Un tournant planétaire

Ce chapitre aurait pu s’ouvrir par une vaste fresque, retraçant l’explosion des luttes au niveau plané­taire: Berke­ley, Tokyo, Lon­dres, Berlin, Paris, Prague, Varso­vie; et aus­si, à une autre échelle, mais par­tic­i­pant du même proces­sus, « les veines ouvertes de l’Amérique latine

1 Voir Eduar­do Gale­nao, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine [1971], Pock­et-Terre Humaine, 2001, sur l’exploitation de l’Amérique latine par les puis­sances étrangères depuis le XVe siè­cle

» et la Grande Mère Afrique. Mais un livre entier, aus­si ­syn­thé­tique soit-il, ne suf­fi­rait pas à embrass­er l’ensemble de ces dynamiques.

Les années 1980 n’ont pas seule­ment été une ère de grande restau­ra­tion: l’« esprit du temps » a véri­ta­ble­ment été imprégné par les trois fig­ures de l’opportunisme, du cynisme et de la peur

2 Sur ces trois notions, voir Pao­lo Virno, Oppor­tunisme, cynisme et peur, ambiva­lence du désen­chante­ment [1990], repris dans L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit

. Pris­es dans cette triple ten­sion, des intel­li­gences se sont brisées, des car­rières se sont décidées, des con­sciences se sont cor­rompues, et des pou­voirs recon­sti­tués.

Para­doxale­ment, la décen­nie se con­clut par les célébra­tions de trois événe­ments his­toriques: le tri­cen­te­naire de la Con­sti­tu­tion anglaise et les bicen­te­naires des ­Révo­lu­tions améri­caine et française. Autant dire les trois moments fon­da­teurs des démoc­ra­ties occi­den­tales, les trois grandes séquences his­toriques qui mar­quent la nais­sance du « droit de représen­ta­tion ». Le cit­i­zen­ship et le mem­ber­ship, tout comme les fig­ures du bour­geois* et du citoyen*, étaient au fonde­ment d’une révo­lu­tion sociale qui recon­nais­sait des droits à l’hétérogénéité et à la com­plex­ité des nou­velles fig­ures de la moder­nité. Pen­dant trois siè­cles, le con­flit entre la « con­sti­tu­tion formelle » des États et la « con­sti­tu­tion matérielle » des class­es a déter­miné, pour le meilleur et pour le pire, l’évolution des démoc­ra­ties. Les élites bour­geois­es au pou­voir ont presque tou­jours recon­nu « sur le papi­er » un cer­tain nom­bre de droits fon­da­men­taux, qu’elles ont ensuite, à de rares excep­tions près, niés dans les faits. Ce qui a été con­quis par les mou­ve­ments, en dehors des sys­tèmes de pou­voir, l’a tou­jours été au prix de luttes dures, par­fois sanglantes, et pas tou­jours vic­to­rieuses.

Ce grand com­mu­ta­teur plané­taire qu’a été 1968 a don­né lieu aux inter­pré­ta­tions les plus divers­es. Alain Touraine l’a défi­ni comme « l’ultime journée révo­lu­tion­naire du XIXe siè­cle

3 « Le mou­ve­ment de mai est plus proche de l’utopie de 1848 que du mou­ve­ment répub­li­cain de ce temps, plus solide, mieux adossé à la pen­sée et aux con­quêtes de la Révo­lu­tion française, et pour­tant telle­ment moins chargé d’avenir que les pre­mières man­i­fes­ta­tions du mou­ve­ment ouvri­er », Alain Touraine, Le Mou­ve­ment de mai ou le com­mu­nisme utopique, Seuil, 1968. Dans la présen­ta­tion de l’ouvrage réédité en 1998, l’auteur voy­ait les mou­ve­ments de grèves de 1995 en France de nou­veau comme « une défense d’intérêts acquis tournée vers le passé plus que vers l’avenir »

»; d’autres au con­traire y ont vu le point cul­mi­nant d’un grandiose proces­sus d’émancipation, l’entrée dans l’ère de la moder­nité. Mais aucune de ces lec­tures ne sem­ble par­venir à s’imposer, comme c’est sou­vent le cas s’agissant d’épisodes his­toriques qui ont mod­i­fié pro­fondé­ment le vis­age des ­sociétés.

