Des bancs publics aux centres sociaux

Les pre­miers événe­ments survi­en­nent à Milan en 1975–76. De larges parts de la jeunesse des loin­taines périphéries de la métro­pole inven­tent spon­tané­ment des formes inédites d’agrégation, à par­tir de la cri­tique de la mis­ère de leur quo­ti­di­en: la con­di­tion d’étudiants pour cer­tains, celle de chômeurs pour d’autres, celle d’ouvriers pré­caires et sous-payés pour la plu­part. Pour tous, indif­férem­ment, il y a la ques­tion du « temps libre », un temps vécu comme une assig­na­tion au vide, à l’ennui, à l’aliénation.

« Devant la petite gare de Lim­bi­ate, dans la ban­lieue de Milan, il y a quelques bancs publics. “Les bancs ont pris la couleur de nos jeans” dit Vin­cen­zo à une ­ving­taine de jeunes qui depuis des années, en atten­dant du tra­vail ou après le tra­vail, se rassem­blent sur la petite place. Même les bancs publics n’en pou­vaient plus de nous sup­port­er; on nous chas­sait des bars parce qu’on était des chevelus, des drogués, mais surtout parce qu’on ne con­som­mait pas beau­coup […]. Alors autant rester dans le froid, sur les bancs, au moins tu pou­vais par­ler de toi, de tes soucis, mêmes per­son­nels, trou­ver une sol­i­dar­ité en réponse à tes états d’âme. Je ne sais pas si ce qu’on vivait sur les bancs, ça peut s’appeler une “prise de con­science”, mais le fait est qu’à un moment il n’y a plus eu assez de bancs parce qu’il y avait tou­jours plus de jeunes de toutes sortes qui se ren­con­traient là, et plus seule­ment pour la drogue. Lente­ment, l’envie a mûri de faire quelque chose de plus, quelque chose enfin: nous étions trop jeunes pour accepter de moisir ici

1 Extrait de l’anthologie Sarà un risot­to che vi sep­pel­lirà Mate­ri­ali di lot­ta dei Cir­coli pro­le­tari gio­vanili di Milano, Squilib­ri, 1977

. »

Les Cir­coli del pro­le­tari­a­to gio­vanile nais­sent de cette mise en dis­cus­sion col­lec­tive des con­di­tions matérielles d’existence. En l’espace de quelques mois, ils occu­pent des dizaines de bâti­ments, jusque dans le cen­tre de Milan, et trans­for­ment d’anciennes usines aban­don­nées, des églis­es décon­sacrées, des vil­las, des apparte­ments, des maisons vides, en cen­tres soci­aux.

Ces espaces occupés, où se suc­cè­dent les ini­tia­tives sur les con­di­tions de vie de la jeunesse, con­nais­sent une grande afflu­ence. Pour les ren­dre publiques, on a recours aux out­ils clas­siques: petits fanzines, tracts, affich­es, mais on en réin­vente le graphisme, les couleurs, la mise en page, en s’inspirant surtout des mod­èles his­toriques de la presse créa­tive under­ground.

« La con­di­tion dans laque­lle nous vivons, nous les jeunes, ne cesse de se détéri­or­er avec la pro­gres­sion con­tin­uelle de la crise que les patrons imposent aux pro­lé­taires, avec la vie chère et le chô­mage. C’est pour ça qu’il y a de moins en moins de pos­si­bil­ités pour un jeune de trou­ver du tra­vail: les emplois tem­po­raires, sans con­trat, sous-payés, nous main­ti­en­nent dans une sit­u­a­tion de survie de plus en plus pré­caire. Il est de plus en plus dif­fi­cile pour un jeune de décider de sa vie de manière autonome, de quit­ter le domi­cile famil­ial.

Vivre dans les ghet­tos, accepter pas­sive­ment l’aliénation que nous impose la vie dans cette ville, être mar­gin­al­isés, tenus à l’écart de l’organisation de la vie parce qu’on n’a pas de tra­vail, parce qu’on n’a pas de lieu où s’organiser et lut­ter à par­tir de nos besoins, tout cela nous con­traint à accepter des emplois de merde, à rester sans loge­ment, à n’avoir aucun choix dans l’usage de notre temps libre, con­traints tou­jours à la pas­siv­ité […].

