Communication, pouvoir et révolte

Le débat sur le rôle et la fonc­tion des intel­lectuels con­stitue en 1977 un aspect majeur du proces­sus social et poli­tique.

La dis­cus­sion s’est dévelop­pée en deux temps: elle a com­mencé à émerg­er en févri­er et en mars, sur la ques­tion du rap­port entre infor­ma­tion et mou­ve­ment de lutte; puis elle a explosé en juil­let, suite à l’appel de Paris con­tre la répres­sion, entraî­nant dans son sil­lage une grande par­tie des intel­lectuels ital­iens.

Mais pour mieux com­pren­dre le con­texte dans lequel s’est déroulé ce débat, il con­vient de soulever rapi­de­ment deux ques­tions: la pre­mière con­cerne les choix opérés par le Par­ti com­mu­niste au moment du gou­verne­ment de sol­i­dar­ité nationale; la sec­onde tient au car­ac­tère sin­guli­er du mou­ve­ment de 77, en par­ti­c­uli­er à Bologne.

Le PCI s’était engagé depuis 1973 dans la stratégie du com­pro­mis his­torique, ce qui l’avait amené à occu­per une posi­tion fon­da­men­tale­ment sub­al­terne par rap­port au gou­verne­ment dirigé par la Démoc­ra­tie chré­ti­enne. En ver­tu de cette ligne, le rôle des intel­lectuels con­sis­tait à gér­er le con­sen­sus, dans un rap­port de dépen­dance à l’État démoc­ra­tique.

Au milieu des années 1970, l’État démoc­ra­tique avait opéré des choix que l’on pou­vait assez dif­fi­cile­ment qual­i­fi­er de démoc­ra­tiques: la loi Reale, approu­vée par l’ensemble des forces poli­tiques (avec l’abstention des com­mu­nistes), avait don­né aux forces de police un tel pou­voir d’intervention con­tre les mou­ve­ments et les man­i­fes­ta­tions de rue qu’en l’espace de quelques années (de 1975 à 77) plus de cent de per­son­nes avaient été tuées dans la rue: Pietro Bruno, Mario Salvi, Gian­ni­no Zibec­chi étaient quelques-uns de ces mil­i­tants d’extrême gauche que le PCI par­tic­i­pait à décrire comme de dan­gereux agents de la sub­ver­sion. En out­re, le dis­cours sur les sac­ri­fices pour les tra­vailleurs, que le PCI et les syn­di­cats cher­chaient à impos­er au mou­ve­ment ouvri­er, légiti­mait l’offensive poli­tique et économique menée par le patronat pour faire face aux con­séquences de la crise économique et revenir sur les con­quêtes du pou­voir ouvri­er dans les usines.

Dans ce con­texte se dévelop­pa une cul­ture de l’État qui trou­va une forme d’aboutissement au con­grès de l’Eliseo. À l’Eliseo en jan­vi­er 1977, Enri­co Berlinguer deman­da en sub­stance aux intel­lectuels de choisir entre deux options: ou bien ils accep­taient le rôle de fonc­tion­naires du con­sen­sus et de ges­tion­naires de l’existant; ou bien ils seraient désignés comme élé­ments sub­ver­sifs pour la démoc­ra­tie1 Lors de ces ren­con­tres inti­t­ulées « Le rôle de la cul­ture dans le pro­jet de réno­va­tion de la société ital­i­enne », Berlinguer devait égale­ment déclar­er : « Une poli­tique d’austérité n’est pas une poli­tique qui tend au niv­elle­ment vers l’indigence, elle ne doit pas être pour­suiv­ie dans le sim­ple but de garan­tir la survie d’un sys­tème économique et social en crise. Une poli­tique d’austérité, au con­traire, doit avoir pour but – et c’est pour cela qu’elle peut et doit être l’œuvre du mou­ve­ment ouvri­er – d’instaurer la jus­tice, l’efficience, l’ordre, et j’ajoute : une moral­ité nou­velle. Ain­si enten­due, une poli­tique d’austérité, même si elle implique (néces­saire­ment, et par sa nature même) cer­tains renon­ce­ments et cer­tains sac­ri­fices, devient dans le même temps syn­onyme de réno­va­tion ; elle devient, en effet, un acte libéra­teur pour les larges mass­es, objets de vieilles sujé­tions et d’intolérables exclu­sions, elle crée de nou­velles sol­i­dar­ités, et parce qu’elle est capa­ble de s’attirer une part crois­sante de con­sen­sus, elle se mue en un vaste élan démoc­ra­tique, au ser­vice d’une œuvre de trans­for­ma­tion sociale. ».

