968) se car­ac­térise surtout par une « reven­di­ca­tion d’autonomie et des thé­ma­tiques anti-autori­taires

1 Toutes les cita­tions de ce texte sont tirées de « Lot­ta di classe a Milano : operai, stu­den­ti, imp­ie­gati », Quaderni pia­cen­ti­ni, n° 38, 1969

». « Tout ce qui touche aux pro­grammes et aux con­tenus péd­a­gogiques est perçu comme rel­e­vant du “respect” de l’autonomie des étu­di­ants et de l’institution uni­ver­si­taire, face à l’ingérence du secteur indus­triel […]. La rela­tion entre for­ma­tion cul­turelle et rap­port de pro­duc­tion cap­i­tal­iste est donc vue sous l’angle d’une pure et sim­ple “ingérence”, d’une “vio­la­tion de l’autonomie”. »

Ce qu’on lit dans les textes du Palaz­zo Cam­pana – mais aus­si de beau­coup d’autres uni­ver­sités en lutte – c’est que les étu­di­ants refusent la « prédéter­mi­na­tion » que le sys­tème leur impose. Ils con­tes­tent le fait qu’« un jeune diplômé soit comme naturelle­ment ori­en­té vers un poste de tech­ni­cien dans l’industrie », c’est-à-dire poussé à la col­lab­o­ra­tion avec le sys­tème dom­i­nant, sans la moin­dre pos­si­bil­ité de faire val­oir ses pro­pres choix. Ils deman­dent à être pour ain­si dire « arrachés » à cette pro­gram­ma­tion de leur exis­tence qui se décide tout entière « en haut », ils exi­gent un renou­velle­ment rad­i­cal des con­tenus et des méth­odes d’enseignement – et revendiquent le droit de lut­ter pour la « con­struc­tion d’une société social­iste, fût-ce à l’intérieur d’un secteur déter­miné de la société ».

Il est bien évi­dent que des exi­gences de ce type, aus­si explo­sives qu’elles aient pu paraître dans un con­texte poli­tique aus­si rétro­grade, couraient le risque d’être « inté­grées » à court terme aus­si bien par les forces réformistes que par les intel­li­gences néo­cap­i­tal­istes, les uns comme les autres étant sus­cep­ti­bles d’y décel­er un « moteur » pour la mod­erni­sa­tion de l’université et sa « révo­lu­tion » pure­ment cul­turelle. Car la majorité des étu­di­ants refuse encore de « se con­sid­ér­er comme une force de tra­vail en for­ma­tion », comme une com­posante réelle du pro­lé­tari­at et s’avère inca­pable d’élaborer un dis­cours con­sis­tant sur la ques­tion de la force de tra­vail tech­nique et sci­en­tifique. Cette inca­pac­ité est con­sub­stantielle à ce début de mou­ve­ment, et elle en révèle l’esprit bour­geois et réformiste.

Mais on peut aus­si faire un détour par une autre (et riche) lec­ture, par une his­toire souter­raine, clan­des­tine, laborieuse. Une his­toire qui a com­mencé en juil­let 1960 avec les « mail­lots rayés », qui a tra­ver­sé le grand épisode de rup­ture de la piaz­za Statu­to, qui s’est sou­vent con­fon­due avec le cycle de lutte de l’ouvrier-masse et la recherche de « straté­gies autonomes de classe ». Des minorités de masse ont com­bat­tu dans la rue en sol­i­dar­ité avec les peu­ples colonisés opprimés et les révoltes des grandes citadelles cap­i­tal­istes. Elles ont dit à tra­vers les expéri­ences beat et under­ground leur refus rad­i­cal des mod­èles dom­i­nants. Elles se sont forgé un solide bagage théorique avec les expéri­ences des Quaderni rossi, de classe opera­ia et des Quaderni pia­cen­ti­ni, auprès desquels se sont for­més nom­bre de mil­i­tants opéraïstes (en Vénétie, dans le Pié­mont et en Toscane) et marx­istes-lénin­istes (par­ti­c­ulière­ment à Milan et dans le Sud).

