Champagne et tomates: la nuit de la Bussola

La man­i­fes­ta­tion devant la Scala de Milan, sa cri­tique de la vul­gar­ité con­sumériste et de l’exhibitionnisme impu­dent de la bour­geoisie, vont forte­ment influ­encer les imag­i­naires et les pra­tiques dans toutes les réal­ités de lutte.

L’année 1968 touche à sa fin, et le mou­ve­ment étu­di­ant a fait beau­coup de chemin depuis l’époque où il con­tes­tait la fonc­tion « pro­duc­tive et cap­i­tal­iste » du sys­tème sco­laire et uni­ver­si­taire. Il a sou­vent noué des alliances avec les luttes ouvrières, il a tra­ver­sé des con­flits et ten­té des fusions avec les avant-gardes poli­tiques révo­lu­tion­naires nais­santes. Les batailles idéologiques qui opposent les nou­velles élites dirigeantes issues des occu­pa­tions ont d’ores et déjà com­mencé. Ce proces­sus con­tra­dic­toire est tout entier tourné vers la recherche de straté­gies nou­velles qui dépassent le seul ter­rain de l’université.

L’année a été émail­lée d’événements d’importance: Valle Giu­lia à Rome, la révolte des ouvri­ers de Valdag­no

1 L’usine Mar­zot­to à Valdag­no, dans la province de Vicen­za, est une usine tex­tile créée au milieu du XIXe siè­cle par le comte Mar­zot­to et qui restera aux mains de ses héri­tiers suc­ces­sifs jusqu’au milieu des années 1980. Dans cette com­pa­ny town (comme la nomme Ser­gio Bologna, p. 285), la dynas­tie en place fait peser sur les ouvri­ers une autorité de type féo­dal. Le 19 avril, les ouvri­ers en grève abat­tent la stat­ue du comte Mar­zot­to, ils attaque­nt les vil­las des dirigeants, et affron­tent la police : 47 arresta­tions.

, l’attaque du Cor­riere del­la Sera à Milan, les grandes man­i­fes­ta­tions à Turin, les mobil­i­sa­tions dans les grands mag­a­sins à Padoue et à Milan (en sol­i­dar­ité avec les vendeuses exploitées pour des salaires de mis­ère), les tirs de la police sur des pro­lé­taires à Avola. Le mou­ve­ment des occu­pa­tions a gag­né l’ensemble du pays (Flo­rence, Bari, Naples, Cagliari, Rome, Bologne, etc.), et il sem­ble mû par le besoin irré­sistible d’intervenir sur tous les fronts, au cœur des dynamiques sociales.

Le mois de décem­bre est tra­di­tion­nelle­ment celui de la marchan­dise. Des mil­lions d’Italiens y con­sument leur treiz­ième mois en achats et en cadeaux. Mais c’est aus­si le mois des grands rites de la bour­geoisie: les inau­gu­ra­tions, les pre­mières théâ­trales, les vacances de luxe, les grandes fêtes de fin d’année. L’ancienne et la nou­velle élite cap­i­tal­iste ne per­dent pas une occa­sion d’exhiber leur richesse et leur pou­voir. En ce dernier mois de l’année 1968, c’est pré­cisé­ment à l’assaut de ces rites de pou­voir que se lance le mou­ve­ment. La man­i­fes­ta­tion devant la Scala a provo­qué une réac­tion en chaîne qui va cul­min­er avec les affron­te­ments de la Bus­so­la.

La Bus­so­la est un grand et célèbre night-club de la Ver­sil­ia, entre Viareg­gio et Forte dei Mar­mi (sur la côte toscane), une région qui est depuis longtemps la vil­lé­gia­ture des élites* de la bour­geoisie, et notam­ment de la bour­geoisie milanaise. Dans ces mag­nifiques pinèdes au pied des alpes Apuanes, les indus­triels du nord pos­sè­dent de splen­dides vil­las flan­quées de plages privées, et les entre­pre­neurs locaux ont large­ment misé sur le tourisme de luxe pour dévelop­per l’économie ­régionale.