Nous avons jusqu’ici ten­té de racon­ter le proces­sus à la fois uni­taire et mul­ti­ple qui a car­ac­térisé les « mag­nifiques » années 1960 en Ital­ie. Nous avons essayé de recon­stituer les fils sub­tils et souter­rains qui, en par­tic­i­pant à la for­ma­tion des cul­tures du « désir dis­si­dent

4 « Le désir dis­si­dent » est le titre d’un arti­cle d’Elvio Fachinel­li, pub­lié en févri­er 1968 dans les Quaderni pia­cen­ti­ni et repris dans Intorno al ‘68, op. cit. Dans Il bam­bi­no dalle uova d’oro (Fel­trinel­li, 1974), il écrit : « La dif­fi­culté du marx­isme vis-à-vis de 1968 tient au fait qu’on se trou­vait devant des mass­es qui voulaient la révo­lu­tion et, dans le même temps, qui n’étaient pas encore entrées dans le sys­tème de pro­duc­tion sociale, qu’on ne pou­vait donc pas claire­ment et immé­di­ate­ment cir­con­scrire en ter­mes de classe […]. C’est cette logique dif­férente de com­porte­ment par rap­port au réel et au pos­si­ble que j’ai appelé “désir dis­si­dent”, déter­mi­na­tion ini­tiale et qua­si géné­tique du mou­ve­ment qui vivait de son oppo­si­tion à la logique de sat­is­fac­tion des besoins jusqu’alors dom­i­nante. » L’anthologie que Lea Melandri a con­sacrée à la revue L’Erba voglio (Baldini&Castoldi, 1998) est égale­ment sous-titrée « Il deside­rio dis­si­dente » ; elle porte en exer­gue cette cita­tion de Fachinel­li : « La révo­lu­tion, comme le désir, est irré­press­ible et imprévis­i­ble et ne cessera jamais de boule­vers­er les gar­di­ens du champ des besoins. »

», aboutiront à 1968. Mais au-delà, tout devient plus com­pliqué. La ten­dance uni­taire dur­era en effet très peu de temps: elle s’effondrera, se recon­stituera, se mas­si­fiera ou s’amenuisera en fonc­tion des aspi­ra­tions et des sub­jec­tiv­ités à l’œuvre. Décom­po­si­tion et recom­po­si­tion des mou­ve­ments, spon­tanéité et organ­i­sa­tion, désir de pou­voir ou refus du pou­voir, idéolo­gie et vie quo­ti­di­enne, telles seront les caté­gories dialec­tiques, sou­vent inc­on­cil­i­ables, tou­jours en sus­pens, qui domineront les années à venir.

dans ce chapitreSer­gio Bianchi: pre­mières pistes d’interprétation de 1968 »
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    Voir Eduar­do Gale­nao, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine [1971], Pock­et-Terre Humaine, 2001, sur l’exploitation de l’Amérique latine par les puis­sances étrangères depuis le XVe siè­cle
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    Sur ces trois notions, voir Pao­lo Virno, Oppor­tunisme, cynisme et peur, ambiva­lence du désen­chante­ment [1990], repris dans L’Usage de la vie et autres sujets d’inquiétude, op. cit
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    « Le mou­ve­ment de mai est plus proche de l’utopie de 1848 que du mou­ve­ment répub­li­cain de ce temps, plus solide, mieux adossé à la pen­sée et aux con­quêtes de la Révo­lu­tion française, et pour­tant telle­ment moins chargé d’avenir que les pre­mières man­i­fes­ta­tions du mou­ve­ment ouvri­er », Alain Touraine, Le Mou­ve­ment de mai ou le com­mu­nisme utopique, Seuil, 1968. Dans la présen­ta­tion de l’ouvrage réédité en 1998, l’auteur voy­ait les mou­ve­ments de grèves de 1995 en France de nou­veau comme « une défense d’intérêts acquis tournée vers le passé plus que vers l’avenir »
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    « Le désir dis­si­dent » est le titre d’un arti­cle d’Elvio Fachinel­li, pub­lié en févri­er 1968 dans les Quaderni pia­cen­ti­ni et repris dans Intorno al ‘68, op. cit. Dans Il bam­bi­no dalle uova d’oro (Fel­trinel­li, 1974), il écrit : « La dif­fi­culté du marx­isme vis-à-vis de 1968 tient au fait qu’on se trou­vait devant des mass­es qui voulaient la révo­lu­tion et, dans le même temps, qui n’étaient pas encore entrées dans le sys­tème de pro­duc­tion sociale, qu’on ne pou­vait donc pas claire­ment et immé­di­ate­ment cir­con­scrire en ter­mes de classe […]. C’est cette logique dif­férente de com­porte­ment par rap­port au réel et au pos­si­ble que j’ai appelé “désir dis­si­dent”, déter­mi­na­tion ini­tiale et qua­si géné­tique du mou­ve­ment qui vivait de son oppo­si­tion à la logique de sat­is­fac­tion des besoins jusqu’alors dom­i­nante. » L’anthologie que Lea Melandri a con­sacrée à la revue L’Erba voglio (Baldini&Castoldi, 1998) est égale­ment sous-titrée « Il deside­rio dis­si­dente » ; elle porte en exer­gue cette cita­tion de Fachinel­li : « La révo­lu­tion, comme le désir, est irré­press­ible et imprévis­i­ble et ne cessera jamais de boule­vers­er les gar­di­ens du champ des besoins. »