Dès lors, les con­di­tions étaient réu­nies pour que soient exclues toutes les nou­velles ten­dances de la cul­ture, toutes ces expéri­ences cul­turelles qui cher­chaient à inter­préter le besoin d’autonomie et l’élan lib­er­taire exprimés par les secteurs en mou­ve­ment de la société ital­i­enne (en par­ti­c­uli­er les jeunes sco­lar­isés chômeurs, les jeunes ouvri­ers rebelles à l’ordre de l’usine). Et les con­di­tions étaient réu­nies pour une réduc­tion de la fonc­tion intel­lectuelle à une cor­po­ra­tion au ser­vice de l’État qui, dans les années qui suivirent 77, eut des effets désas­treux, en par­ti­c­uli­er dans cer­tains secteurs pro­fes­sion­nels. La mag­i­s­tra­ture, notam­ment, finit par se con­cevoir comme le bras armé du con­sen­sus, comme l’attestent les per­sé­cu­tions judi­ci­aires mas­sives, d’abord en mars 1977 à Bologne, puis de manière sys­té­ma­tique à par­tir du 7 avril 1979.

Comme cha­cun le sait, ces per­sé­cu­tions se sont révélées dans toute leur odieuse par­tial­ité lorsque les mis­es en scènes fab­riquées avec la com­plic­ité des « repen­tis » se sont effon­drées lors de leurs procès au pénal. Des cen­taines de mil­i­tants et d’intellectuels ont été alors blan­chis des prin­ci­pales accu­sa­tions dont les avaient acca­blés des juges sou­vent for­més dans la cul­ture com­mu­niste de l’État. Mais on ne peut saisir le plein sens de ces per­sé­cu­tions que si on les rat­tache à la polémique sur le rôle des intel­lectuels et à l’alternative entre étatisme et indépen­dance.

La sec­onde ques­tion qu’il faut évo­quer pour com­pren­dre le con­texte dans lequel mûrit le débat, c’est la nou­veauté et la spé­ci­ficité des thé­ma­tiques portées par ce mou­ve­ment qui a pris en 1977 le devant de la scène, c’est-à-dire sa dimen­sion cul­turelle cri­tique et sa créa­tiv­ité.

Le mou­ve­ment créatif qui a pris forme con­fusé­ment entre 1975 et 1977 doit être regardé selon une dou­ble per­spec­tive. Il a été le mou­ve­ment de rébel­lion d’une con­stel­la­tion sociale com­pos­ite, et ren­du homogène par un niveau de sco­lar­i­sa­tion élevé. Dans le foi­son­nement d’expériences qui s’en est suivi se man­i­fes­tait une intel­li­gence sociale qui cher­chait à échap­per à la déper­son­nal­i­sa­tion du tra­vail indus­triel. Dans le même temps, ce mou­ve­ment a ren­du pos­si­ble la for­ma­tion d’une iden­tité pro­duc­tive nou­velle, des­tinée à être absorbée dans le proces­sus de tra­vail que l’on peut qual­i­fi­er d’immatériel, tou­jours plus éten­du à un moment de crise du sys­tème indus­triel clas­sique.

Ceux qui ont été impliqués dans ce mou­ve­ment de rébel­lion se sen­taient les vecteurs d’une manière de faire cul­ture qui n’était plus sub­or­don­née au sys­tème poli­tique et à la repro­duc­tion du con­sen­sus. Mais, qu’ils en aient con­science ou non, ils étaient aus­si les sujets dont allait naître une nou­velle modal­ité de tra­vail, issue de la sub­or­di­na­tion de la créa­tiv­ité aux règles de l’efficacité pro­duc­tive.

Dans le même mou­ve­ment par con­séquent deux cul­tures dis­tinctes étaient en train de se dessin­er: l’une avait pour but une autonomie rad­i­cale de la cul­ture par rap­port au pou­voir poli­tique et économique; l’autre pré­parait les pro­fes­sion­nal­ités sub­or­don­nées au cycle de pro­duc­tion de l’immatériel et de l’imaginaire.