Le long du lit­toral, des dizaines de night-clubs (la Capan­ni­na, Da Oliviero, etc.) tour­nent à plein régime pen­dant les mois d’été, et rou­vrent ponctuelle­ment l’hiver à l’occasion de grandes fêtes où l’on ren­con­tre des hôtes pres­tigieux (Franck Sina­tra, Mina, etc.). Les prix sont évidem­ment pro­hibitifs et les invités triés sur le volet. Tout cela fait de l’échéance du 31 décem­bre une date sym­bol­ique, à laque­lle la mobil­i­sa­tion devant la Scala con­fère un poids poli­tique encore accru.

Les mil­i­tants d’Il Potere operaio et du Movi­men­to stu­den­tesco de Pise déci­dent donc d’organiser une man­i­fes­ta­tion de protes­ta­tion devant la Bus­so­la, la nuit de la Saint-Sylvestre. Les jours qui précè­dent l’action, un grand nom­bre de tracts sont dif­fusés à Pise et sur tout le lit­toral. Dans l’esprit des organ­isa­teurs, il s’agissait d’appeler à une man­i­fes­ta­tion rel­a­tive­ment paci­fique pour pro­test­er con­tre l’arrogance crasse et exhi­bi­tion­niste des patrons

2 Les textes qui suiv­ent à pro­pos des événe­ments de la Bus­so­la sont tirés de Quindi­ci, n° 16, mars 1969

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Cham­pagne et tomates

Quand ils pos­sè­dent un cahi­er neuf, aux pages immac­ulées, les enfants font mille pro­jets pour le tenir bien en ordre, et le cou­vrir de leur plus belle écri­t­ure. Dans le cal­en­dri­er des patrons, le nou­v­el an a la même fonc­tion: offrir à tous ceux qui sont quo­ti­di­en­nement exploités, réduits à la mis­ère et abrutis par la dom­i­na­tion cap­i­tal­iste, l’arnaque finale. L’année passée t’a apporté mis­ère et licen­ciements, sur­ex­ploita­tion et servi­tude? Eh bien tu peux main­tenant la jeter par la fenêtre comme on le fait des vieux débris3 Une antique tra­di­tion du nou­v­el an, en par­ti­c­uli­er dans le Sud de l’Italie, con­siste à jeter par la fenêtre la vieille vais­selle (et désor­mais l’électroménager) pour chas­s­er le mal accu­mulé tout au long de l’année: devant toi s’ouvre l’année nou­velle, le beau cahi­er immac­ulé sur lequel tout reste à écrire. Voilà le dis­cours des patrons: sus­pendons les hos­til­ités, ce qui a été a été, à présent tout est dif­férent, c’est une autre année qui com­mence. Mais sur notre cahi­er, ils ont déjà tout écrit avec leur lan­gage de tou­jours: mis­ère et licen­ciements, sur­ex­ploita­tion et servi­tude.

Pour­tant ce qu’il y a de plus mon­strueux, c’est encore ceci: ils ten­tent de faire de nous les com­plices de notre pro­pre exploita­tion, ils veu­lent faire de nous des esclaves heureux. Le grand spec­ta­cle du nou­v­el an est prêt. Les acteurs en sont les exploiteurs, les puis­sants, les par­a­sites, prompts à faire éta­lage de la richesse accu­mulée sur la mis­ère et le labeur d’autrui, et à gaspiller en une seule soirée ce qui suf­fi­rait à des mil­liers de familles pour vivre une année entière. Ils n’ont pas assez de s’amuser, il leur faut encore du pub­lic, ils ont besoin de ceux qui sont quo­ti­di­en­nement spoliés de la richesse et du pou­voir. Les pre­mières à la Scala, les soirées lux­ueuses à la Bus­so­la, à l’hôtel Golf, à St-Vin­cent, doivent entr­er dans toutes les maisons, par le poste de télévi­sion, par les quo­ti­di­ens chargés des pho­tos et des potins du beau monde, par les mag­a­zines où s’affichent des vête­ments de haute cou­ture à l’intention des femmes au foy­er qui ne les porteront jamais.

Mais il n’est pas dit que cette fois-ci le jeu fonc­tionne. À ceux qui posent l’hypocrite ques­tion: « Que nous apportera la nou­velle année? », comme s’il s’agissait de prévoir un phénomène naturel, un trem­ble­ment de terre ou une vague de sécher­esse, il n’y a qu’une seule réponse à don­ner:

La nou­velle année nous apportera ce que nous saurons con­quérir.