Nous affir­mons que cette sit­u­a­tion peut et doit cess­er. Nous voulons avoir le droit d’organiser notre vie, de décider de notre bon­heur.

Beau­coup d’entre nous ont refusé de fonder une famille, beau­coup ont refusé le chan­tage des patrons: “si tu ne te maries pas, tu n’as pas droit au loge­ment.” Si tu n’as pas les garanties morales de la famille, les pro­prié­taires ne veu­lent rien te louer.

À cela s’ajoute le prix des loy­ers: nous n’avons pas les moyens de pay­er les loy­ers de voleurs qui nous sont imposés. Parce que nous ne voulons pas vivre dans un monde fer­mé et indi­vid­u­al­iste, où on ne ques­tionne jamais la manière dont nous vivons notre vie privée, nous récu­sons la sépa­ra­tion entre vie privée et vie ­sociale.

Ce monde nous refuse dès notre nais­sance la moin­dre sécu­rité: il nous oblige à adopter des com­porte­ments et des mod­èles qui ne sont pas les nôtres et qui génèrent un faux vivre-ensem­ble, basé sur les chan­tages affec­tifs, la cul­pa­bil­ité, la pro­priété, la néga­tion de l’autonomie de l’individu.

Le mou­ve­ment du jeune pro­lé­tari­at est né de la volon­té de créer des lieux de ren­con­tre pour débat­tre et pour organ­is­er dif­férem­ment notre temps libre. Il a main­tenant besoin d’aller plus loin, en prenant posi­tion sur le tra­vail, sur la famille, sur les autres. Nous devons créer notre pro­pre organ­i­sa­tion et devenir une caté­gorie sociale soudée, qui exprime le besoin de com­mu­nisme déjà présent aujourd’hui dans les luttes ouvrières, chez les sol­dats, chez les chômeurs organ­isés ou dans le mou­ve­ment des femmes, qui pro­pose d’ores et déjà d’autres manières d’instituer les rap­ports entre hommes et femmes, entre indi­vidu et nature, entre vie privée et vie sociale, entre tra­vail et temps libre.

Sor­tir de la crise ne veut pas dire « se ser­rer la cein­ture », mais en finir avec cette façon de vivre et de tra­vailler. Ces derniers mois, nous avons occupé des loge­ments qui étaient vides depuis des années. Nous avons organ­isé ces occu­pa­tions (il y en a déjà cinq à Milan) avec des cama­rades qui ont décidé spon­tané­ment de refuser l’isolement.

Nous ne voulons pas vivre selon le mod­èle famil­ial, nous voulons vivre de manière autonome; pour autant nous ne voulons pas que les rap­ports « com­mu­nau­taires » dans les maisons occupées repro­duisent des rôles qui ressem­blent à ceux la famille, nous voulons com­mencer à vivre notre vie, avec toutes les con­tra­dic­tions qu’impliquent nos choix – mais au moins c’est nous qui l’aurons voulu.

Le mou­ve­ment d’occupation des jeunes pro­lé­taires n’en est qu’à ses débuts; pour gag­n­er, pour obtenir le droit au loge­ment, y com­pris pour nous, il faut qu’il s’étende et devi­enne une lutte de masse. Cela per­me­t­tra aus­si d’ouvrir le débat sur l’ensemble des besoins de la jeunesse et de bâtir son organ­i­sa­tion sur un pro­gramme et des objec­tifs plus artic­ulés. Pour cela, nous invi­tons dès main­tenant tous/tes les cama­rades à nous rejoin­dre dans les lieux occupés où, entre autres choses, ils pour­ront s’inscrire sur la liste des prochaines occu­pa­tions

2 Ibi­dem

. »

Les Cir­coli del pro­le­tari­a­to gio­vanile obti­en­nent très vite l’appui décisif d’organisations poli­tiques et cul­turelles déjà bien implan­tées.