Mais ces cul­tures, pour dif­férentes qu’elles soient, cohab­itaient incon­sciem­ment à l’intérieur des mêmes per­son­nes, des mêmes secteurs soci­aux.

Il y eut bien une ten­ta­tive de traduire ce proces­sus con­tra­dic­toire en une forme de con­science explicite: je pense au mou­ve­ment qui s’est auto-inti­t­ulé mao-dada. L’inspiration mao-dadaïste peut être résumée comme suit: « Le dadaïsme voulait en finir avec la sépa­ra­tion entre lan­gage et révo­lu­tion, entre art et vie. Il demeu­ra à l’état d’intention parce que dada ne se situ­ait pas à l’intérieur du mou­ve­ment social pro­lé­taire, et la fig­ure sociale pro­lé­taire n’était pas dans dada: ren­verse­ment des rap­ports de classe et trans­for­ma­tion cul­turelle ne se mêlaient pas dans la vie, et dans la matéri­al­ité des besoins soci­aux. Le maoïsme conçoit le rôle de l’organisation non pas comme représen­ta­tion hypo­sta­tique du sujet-avant-garde, mais comme capac­ité de syn­thèse des besoins et des ten­dances qui coex­is­taient dans la réal­ité matérielle du tra­vail et de la vie

2 A/traverso, févri­er 1977

. »

Selon l’hypothèse mao-dada, donc, le développe­ment de nou­velles formes de com­mu­ni­ca­tion, le développe­ment des tech­nolo­gies infor­ma­tiques et des réseaux télé­ma­tiques rend pos­si­ble la réal­i­sa­tion de la vieille utopie dadaïste: abolir l’art/abolir la vie quo­ti­di­enne en abolis­sant la sépa­ra­tion entre l’art et la vie quo­ti­di­enne. Grâce à la dif­fu­sion de tech­nolo­gies de com­mu­ni­ca­tion pro­liférantes et poly­cen­triques, il devient pos­si­ble pour des réal­ités com­mu­nau­taires foi­son­nantes de redéfinir le rap­port entre social­ité et pro­duc­tion en sor­tant du sys­tème cap­i­tal­iste inté­gré et en con­stru­isant des sys­tèmes autonomes de pro­duc­tion-com­mu­ni­ca­tion.

Cette hypothèse a été mise en œuvre, de façon peut-être trop immé­di­ate et spon­tanéiste, par une vaste aire de réal­ités de base et de mou­ve­ment mais elle n’est jamais dev­enue un élé­ment de réflex­ion sur le rôle des intel­lectuels et sur la muta­tion que le tra­vail intel­lectuel était en train d’opérer, ni sur le mou­ve­ment qui se pré­parait à affecter tout l’univers de l’activité men­tale, sur son inté­gra­tion par la machine pro­duc­tive et médi­a­tique.

On a dit que le débat sur la ques­tion du tra­vail intel­lectuel, sur le rôle et sur la fonc­tion des opéra­teurs impliqués dans la dématéri­al­i­sa­tion du tra­vail social, s’était déroulé en deux temps. Dans le pre­mier moment, entre févri­er et mars de cette année 1977 incroy­able­ment dense, la dis­cus­sion s’était cen­trée sur les nou­velles car­ac­téris­tiques que pre­nait le mou­ve­ment de masse et sur sa voca­tion par­ti­c­ulière à inve­stir les ques­tions du lan­gage, les pra­tiques créa­tives et de l’information.

C’est à ce moment que les expéri­ences de créa­tiv­ité dif­fuse ont con­nu leur plus grande efflo­res­cence, la péri­ode des fanzines et des radios libres. L’explosion des lan­gages autonomes s’exprimait par la voix des radios, qui furent aus­si la pre­mière ten­ta­tive d’auto-organisation de l’information, com­prise comme un élé­ment de trans­for­ma­tion sociale et exis­ten­tielle, mais aus­si comme tra­vail, comme activ­ité pro­duc­tive.