Sur nos cahiers vierges, les patrons veu­lent sol­der leurs comptes vieux et gras. Il ne tient qu’à nous d’y écrire une his­toire dif­férente.

Lais­sons le cham­pagne aux patrons: nous avons les tomates.

Il Potere operaio (29.12.68)

Bonnes fêtes, vous dis­ent les patrons

« Bonne année, bonnes fêtes » te dit ton patron en te don­nant ton col­is de Noël. « Bonnes fêtes » te dit le pan­neau pub­lic­i­taire, « bonne année » te dit la vit­rine de l’Upim

4 Upim (Uni­co prez­zo ital­iano Milano) est une chaîne de mag­a­sins à bas prix créé en 1928 par le groupe La Rinascente – sur le même mod­èle que les mag­a­sins Prisunic ou Uniprix en France

qui t’invite à dépenser les dernières lires de ton treiz­ième mois (sur lequel la direc­tion a déjà prélevé une retenue, comme à Saint-Gob­ain, à cause des grèves); « bonnes fêtes » nous a dit Apol­lo 8, plusieurs mil­liards de dol­lars jetés à la face de la Lune au nom du pro­grès de l’humanité, alors qu’aux États-Unis des mil­lions d’hommes crèvent de faim et de froid; mais pour les fêtes, nous avons le mousseux et le panet­tone.

« Bonnes fêtes » te dis­ent sur toutes les places les arbres étince­lants, sur­chargés de lumières élec­triques: « bonnes fêtes, soyez sages, les fêtes sont les mêmes pour tous, pour le patron et pour l’ouvrier au chô­mage tech­nique, pour le doc­teur Fab­bris au Grand hôtel de Corti­na et pour l’ouvrier licen­cié de Mar­zot­to, pour les patrons de Monte­di­son et pour la cais­sière de chez Upim qui doit sourire deux fois pour ven­dre triple. »

« Bonnes fêtes, ouvri­ers, tra­vailleurs, étu­di­ants », dis­ent les patrons, « pensez à boire, à manger, à vous amuser; oubliez que 68 est l’année du Mai français, des luttes de masse des étu­di­ants et des ouvri­ers, de la Tché­coslo­vaquie, de la révolte gron­dante des peu­ples du Tiers-monde. Oubliez qu’il y a seule­ment quelques semaines, la police a mas­sacré deux ouvri­ers agri­coles à Avola, oubliez qu’elle a matraqué des pro­lé­taires en lutte dans des cen­taines de man­i­fes­ta­tions. »

« Bonnes fêtes », répè­tent les patrons, « dépensez votre treiz­ième mois, faites vos cours­es de Noël, offrez-les vous les uns les autres: il faut que nos com­merces vendent et que nos pro­duits soient con­som­més. »

Eh bien cama­rades, faisons-leur leur fête à nos patrons, et allons tous à la Bus­so­la, à la Capan­ni­na, chez Oliviero, les voir se pavan­er avec leur dame en robe neuve à un demi-mil­lion, et avaler leur dîn­er à 50000 lires arrosé de 50000 lires de cham­pagne.

Aux gras patrons et à leurs femmes envelop­pées de four­rures nous voulons, cette année, per­son­nelle­ment présen­ter nos vœux. Ce sera un sim­ple et sym­bol­ique petit cadeau potager, pour les pré­par­er à une année 1969 riche de bien d’autres émo­tions.

Il Potere operaio (30.12.68)

Le soir du nou­v­el an, des cen­taines de mil­i­tants et d’étudiants arrivent donc devant la Bus­so­la, armés de tomates et de légumes var­iés. Le petit groupe de cara­biniers (ils sont une cinquan­taine) qui a été affec­té à la défense du lieu sem­ble tout d’abord tolér­er le rassem­ble­ment et puis, suite à de petits accrochages en marge de la man­i­fes­ta­tion, la sit­u­a­tion se pré­cip­ite et prend soudain un tour dra­ma­tique. Des par­tic­i­pants racon­tent:

« L’action à laque­lle nous avions appelé n’aurait jamais dépassé les lim­ites, l’objectif que nous nous étions fixé, sans l’intervention vio­lente, com­plète­ment immo­tivée, des cara­biniers.