Le cir­cuit de Re Nudo suit depuis ses débuts la tra­jec­toire de ce mou­ve­ment, qui fonde son action sur cette « nou­velle manière de faire de la poli­tique » qu’illustre le slo­gan « le per­son­nel est poli­tique ». Re Nudo voit dans les ini­tia­tives des Cir­coli une réal­i­sa­tion de son engage­ment con­tre-cul­turel depuis près d’une décen­nie. Les struc­tures poli­tiques de Lot­ta con­tin­ua, en crise depuis la dis­so­lu­tion formelle de l’organisation au con­grès de Rim­i­ni l’année précé­dente, fourniront aux Cir­coli non seule­ment un « sou­tien » organ­i­sa­tion­nel, mais aus­si un nom­bre non nég­lige­able de ses mil­i­tants les plus jeunes et les plus déçus par une expéri­ence poli­tique struc­turée par des logiques de par­ti.

Après une pre­mière phase con­sti­tu­ante, les Cir­coli décou­vrent qu’ils con­stituent une force poli­tique et sociale, et qu’ils peu­vent exercer cette force. Ils s’engagent alors dans une phase de coor­di­na­tion de toutes les expéri­ences. C’est l’occasion pour des cen­taines de jeunes d’amorcer les pre­miers échanges théoriques et ­idéologiques sur le rap­port au tra­vail, l’usage des drogues, l’utilisation du temps libre, le rap­port à l’organisation poli­tique et par con­séquent au pro­gramme, aux ini­tia­tives et aux formes de lutte les plus per­ti­nentes. On débat de la façon de gér­er un espace occupé, du rap­port avec le quarti­er qui l’environne, des moyens de résis­ter aux expul­sions poli­cières, etc. La cul­ture des groupes extra­parlemen­taires est vive­ment cri­tiquée parce qu’on la juge impro­pre à favoris­er une agré­ga­tion de masse des jeunes pro­lé­taires. La com­po­si­tion sociale des Cir­coli com­prend une majorité de jeunes ouvri­ers, appren­tis et employés des petites usines de l’hin­ter­land milanais et une minorité de chômeurs et d’étudiants des fil­ières pro­fes­sion­nelles. Il y a peu de femmes parce que dans les ghet­tos de l’hin­ter­land et dans les familles pro­lé­taires elles se heur­tent à des obsta­cles sou­vent insur­monta­bles ne serait-ce que pour sor­tir le soir.

Au cours de cette pre­mière péri­ode, si les jeunes des Cir­coli descen­dent des ban­lieues vers le cen­tre-ville, ce n’est plus par ban­des ou par petits groupes pour traîn­er au coin des rues, dans les squares, les bars sor­dides, les ciné­mas de troisième caté­gorie

3 « Le ciné­ma des années 1950, 60 et 70 était divisé en trois cir­cuits. La pri­ma visione con­sti­tuée de ciné­mas de pre­mière exclu­siv­ité qui étaient implan­tés de manière dis­pro­por­tion­née dans les villes les plus impor­tantes, en par­ti­c­uli­er à Rome et dans le Nord, s’adressait à un pub­lic rel­a­tive­ment bien instru­it, for­tuné, jeune et de la classe moyenne. La terza visione, con­sti­tuée de ciné­mas de troisième exclu­siv­ité situés de manière dis­pro­por­tion­née dans les villes les plus petites et les périphéries et les zones rurales, surtout dans le Mez­zo­giorno, s’adressait a un pub­lic moins instru­it, plus pau­vre, plus vieux et appar­tenant davan­tage à la classe ouvrière […] Alors que ceux de la pri­ma visione étaient des spec­ta­teurs de films […], leurs homo­logues de la terza visione allaient au ciné­ma plus par habi­tude que pour voir un film en par­ti­c­uli­er, en se ser­vant de la salle comme un endroit de détente et de social­i­sa­tion. » Kei­th H. Brown, « le gial­lo – 1930–2009 », in Franck Lafond (dir.), Cauchemars ital­iens, vol. 2 : Le ciné­ma hor­ri­fique, L’Harmattan, 2011

et les dis­cothèques, mais pour jouer de la musique et danser en masse; pour en découdre et revendi­quer le droit de se réu­nir pour faire la fête. Et les fêtes domini­cales devi­en­nent, dans cette pre­mière péri­ode, l’occasion de con­cen­tr­er tout ce qui tend à « réap­pro­prier la vie ».