Une généra­tion aux com­porte­ments spon­tanés, fon­da­men­tale­ment trans­gres­sifs, avait gran­di dans les grands hin­ter­lands mét­ro­pol­i­tains et dans les immenses ter­ri­toires incon­nus de la cam­pagne ital­i­enne. « On n’avait pas pris jusque-là la mesure de cette réal­ité poli­tique et de son appar­te­nance sociale au pro­lé­tari­at: les jeunes, exclus du développe­ment, reclus dans la pau­vreté de leurs per­spec­tives exis­ten­tielles presqu’autant que dans leur mis­ère matérielle. Une sit­u­a­tion d’autant plus intolérable que le développe­ment du néo­cap­i­tal­isme tend à stim­uler la demande intérieure et donc l’expansion des besoins ».

Ces jeunes sont issus de familles ouvrières, ou de la petite bour­geoisie des employés pro­lé­tarisés. Ils n’atteignent les études supérieures qu’au prix d’énormes sac­ri­fices économiques et humains, ou bien, en atten­dant d’y trou­ver une place, ils font débor­der les effec­tifs des insti­tuts tech­niques et com­mer­ci­aux. C’est en 1967–68 que « com­mence à se dessin­er la fig­ure de l’étudiant-prolétaire, celui qui est obligé d’accepter au coup par coup des emplois sous-payés pour pou­voir sur­vivre dans la grande ville. Il vit dans les quartiers sous-pro­lé­taires du cen­tre avec les émi­grés mérid­ionaux, ou alors dans les quartiers ouvri­ers de la périphérie. Il com­mence à expéri­menter des formes de col­lec­tivi­sa­tion de l’existence, des formes de vie en com­mun, de partage du loge­ment et du salaire (il s’agit bien là de « con­di­tions matérielles » et non d’un choix ou d’un refus délibéré comme dans les expéri­ences beat). Tout cela accélère l’homogénéisation du mou­ve­ment, sa ­pro­lé­tari­sa­tion sub­jec­tive.

Ces deux his­toires par­al­lèles sem­blent con­fluer dans le mou­ve­ment étu­di­ant, dans l’explosion des luttes de 1968. Car si en 1968 la com­posante étu­di­ante majori­taire garde la haute main sur les énon­cés du mou­ve­ment, der­rière ces dis­cours, se bous­cule toute une gamme de reven­di­ca­tions et de débats internes qui se font de plus en plus pres­sants. Au fonde­ment de la révolte des étu­di­ants anti­au­tori­taires, surtout dans sa phase ini­tiale, il y a la ter­reur de l’usine. L’usine est perçue comme le des­tin menaçant que la plan­i­fi­ca­tion cap­i­tal­iste réserve à la force de tra­vail tech­nique et sci­en­tifique. Face à ce des­tin, l’intellectuel réag­it d’abord en invo­quant les valeurs human­istes que l’usine pié­tine, détru­it, et réduit à ce qu’elles sont en fin de compte: des formes vides, juste bonnes à occul­ter la sub­or­di­na­tion effec­tive des hommes au proces­sus d’accumulation. La réponse des étu­di­ants au proces­sus de pro­lé­tari­sa­tion en cours est fon­da­men­tale­ment démoc­rate et human­iste. Mais elle est per­dante. L’usine va engloutir inex­orable­ment la société, et avec elle le tra­vail intel­lectuel. »

Les étu­di­ants-pro­lé­taires, les jeunes chômeurs, les étu­di­ants fuori sede

2 Le terme ital­ien fuori sede désigne les étu­di­ants qui, n’étant pas orig­i­naires de la ville où ils étu­di­ent, sont coupés des ressources de la famille et de l’accès au loge­ment

sont ani­més par un égal refus de l’usine. Mais chez eux ce refus est nour­ri par une mémoire de classe, et par le con­stat que ni l’école ni l’université ne leur servi­ront à s’émanciper de leur con­di­tion sociale et de leur sub­or­di­na­tion. Ces com­posantes intro­duisent dans les luttes étu­di­antes les ques­tions de la mis­ère matérielle, des besoins de classe, de la vio­lence des aspi­ra­tions, du refus des médi­a­tions cul­turelles.