La pre­mière charge a eu lieu à l’occasion d’un banal accrochage avec un pho­tographe, alors que la man­i­fes­ta­tion était pra­tique­ment ter­minée. C’est la vio­lence des cara­biniers et de la police qui a poussé sys­té­ma­tique­ment les choses hors des lim­ites que nous nous étions fixées.

Une sec­onde charge a suc­cédé à la pre­mière, au cours de laque­lle, selon presque tous les témoignages, les forces de l’ordre ont fait usage à plusieurs repris­es d’armes à feu. Il n’y avait pas eu jusqu’à ce moment de réac­tion sig­ni­fica­tive de la part des man­i­fes­tants; les forces de l’ordre n’avaient pas per­du le con­trôle de la sit­u­a­tion, elles n’étaient pas non plus en dan­ger. C’est pourquoi la plu­part des man­i­fes­tants n’en ont pas cru leurs yeux lorsqu’ils ont vu des flammes jail­lir des armes: beau­coup ont pen­sé qu’il s’agissait de tirs à blanc. Les jets de pierre, les bar­ri­cades, sont venus après.

Après la sec­onde charge, alors que les cara­biniers con­tin­u­aient à tir­er, il y a eu des affron­te­ments isolés. C’est à ce moment que Cec­ca­n­ti est tombé, et au même moment, une balle a tra­ver­sé le pan­talon d’un autre jeune. Rap­pelons à ce pro­pos qu’aujourd’hui encore, la presse patronale et la RAI con­tin­u­ent d’affirmer que Cec­ca­n­ti aurait été touché par der­rière, lorsqu’ils ne ten­tent pas d’étouffer pure­ment et sim­ple­ment cette ques­tion. En réal­ité, il est avéré que la balle est entrée à la base du cou, par devant, prob­a­ble­ment alors que Cec­ca­n­ti, qui se trou­vait sur la pre­mière bar­ri­cade, était penché en avant.

Et puis il y a eu une charge de véhicules et de four­gons de police, et pen­dant ce temps-là, les coups de feu con­tin­u­aient. Peu après, les man­i­fes­tants ont été dis­per­sés. »

Le réc­it se pour­suit, avec de nom­breux témoignages écrits à la pre­mière per­son­ne et signés, qui démentent point par point les thès­es de la police et de la presse bour­geoise.

Le choc provo­qué par les « événe­ments de la Bus­so­la » est immense, et il donne lieu à des dis­cus­sions poli­tiques com­plex­es. Les tracts d’appel soulig­naient déjà la vio­lence préméditée dont avaient fait preuve les « forces de l’ordre » au cours de l’année écoulée (à Valdag­no, Avola, etc.), et ils définis­saient très claire­ment le niveau d’affrontement auquel entendait se situer l’action (légumes et tomates). La réac­tion provo­ca­trice des cara­biniers ne pou­vait donc qu’être le fruit d’un plan conçu à l’avance. On était entrés dans une phase nou­velle, il deve­nait néces­saire d’en faire l’analyse poli­tique. C’est ce que fit Il Potere operaio dans un texte inti­t­ulé « Après Viareg­gio: révo­lu­tion cul­turelle et organ­i­sa­tion »:

« On ne s’attendait pas à ce que la police nous tire dessus »: c’est l’avis unanime des cama­rades qui étaient présents à la Bus­so­la. Ce serait faire insulte à l’intelligence des cama­rades d’Il Potere operaio que de leur prêter l’intention, comme l’a fait le chœur des grenouilles de la presse patronale et gou­verne­men­tale, d’en arriv­er à un affron­te­ment dur, voire armé, avec la police.

En effet, la man­i­fes­ta­tion devant la Bus­so­la, avait été conçue, organ­isée, et très large­ment ren­due publique au cours des cinq ou six jours précé­dant le 31 décem­bre. Des tracts avaient même été dis­tribués pour pré­cis­er les horaires et les moyens d’accès à tous ceux qui souhaitaient y par­ticiper et s’essayer aux tirs de tomates et de pro­duits var­iés, hor­ti­coles ou non, par­fumés ou non, mais en aucun cas « con­ton­dants ». Tout mon­tre, dans sa pré­pa­ra­tion comme dans sa réal­i­sa­tion, que cette action a été conçue et menée comme une man­i­fes­ta­tion de masse. Il est incon­cev­able que les cama­rades d’Il Potere operaio aient voulu impos­er, de l’extérieur, à la masse des par­tic­i­pants, des actions de type insur­rec­tion­nel ou ter­ror­iste: ils auraient en cela grossière­ment con­trevenu à ce qui est une pierre angu­laire de leur action poli­tique.