Lors de ces rassem­ble­ments, il n’est pas rare que survi­en­nent des inci­dents et des affron­te­ments avec la police. On com­mence à pra­ti­quer de plus en plus osten­si­ble­ment des formes de réap­pro­pri­a­tion de marchan­dis­es, en expro­pri­ant des bou­tiques de luxe et des mag­a­sins d’alimentation. Les jour­naux et les forces poli­tiques ne peu­vent plus ignor­er ce qui est devenu un phénomène de masse, mais leurs pris­es de posi­tion témoignent de leur inca­pac­ité absolue d’en com­pren­dre les raisons. Ce qui pré­domine au bout du compte, c’est la dia­boli­sa­tion et l’encouragement à la crim­i­nal­i­sa­tion. Pen­dant ce temps, les Cir­coli dif­fusent leur pro­gramme, Ribel­lar­si, è ora? Sì

4 « Se rebeller, c’est l’heure? Oui ! » in Sarà un risot­to…, op. cit

:

« Nous sommes expro­priés de tout, soumis au pire esclavage du tra­vail salarié, ou con­damnés à en rester exclus au prix de la plus humiliante mis­ère matérielle et de la pire désagré­ga­tion humaine.

Notre vie est dévorée par 8 ou 10 heures d’exploitation quo­ti­di­enne; le temps libre n’est plus qu’un sor­dide ghet­to, à la recherche dés­espérée d’une éva­sion pos­si­ble. Nous sommes con­damnés à nous sen­tir inutiles dans cette société qui détru­it les rap­ports soci­aux, les rap­ports humains. Com­ment pour­rions-nous ne pas vouloir tout? Vouloir être les maîtres de notre vie, du présent et du futur? Vouloir décider nous-mêmes de l’éducation de notre corps, de nos sens et de notre esprit? Vouloir décider nous-mêmes de notre tra­vail: com­bi­en – pourquoi – com­ment tra­vailler?

Voilà pourquoi nous affir­mons que nous voulons tout! Voilà pourquoi nous affir­mons qu’il est temps de se rebeller!

Nous faisons des fêtes parce que nous voulons nous amuser, être ensem­ble, affirmer notre droit à la vie, au bon­heur, à un nou­v­el être ensem­ble.

Nous occupons des immeubles parce que nous avons besoin de lieux de ren­con­tres et d’échanges, pour faire de la musique et du théâtre, pour inven­ter, de lieux qui soient une alter­na­tive à la vie en famille.

Nous faisons les ron­des pour défendre les appren­tis con­tre la sur­ex­ploita­tion, pour faire obsta­cle au deal d’héroïne, pour vir­er les fas­cistes.

Nous faisons des groupes d’autoconscience pour mieux nous con­naître, pour affron­ter col­lec­tive­ment et poli­tique­ment nos prob­lèmes indi­vidu­els et ­per­son­nels.

Nous organ­isons des assem­blées sur la ques­tion de l’héroïne parce que nous voulons con­stru­ire ensem­ble, y com­pris avec ceux qui se piquent, une alter­na­tive de vie et non pas de mort, et pour vir­er les fas­cistes et les mafieux qui dealent pour le fric.

Nous lut­tons et nous faisons grève dans les usines parce que nous voulons tra­vailler moins et mieux, c’est-à-dire avec le pou­voir en main. Voilà les choses con­crètes qu’exprime notre mou­ve­ment. Voilà notre désir de com­mu­nisme, enten­dez: du pain et des ros­es.

Jeunes = crim­inels

Les jour­naux bour­geois nous dis­ent: “vous ne voulez pas tra­vailler, vous êtes des drogués, vous êtes des délin­quants, des vio­lents, aux mœurs légères, de jeunes hip­pies et des guerilleras fémin­istes.” Exam­inons ces accu­sa­tions l’une après l’autre.