Ain­si, le col­lec­tif A/traverso écrira dans Radio Alice, radio libre: « Faire sauter la dic­tature du Sig­nifié, intro­duire le délire dans l’ordre de la com­mu­ni­ca­tion, faire par­ler le désir, la rage, la folie, l’impatience et le refus. Cette forme de pra­tique lin­guis­tique est l’unique forme adéquate à une pra­tique com­plexe qui fait sauter la dic­tature du Poli­tique, qui intro­duit dans le com­porte­ment l’appropriation, le refus du tra­vail, la libéra­tion, la mise en com­mun. C’est pour cela que le rap­port entre le mou­ve­ment et Radio Alice n’est garan­ti ni dans les mes­sages qu’Alice trans­met, ni même dans la démarche qu’elle-même pro­pose – comme unité opéra­tionnelle lin­guis­tique col­lec­tive et sub­ver­sive. L’organisation lin­guis­tique de l’instrument définit de fait un espace, trace ses pro­pres dis­crim­i­nants

3 « […] devenir-radio, devenir-élec­trique, devenir-molécu­laire. C’est un autre aspect de la sit­u­a­tion actuelle : non plus les nou­velles luttes liées au tra­vail et à l’évolution du tra­vail, mais tout le domaine de ce qu’on appelle les « pra­tiques alter­na­tives » et la con­struc­tion de telles pra­tiques (les radios libres seraient l’exemple le plus sim­ple, mais aus­si les réseaux com­mu­nau­taires urbains, l’alternative à la psy­chi­a­trie, etc.) », Gilles Deleuze et Félix Guat­tari, « Appareil de cap­ture », Mille Plateaux, op. cit

. »

Mais il existe aus­si une con­science du nou­veau rôle pro­duc­tif de l’information et des ques­tions que com­mence à pos­er l’intégration de la pra­tique lin­guis­tique dans le proces­sus de tra­vail social. « Il s’agit donc de sub­ver­tir l’usine infor­ma­tive, de ren­vers­er le cycle de l’information en organ­i­sa­tion col­lec­tive de la con­nais­sance et de l’écriture. Au cours de ce proces­sus de pro­lé­tari­sa­tion du tra­vail tech­ni­co-sci­en­tifi­co-infor­matif s’établissent les con­di­tions pour que le tra­vail intel­lectuel ne se pose plus, face au mou­ve­ment, dans une posi­tion de type externe et volon­tariste, dans la pra­tique de con­tre-infor­ma­tion, du ser­vice ren­du au mou­ve­ment; mais dans une posi­tion interne, sur le ter­rain de la guéril­la infor­ma­tique, du sab­o­tage du cerveau pro­duc­tif et poli­tique, de l’organisation cyberné­tique du con­trôle, et du sab­o­tage du cycle infor­matif

4 Col­lec­tif A/traverso, Radio Alice, radio libre, op. cit

. »

Peu nom­breux sont ceux qui accep­tèrent alors de dis­cuter ces posi­tions sans les éti­queter comme du « délire » ou de l’incitation à la sub­ver­sion. Umber­to Eco fut de ceux-là, et pub­lia plusieurs arti­cles dans dif­férents jour­naux et revues.

Eco obser­vait que « les nou­velles généra­tions par­lent et vivent dans leur pra­tique quo­ti­di­enne le lan­gage (ou, mieux, la mul­ti­plic­ité des lan­gages) de l’avant-garde. […] ce lan­gage du sujet éclaté, cette pro­liféra­tion de mes­sages apparem­ment sans code sont com­pris et pra­tiqués à la per­fec­tion par des groupes aujourd’hui encore étrangers à la cul­ture offi­cielle » (voir infra, p. 568, son arti­cle paru dans l’Espres­so: « Une autre langue: l’italo-indien »).

Cette nou­velle « capac­ité lin­guis­tique », cette capac­ité de transcodage, de glisse­ment de code en code, Eco la com­prend comme la con­séquence de la con­sti­tu­tion d’un nou­veau sys­tème tech­no-com­mu­ni­ca­tion­nel. Les posi­tions d’Eco (même si elles se dis­tin­guaient par leur dig­nité et leur acuité de celles de beau­coup d’autres com­men­ta­teurs et cri­tiques) ont été cri­tiquées parce qu’il omet­tait, con­sciem­ment et ouverte­ment, il faut le dire, toute con­sid­éra­tion sur l’intentionnalité con­sciente, c’est-à-dire sur la pro­jec­tu­al­ité politi­co-cul­turelle dont étaient por­teurs les nou­veaux lan­gages.