Mais puisque la police a tiré, il faut en con­clure que les analy­ses poli­tiques et les prévi­sions d’Il Potere operaio étaient erronées, ou tout au moins insuff­isantes. Bien sûr, après ce qui était arrivé en France, et selon d’autres modal­ités en Grèce, l’hypothèse d’une mon­tée de la réac­tion était loin d’être absente des dis­cus­sions poli­tiques au sein du groupe. Car, à un moment où le cap­i­tal­isme engage la total­ité de ses ressources dans la gigan­tesque lutte con­cur­ren­tielle qui pousse toutes les entre­pris­es, grandes et petites, soit à un red­i­men­sion­nement, des fusions, des restruc­tura­tions tech­nologiques et entre­pre­neuri­ales, une réor­gan­i­sa­tion de leur marché, soit à la fail­lite, la dis­pari­tion, ou l’absorption par de plus puis­sants qu’elles, les marges per­me­t­tant la con­ces­sion de réformes réelles sont qua­si nulles. Et si la pos­si­bil­ité de men­er des réformes rad­i­cales fait défaut, soit on réus­sit à con­trôler les mass­es sous leurs dif­férentes formes en sat­is­faisant quelques « bonnes » reven­di­ca­tions (un peu plus d’argent, de temps, de pou­voir), soit il fau­dra trou­ver un autre moyen de leur impos­er ce con­trôle. Si ça n’est pas le cas, ce sera le chaos et, der­rière le chaos, la révo­lu­tion ou la guerre de destruc­tion.

Le précé­dent d’Avola, s’il avait fait ton­ner les trompettes démoc­ra­tiques, avait néan­moins mon­tré que tir­er impuné­ment sur des ouvri­ers agri­coles demeu­rait un sport nation­al. Il restait, en tout cas, tout à fait con­forme à une tra­di­tion qui con­sid­ère, en temps de guerre comme en temps de paix, l’assassinat d’un paysan ou d’un ouvri­er agri­cole comme une fatal­ité, un événe­ment presque naturel: lorsqu’il ne sert pas de chair à canon, il peut bien servir, au moins de temps en temps, de chair à cal­i­bre 9, c’est là la seule manière de résoudre le prob­lème agraire, ou – et c’est presque la même chose – la ques­tion mérid­ionale.

À la Bus­so­la, pour­tant, un seuil a été franchi. Ce qui s’est passé revêt une tout autre portée poli­tique. Car il y a, dans les événe­ments de la Bus­so­la, un aspect qui n’a pas été souligné autant qu’il aurait été néces­saire: dans la région, les actions d’Il Potere operaio sont suiv­ies avec une atten­tion métic­uleuse par la Pré­fec­ture et les états-majors des cara­biniers. À Pise en par­ti­c­uli­er, à chaque fois que les mil­i­tants d’Il Potere operaio par­tic­i­paient à un mou­ve­ment (ou ce qu’on sus­pec­tait tel), on pou­vait compter sur une impor­tante mobil­i­sa­tion des forces de police, avec sou­vent des déplace­ments mas­sifs de troupes, par­fois depuis des villes assez éloignées. Des forces con­sid­érables, mobil­isées sur le ter­rain ou postées en réserve. Des forces qui n’étaient pas présentes à la Bus­so­la, alors même que la man­i­fes­ta­tion avait été annon­cée à grand ren­fort de pro­pa­gande au cours des jours précé­dents.