Mais va boss­er!

C’est ce qu’on nous dit tou­jours, qu’on tra­vaille ou qu’on soit chômeur.

Car nous sommes bien d’accord avec cet ouvri­er améri­cain qui déclarait dans une inter­view: “Si un matin je me lev­ais avec l’envie d’aller tra­vailler, j’irais immé­di­ate­ment voir un psy­cho­logue.” Et c’est exacte­ment pour cela que l’absentéisme existe, et aus­si la grève.

Le tra­vail, abstraite­ment et aus­si con­crète­ment, ce n’est pas beau, c’est seule­ment une déplaisante néces­sité. Mais même cette néces­sité, les patrons nous la font démesuré­ment pay­er. Tra­vailler, cela veut dire dès notre jeune âge recom­mencer la vie de nos pères, huit heures à la chaîne ou au bureau, tou­jours oblig­és de ren­dre des comptes à un chef, avec comme seule per­spec­tive, pour nous les jeunes, d’être opprimés et exploités notre vie tout entière.

Com­ment pour­rait-on alors avoir envie de tra­vailler? Devant l’effort que cela coûte, seule l’idée de décider nous-mêmes com­ment, com­bi­en et à quoi tra­vailler pour­rait don­ner quelques résul­tats. Ce n’est en tout cas pas l’invitation aux sac­ri­fices et le nou­veau mod­èle de développe­ment ou d’exploitation qui y parvien­dra.

Nous accuser de ne pas avoir envie de tra­vailler, quand ce sont les bour­geois qui par­lent, n’est que pure hypocrisie.

Drogués?

Ici, il faut dis­tinguer. S’agissant des jeunes qui meurent de l’héroïne, nous avons des accu­sa­tions pré­cis­es à for­muler. Le traf­ic inter­na­tion­al d’héroïne est aux mains de la CIA et de la grande mafia (cou­verte par la DC). L’héroïne est un pro­duit du cap­i­tal­isme: ce n’est pas un hasard si c’est aux États-Unis qu’elle est la plus répan­due, c’est-à-dire dans la société bour­geoise la plus dévelop­pée. La seule per­spec­tive que le cap­i­tal­isme est en mesure de don­ner aux jeunes, c’est la mort de l’envie de vivre, la soumis­sion, l’autodestruction pour ceux qui ne “s’intègrent” pas, ou les guer­res impéri­al­istes.

En Ital­ie, la vente d’héroïne est dirigée par le tan­dem mafia-fas­cistes, qui a trou­vé là une manière tout à fait cynique d’accumuler le cap­i­tal et de faire taire ceux qui indi­vidu­elle­ment se rebel­lent. Qui est le respon­s­able de la désagré­ga­tion humaine, matérielle et cul­turelle des jeunes? Ou bien tu avales cette soupe (con­formisme, sur­ex­ploita­tion, chô­mage, soli­tude) ou bien tu sautes par la fenêtre

5 O man­gi ques­ta mines­tra o salti dal­la fines­tra dit une expres­sion pop­u­laire ital­i­enne

: telle est la loi qu’on impose aux jeunes. Quelles valeurs humaines de vie, de com­mu­ni­ca­tion, la bour­geoisie offre-t-elle? La soli­tude, l’ennui, le triste con­sumérisme, l’inutilité sociale, l’expropriation des indi­vidus et des mass­es de la vie sociale, cul­turelle, poli­tique.

Qui a fait du corps de la femme, des rela­tions entre les per­son­nes, des marchan­dis­es? Qui a con­stru­it une société de mil­lions de drogués: drogués aux psy­chotropes pour s’endormir après huit heures d’exploitation (les tran­quil­lisants); drogués aux psy­chotropes pour avoir l’énergie de tra­vailler (les stim­u­lants, y com­pris le café); drogués au tabac pour calmer la ten­sion nerveuse que véhicu­lent quo­ti­di­en­nement les rap­ports soci­aux et humains; drogués à la télévi­sion, à l’alcool (quand tu bois tu ne pens­es à rien, bois, ça passera)? Essayons d’imaginer Milan un mois sans ces drogues… Et tout cela pour la société du prof­it.