« Cette ten­dance peine à se con­stituer, et en par­ti­c­uli­er à trou­ver des formes d’expression intel­li­gi­bles, à pro­duire un dis­cours homogène. Au print­emps 1968, l’unique manière dont elle se man­i­feste sem­ble être la recherche per­ma­nente de la rad­i­cal­i­sa­tion dans l’affrontement. Elle refuse de se laiss­er réduire au sché­ma « con­tes­ta­tion, cul­ture cri­tique, renou­velle­ment de l’institution »: elle descend dans la rue, elle accepte l’affrontement avec la police, elle fab­rique ses pre­miers et rudi­men­taires cock­tails Molo­tov, elle se livre à des actes de dégra­da­tion dans les locaux de l’université (que l’étudiant con­tes­tataire voudrait réformer dans l’ordre et la pro­preté). Sou­vent, elle refuse la logique démoc­ra­tique de l’assemblée et lui préfère des actions d’apparence minori­taire, mais qui sont sus­cep­ti­bles d’amener l’ensemble du mou­ve­ment à franchir des pas décisifs. » Elle puise sou­vent son sub­strat théorique dans la cul­ture et la pra­tique poli­tiques des intel­lectuels opéraïstes et marx­istes-lénin­istes, même si elle s’ancre fon­da­men­tale­ment là où le vécu de cha­cun se mêle à la révolte exis­ten­tielle et anti­au­tori­taire.

« On ne saurait réduire mécanique­ment ces deux ten­dances, qui se croisent et se côtoient tout au long du mou­ve­ment de 68, à un con­flit entre organ­i­sa­tions – même si l’aile réformiste choisit plutôt pour inter­locu­teurs les forces démoc­ra­tiques et les groupes liés au PCI ou à la gauche catholique, tan­dis que l’aile rad­i­cale se réfère le plus sou­vent aux groupes révo­lu­tion­naires nais­sants. » En réal­ité, elles se fréquentent régulière­ment et s’agrègent lors des occu­pa­tions, ce qui con­tribue à déplac­er les posi­tions des lead­ers de la con­tes­ta­tion. Bien évidem­ment, la pres­sion exer­cée par la com­posante rad­i­cale fait obsta­cle au pro­jet cap­i­tal­iste de « récupéra­tion » des luttes à des fins de mod­erni­sa­tion. Elle con­tribue à « désoc­cul­ter », à don­ner une dimen­sion con­crète à la ques­tion qui est alors véri­ta­ble­ment cen­trale: « le prob­lème de la con­sti­tu­tion d’un mou­ve­ment de lutte glob­al, au sein duquel la force de tra­vail ouvrière, la force de tra­vail tech­nique et sci­en­tifique et la force de tra­vail en for­ma­tion, for­meraient un pro­jet unique de luttes sur le salaire et con­tre l’organisation du tra­vail. En cela, on peut affirmer que le proces­sus d’identification sub­jec­tive du mou­ve­ment étu­di­ant avec les luttes ouvrières doit beau­coup à cette ten­dance qui, bien qu’initialement minori­taire et peu dis­erte, réus­sit à con­trari­er tous les efforts du courant majori­taire (réformiste et con­tes­tataire) pour trou­ver une issue pos­i­tive à la crise de l’université. »

dans ce chapitre« Andrea Val­carenghi: 1968, Milan mag­ique« Un poignard dans le cœur de la ville cap­i­tal­iste » »
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    Le terme ital­ien fuori sede désigne les étu­di­ants qui, n’étant pas orig­i­naires de la ville où ils étu­di­ent, sont coupés des ressources de la famille et de l’accès au loge­ment