À la Bus­so­la, il y avait donc une cinquan­taine de cara­biniers sous les ordres d’un « dur » bien con­nu. Une présence légère qui, au cas où elle aurait été débor­dée, aurait été oblig­ée de réa­gir, en faisant au besoin usage de ses armes. Elle aurait ain­si mon­tré au pays qu’il était temps d’en finir avec les forces sub­ver­sives, avec les ­van­dales, avec les anar­chistes et ain­si de suite. Mais la man­i­fes­ta­tion à la Bus­so­la avait des objec­tifs très clairs, au moins pour ce qui regarde Il Potere operaio de Pise. Per­son­ne n’allait être débor­dé. Et per­son­ne n’a jamais été blessé (du moins physique­ment) par des slo­gans et quelques tomates. La police a tiré dans le tas, au cours d’une suc­ces­sion de charges qui, si l’on s’en tient aux témoignages, ne se sont pas déroulées de manière très régle­men­taire. Ils ont tiré, et ils ont fait mouche, mais ils n’ont pas pu dire pour se jus­ti­fi­er: « oui, nous les cara­biniers, nous les policiers qui inter­venons dans la rue, nous avons été oblig­és de tir­er car nous avions devant nous une foule enragée ». Au con­traire, ils ont déclaré, et ils ont fait déclar­er par le min­istre Resti­vo que per­son­ne n’avait tiré. Ils se sont arrangés pour intimider les témoins ocu­laires (à Viareg­gio, dans les bars on dit que la police a tiré, mais per­son­ne ne veut témoign­er devant les tri­bunaux). 55 per­son­nes ont été arrêtées. La mise en scène réac­tion­naire est par­faite­ment en place, mais il y manque l’élément peut-être le plus impor­tant: le fait de pou­voir dire que les « forces de l’ordre » ont été poussées à tir­er par un état d’absolue néces­sité. Il est bien regret­table que, face à un si faible déploiement polici­er, les mem­bres d’Il Potere operaio ne se soient pas jetés sur elles avec joie et sauvagerie, heureux de pren­dre leur revanche sur toutes les fois où ils avaient dû affron­ter des forces qui leur étaient bien supérieures.

Naturelle­ment, pour se cou­vrir, ils ont bâti d’authentiques intrigues de romans noirs qui ont été abon­dam­ment repris­es par la presse. Il fal­lait faire croire que c’étaient les man­i­fes­tants, armés jusqu’aux dents, qui avaient tiré, que c’était peut-être mêmes eux qui avaient touché Cec­ca­n­ti, qu’ils avaient men­acé la vie du pro­prié­taire de la Bus­so­la. On a par­lé d’arsenaux dis­simulés dans des cof­fres de voiture; on aurait même retrou­vé une auto­mo­bile appar­tenant à Il Potere operaio généreuse­ment aban­don­née à deux pas de la Bus­so­la avec son bon gros charge­ment d’engins offen­sifs.

À par­tir de là, et dans un cli­mat assom­bri à des­sein par la presse, la réac­tion a cher­ché à exploiter poli­tique­ment la sit­u­a­tion en sor­tant de son cha­peau des per­son­nal­ités incon­testa­bles comme le général Alo­ja, ex-chef de l’armée, qui a réaf­fir­mé la néces­sité d’un État fort, ou comme Mario Cala­mari, le pro­cureur général de Flo­rence, qui en a appelé à l’autorité inflex­i­ble des pères, des recteurs, des inspecteurs et des enseignants, comme à une oblig­a­tion légale. Çà et là, on a vu sur­gir des comités de salut pub­lic, un peu partout on a assisté à des man­i­fes­ta­tions et à des provo­ca­tions fas­cistes, à des actes de ter­ror­isme. Tan­dis que Ran­dol­fo Pac­cia­r­di essayait de pren­dre la parole à Pise, à Livourne des dirigeants fas­cistes locaux tiraient sur une voiture appar­tenant à des jeunes du PCI et du Mou­ve­ment étu­di­ant.