Quand ils nous trait­ent de drogués, ils pensent à ces inof­fen­sives et agréables cig­a­rettes ou à ces infu­sions de haschisch qui aident à com­mu­ni­quer et “dés­in­hibent” comme un litre de Bar­bera, un jeu, et alors ça n’est pas notre prob­lème.

Délin­quants?

Ceux qui n’ont pas de tra­vail, ceux qui n’ont pas assez d’argent parce qu’ils n’en ont pas beau­coup, ceux qui ne veu­lent pas avaler cette soupe, la soupe de l’esclavage du tra­vail salarié, et qui n’ont pas la force de s’organiser col­lec­tive­ment et poli­tique­ment con­tre les dif­férents respon­s­ables, ceux qui, pour se sen­tir exis­ter n’ont plus d’alternative que de vol­er ou de se piquer, il est pos­si­ble que ceux-là cherchent une solu­tion indi­vidu­elle et qu’ils glis­sent dans ce qu’on appelle la « délin­quance ». Mais le ter­rain sur lequel ce choix, sou­vent con­traint, s’opère, c’est la bour­geoisie qui l’a pré­paré et qui l’impose, pas les pro­lé­taires. Les jeunes qui finis­sent en prison pour vol ou pour déten­tion de petites quan­tités de drogue ne sont pas des crim­inels. Les crim­inels, encore une fois, ce sont les patrons.

Vio­lents?

Est-ce que nous sommes vio­lents? Oui, nous sommes por­teurs de toute la vio­lence que vous nous avez fait subir et que vous nous faites subir quo­ti­di­en­nement. Nous gar­dons le sou­venir des cama­rades assas­s­inés par les fas­cistes ou par la police, des jeunes morts de l’héroïne, ou tués de sang-froid pour avoir com­mis de menus larcins. Mais pour nous, la vio­lence n’est pas l’essentiel, elle est tout au plus un moyen: nous sommes paci­fiques parce que nous voulons vivre, mais nous ne sommes pas paci­fistes parce que nous avons appris à con­naître le pou­voir et la manière dont l’exerce la bour­geoisie.

Organ­isons-nous.

Nous ne pro­posons aux jeunes qu’une seule chose: s’organiser, sor­tir des bars et des cuisines et faire dix, cent, mille cer­cles de la jeunesse; dix, cent, mille fêtes; dix, cent, mille spec­ta­cles de théâtre de rue; dix, cent, mille moments d’autoconscience; dix, cent, mille occu­pa­tions de maisons et d’immeubles, dix, cent, mille ron­des dans les quartiers.

Organ­isons-nous pour pren­dre en main notre présent et notre futur.

Fêtes.

Les fêtes, comme le théâtre, sont des moments impor­tants si l’on a envie de com­mu­ni­quer quelque chose. C’est dans les fêtes que le mou­ve­ment des jeunes de Milan a gran­di et qu’il a trou­vé des moments d’unité. Les fêtes ne sont ni une alter­na­tive par­tielle à l’usage du temps libre (une façon de redonner quelques couleurs au ghet­to de la mar­gin­al­ité), ni un moyen détourné, et donc instru­men­tal, de servir des dis­cours dans une logique de paroisse rouge et de catéchisme de gauche. La fête, surtout lorsqu’elle célèbre la défaite de ton enne­mi, est aujourd’hui un fait poli­tique, une manière de ren­dre poli­tique le per­son­nel et per­son­nel le poli­tique. La fête est la célébra­tion de la vic­toire sur ceux qui t’oppriment, que ce soit le patron ou la nature. La fête du print­emps était la célébra­tion de la défaite de l’hiver.

Les fêtes sont aujourd’hui des moments gag­nés sur la soli­tude et l’ennui aux­quels nous con­traint la bour­geoisie. Elles sont des moments de com­mu­ni­ca­tion, de con­nais­sance, où l’on voit et où l’on ren­con­tre beau­coup d’êtres humains.

Et les fêtes sont aus­si des moments de con­flit sur le plan per­son­nel, parce qu’elles sont des lieux où s’expérimentent les rap­ports humains, les com­porte­ments, la cul­ture des jeunes. Aujourd’hui, dans les fêtes, nous exp­ri­mons notre besoin de nou­veauté. Les fêtes sont un moment impor­tant où l’on accu­mule de la force: util­isons-la.

Les patrons nous ont relégués dans le ghet­to du temps libre. Nous voulons, à l’inverse, pren­dre pos­ses­sion du temps libre pour le retourn­er con­tre – et dans – le temps occupé.

Les ron­des.

Les ron­des de vig­i­lance représen­tent un saut qual­i­tatif impor­tant pour le mou­ve­ment de la jeunesse. Il est prévis­i­ble qu’au cours de cette cam­pagne élec­torale, les provo­ca­tions fas­cistes se mul­ti­pli­eront dans les quartiers. S’ils veu­lent créer un cli­mat de ter­reur (atten­tats, incendies, agres­sions au couteau), s’ils veu­lent répéter à l’échelle du pays ce qu’ils ont fait par le passé à Savone6 Entre avril 1974 et mai 1975, 12 atten­tats à la bombe touchent Savone et sa périphérie. Sans jamais aboutir, les enquêtes ouvertes à par­tir de 1979 met­tront en avant la respon­s­abil­ité de mil­i­tants néo­fas­cistes, ils nous trou­veront prêts à leur don­ner la réponse qu’ils méri­tent.

La vig­i­lance per­ma­nente, les rassem­ble­ments, les ron­des qui con­trô­lent et défend­ent les quartiers comme cela se passe déjà dans les usines, sont désor­mais un devoir pour les jeunes. Les ron­des sont néces­saires pour la vig­i­lance antifas­ciste, pour faire face à la cam­pagne élec­torale du MSI, mais elles sont aus­si néces­saires pour met­tre en pra­tique le pro­gramme, les besoins que nous exp­ri­mons.

Les ron­des pour dénon­cer poli­tique­ment les patrons et les petits patrons qui sur­ex­ploitent les appren­tis et les mineurs sans con­trat de tra­vail (à Cinisel­lo, une trentaine de jeunes se sont ren­dus devant la bou­tique d’un coif­feur où deux appren­tis étaient con­traints de faire des heures sup­plé­men­taires et ils ont imposé à la patronne de respecter les droits des deux jeunes); les ron­des qui repèrent les postes de tra­vail et imposent l’embauche des chômeurs; les ron­des qui enquê­tent sur le tra­vail au noir et sur le tra­vail pré­caire; les ron­des qui veil­lent dans la rue, dans les lieux de deal d’héroïne; les ron­des qui s’opposent aux heures sup­plé­men­taires; les ron­des qui réqui­si­tion­nent des immeubles et des apparte­ments pour les attribuer aux jeunes qui cherchent un loge­ment; les ron­des qui s’attaquent aux sym­bol­es et aux respon­s­ables de la marchan­di­s­a­tion des rap­ports humains et du corps de la femme (par exem­ple les spec­ta­cles de strip-tease); les ron­des qui empêchent les familles les plus rétro­grades d’enfermer les jeunes et les filles à la mai­son. Les ron­des qui font des murales, des graf­fi­tis sur les murs, qui retouchent les affich­es élec­torales de la DC, qui impro­visent des échanges avec les gens dans la rue (à tra­vers le théâtre de rue par ex.) […]

La liste des cours­es

Nos besoins dans cette société ont un prix qui se paie en mon­naie: aller dans un ciné­ma un peu décent, se déplac­er dans la ville et au-delà, ne pas dépen­dre de sa famille, trou­ver un loge­ment, écouter de la musique, avoir des livres, du vin, des belles choses, tout cela coûte de l’argent.

Si on est chômeur, on est obligé de réduire ses besoins. C’est pour cette rai­son que nous voulons tra­vailler tous mais moins, et après être allés à l’école gra­tu­ite­ment. […]

Nous dis­ons aux jeunes qu’il faut s’organiser, chercher des emplois col­lec­tive­ment, impos­er des embauch­es aux patrons qui font faire des heures sup­plé­men­taires, qui n’emploient pas, qui ne rem­pla­cent pas le turn-over.