Il pour­rait sem­bler exces­sif, dans l’économie générale de ce livre, d’accorder une place trop impor­tante à cette man­i­fes­ta­tion, petite, mais exem­plaire, de la « révo­lu­tion cul­turelle » qui se jouait con­tre le sys­tème et ses valeurs. Il nous sem­ble pour­tant que cet épisode fig­ure une artic­u­la­tion impor­tante dans le proces­sus d’ensemble qui mèn­era, l’année suiv­ante, au con­flit général­isé de l’Automne chaud. On trou­ve déjà dans l’analyse d’Il Potere operaio cer­taines des clés qui per­me­t­tront de lire nom­bre d’événements à venir: l’instrumentalisation des forces de l’ordre, les manœu­vres des dirigeants réac­tion­naires, les fal­si­fi­ca­tions délibérées de la grande presse patronale, l’intuition qu’il existe des forces occultes liées aux secteurs con­ser­va­teurs de l’appareil d’État, et la néces­sité, pour les con­tr­er, de créer de « nou­velles formes d’organisations poli­tiques révo­lu­tion­naires de masse »:

« C’est pour cette rai­son que nous tenons pour oppor­tuniste et con­tre-révo­lu­tion­naire la reven­di­ca­tion du désarme­ment de la police, et la propo­si­tion de con­fi­er aux maires la respon­s­abil­ité de l’ordre pub­lic. L’État bour­geois aura encore recours à la vio­lence armée, au moins à court terme, pour réprimer les mou­ve­ments de masse. Et l’apparent désarme­ment de la police, s’il a lieu – et il ne pour­ra avoir lieu qu’après que le régime aura sur­mon­té les prochaines échéances de lutte – n’adviendra qu’au prix du désarme­ment poli­tique et idéologique des mass­es, que pré­par­ent déjà les fauss­es propo­si­tions actuelles. Une telle mesure imposera donc un con­trôle beau­coup plus strict des mou­ve­ments des mass­es sur le plan économique et social, qui s’appuiera au besoin sur la col­lab­o­ra­tion directe des soi-dis­ant organ­i­sa­tions ouvrières, défini­tive­ment inté­grées aux insti­tu­tions de l’État bour­geois. Il appar­tient aux avant-gardes révo­lu­tion­naires ouvrières et social­istes de base de s’opposer dès à présent, en s’unissant aux mass­es, à cette per­spec­tive de désarme­ment, pour éviter d’essuyer les mêmes défaites que les luttes ouvrières et étu­di­antes de ces dernières années. Aux échéances et aux rythmes imposés par l’adversaire de classe, il leur revient d’opposer le temps de la mon­tée en puis­sance du mou­ve­ment de masse. Il leur faut trou­ver de nou­velles artic­u­la­tions entre les dif­férents moments de la lutte, et surtout de ren­forcer leurs liens avec les mass­es exploitées, dans l’objectif de con­tribuer à la nais­sance de nou­velles formes d’organisation poli­tiques révo­lu­tion­naires de masse.

Ceci est notre pro­gramme d’action pour la péri­ode à venir. »

A pos­te­ri­ori ces réflex­ions peu­vent sem­bler banales, mais à l’époque – à un moment où le PCI de Lon­go croy­ait encore à la pos­si­bil­ité d’une solu­tion réformiste – elles fai­saient preuve d’une grande matu­rité dans l’analyse.

dans ce chapitre« Giu­liano Scabia: notes sur des représen­ta­tions aux margesLa notion de total­ité en ques­tion »
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    L’usine Mar­zot­to à Valdag­no, dans la province de Vicen­za, est une usine tex­tile créée au milieu du XIXe siè­cle par le comte Mar­zot­to et qui restera aux mains de ses héri­tiers suc­ces­sifs jusqu’au milieu des années 1980. Dans cette com­pa­ny town (comme la nomme Ser­gio Bologna, p. 285), la dynas­tie en place fait peser sur les ouvri­ers une autorité de type féo­dal. Le 19 avril, les ouvri­ers en grève abat­tent la stat­ue du comte Mar­zot­to, ils attaque­nt les vil­las des dirigeants, et affron­tent la police : 47 arresta­tions.
  • 2
    Les textes qui suiv­ent à pro­pos des événe­ments de la Bus­so­la sont tirés de Quindi­ci, n° 16, mars 1969
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    Une antique tra­di­tion du nou­v­el an, en par­ti­c­uli­er dans le Sud de l’Italie, con­siste à jeter par la fenêtre la vieille vais­selle (et désor­mais l’électroménager) pour chas­s­er le mal accu­mulé tout au long de l’année
  • 4
    Upim (Uni­co prez­zo ital­iano Milano) est une chaîne de mag­a­sins à bas prix créé en 1928 par le groupe La Rinascente – sur le même mod­èle que les mag­a­sins Prisunic ou Uniprix en France