Nous voulons éradi­quer le tra­vail au noir, les emplois pré­caires, sans con­trat de tra­vail. Il est indé­cent que des mineurs soient réduits à se faire exploiter.

Nous voulons des com­munes agri­coles. Pour retourn­er aux ter­res du Sud, aux zones agri­coles dépe­u­plées par l’émigration for­cée, nous voulons l’intervention et le finance­ment de l’État pour indus­tri­alis­er l’agriculture, pour fonder des mil­liers de com­munes agri­coles mod­ernes.

Nous voulons la réqui­si­tion d’immeubles et d’appartements où nous retrou­ver et faire l’expérience de la vie com­mu­nau­taire, comme alter­na­tive à la famille, pour jouer de la musique, dis­cuter, se con­naître col­lec­tive­ment.

Nous voulons une loi. Une loi? Oui, une loi, qui libéralise l’usage et la déten­tion de drogues légères, sous le con­trôle d’un mono­pole d’État (comme le tabac) et qui per­me­tte que les jeunes vic­times de l’héroïne, plutôt que de finir en prison, dis­posent au plus vite de struc­tures de soin effi­caces.

Nous voulons des espaces verts et qu’en plus du 1er mai, le pre­mier jour du print­emps soit lui aus­si fête nationale, parce que nous aimons la nature, la végé­ta­tion, les ani­maux et les mon­tagnes… quand naturelle­ment nous par­venons à les maîtris­er. La nature doit être au ser­vice de l’homme et non pas du prof­it. C’est au nom de la loi du prof­it que les patrons pol­lu­ent l’air, l’eau, la nour­ri­t­ure, l’environnement, le corps et l’esprit des tra­vailleurs. »

dans ce chapitre« La crise du mil­i­tan­tismePar­co Lam­bro: la fin de l’idéologie de la fête »
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    Extrait de l’anthologie Sarà un risot­to che vi sep­pel­lirà Mate­ri­ali di lot­ta dei Cir­coli pro­le­tari gio­vanili di Milano, Squilib­ri, 1977
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    Ibi­dem
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    « Le ciné­ma des années 1950, 60 et 70 était divisé en trois cir­cuits. La pri­ma visione con­sti­tuée de ciné­mas de pre­mière exclu­siv­ité qui étaient implan­tés de manière dis­pro­por­tion­née dans les villes les plus impor­tantes, en par­ti­c­uli­er à Rome et dans le Nord, s’adressait à un pub­lic rel­a­tive­ment bien instru­it, for­tuné, jeune et de la classe moyenne. La terza visione, con­sti­tuée de ciné­mas de troisième exclu­siv­ité situés de manière dis­pro­por­tion­née dans les villes les plus petites et les périphéries et les zones rurales, surtout dans le Mez­zo­giorno, s’adressait a un pub­lic moins instru­it, plus pau­vre, plus vieux et appar­tenant davan­tage à la classe ouvrière […] Alors que ceux de la pri­ma visione étaient des spec­ta­teurs de films […], leurs homo­logues de la terza visione allaient au ciné­ma plus par habi­tude que pour voir un film en par­ti­c­uli­er, en se ser­vant de la salle comme un endroit de détente et de social­i­sa­tion. » Kei­th H. Brown, « le gial­lo – 1930–2009 », in Franck Lafond (dir.), Cauchemars ital­iens, vol. 2 : Le ciné­ma hor­ri­fique, L’Harmattan, 2011
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    « Se rebeller, c’est l’heure? Oui ! » in Sarà un risot­to…, op. cit
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    O man­gi ques­ta mines­tra o salti dal­la fines­tra dit une expres­sion pop­u­laire ital­i­enne
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    Entre avril 1974 et mai 1975, 12 atten­tats à la bombe touchent Savone et sa périphérie. Sans jamais aboutir, les enquêtes ouvertes à par­tir de 1979 met­tront en avant la respon­s­abil­ité de mil­i­tants néo­fas­cistes