En effet, en recon­sid­érant cette ques­tion avec le recul du temps, on peut recon­naître que la pro­jec­tu­al­ité du mou­ve­ment créatif a été bal­ayée par la force de la muta­tion tech­no-com­mu­ni­ca­tion­nelle: le mou­ve­ment créatif a été absorbé, piégé par l’organisation médi­a­tique, par l’investissement de cap­i­taux énormes dans la pub­lic­ité, dans la télévi­sion, dans la mode, dans la soumis­sion des idées et des lan­gages créat­ifs à un sys­tème de pro­duc­tion d’imbécillité au moyen du tra­vail men­tal.

Mais à cette péri­ode, durant ces mois, au plus fort d’une insur­rec­tion des signes et des sym­bol­es, le mou­ve­ment cher­chait à don­ner une forme autonome à la com­mu­ni­ca­tion alter­na­tive. Ain­si, la réponse dans l’Espresso de Fran­co Berar­di « Bifo » et Ange­lo Pasqui­ni aux posi­tions de Eco, affir­mait-elle que la social­i­sa­tion du style et des prob­lé­ma­tiques de l’avant-garde lit­téraire ne pou­vait être réduite à un fait pure­ment com­mu­ni­ca­tion­nel, mais qu’elle impli­quait une redéf­i­ni­tion rad­i­cale du rap­port à la pro­duc­tion, à l’identité sociale, au pou­voir

5 Fran­co Berar­di « Bifo », Ange­lo Pasqui­ni, « Indi­ens c’est vite dit », l’Espresso, 24 avril 1977, repris dans Ital­ie 77, op. cit. Ex-mil­i­tant de Potere operaio, Bifo par­ticipe au mou­ve­ment de 77 à Bologne, au col­lec­tif A/traverso et à Radio Alice – ce qui lui vaut l’inculpation d’« inci­ta­tion à la haine par l’intermédiaire d’un média radio­phonique ». Il quitte Bologne pour Paris où il ren­con­tre Félix Guat­tari, et rédi­ge Le Ciel est enfin tombé sur la terre, Seuil, 1978. Par­mi ses ouvrages, on peut citer Con­tro il lavoro, Fel­trinel­li, 1970 ; Scrit­tura e movi­men­to, Mar­silio, 1974 ; Chi ha ucciso Majakovskij ?, Squilib­ri, 1977

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Mau­r­izio Calvesi repren­dra cette ques­tion dans son livre Avan­guardia di mas­sa où, à la lumière de l’éventail des thé­ma­tiques sur­gies au print­emps 1977, il pro­pose de lire le mou­ve­ment créatif comme une véri­fi­ca­tion de l’utopie artis­tique des avant-gardes, à l’heure du développe­ment des moyens de com­mu­ni­ca­tion rapi­des et des tech­nolo­gies de pro­duc­tion de l’imaginaire

6 Mau­r­izio Calvesi, Avan­guardia di mas­sa, Fel­trinel­li, 1977

. C’est pré­cisé­ment cela qu’a représen­té le mou­ve­ment créatif: la réal­i­sa­tion de la visée avant-gardiste de porter la vie dans l’art et de fon­dre l’art avec la vie. La per­spec­tive de cette réal­i­sa­tion tenait à la mas­si­fi­ca­tion de la rup­ture lin­guis­tique pro­posée par l’avant-garde, et au lien étroit qui unis­sait la créa­tiv­ité de masse et les tech­nolo­gies de la com­mu­ni­ca­tion

7 « L’indication dadaïste peut donc être reprise : cri­ti­quer et dépass­er la sépa­ra­tion entre l’art et la vie, entre la créa­tion textuelle et for­ma­trice et le mou­ve­ment qui trans­forme. Mais le lieu où cette opéra­tion de recom­po­si­tion se déter­mine doit chang­er. L’expérience dadaïste avait cher­ché à dépass­er cette sépa­ra­tion sur le ter­rain de la lit­téra­ture, de l’art ; la pra­tique créa­trice, au con­traire, a un sujet de masse, trans­porte son action dans l’espace de la trans­for­ma­tion pra­tique, c’est un moment du proces­sus de recom­po­si­tion trans­ver­sale du sujet du mou­ve­ment. C’est l’indication de Maïakovs­ki, d’abord bolchevik puis poète : lui n’a pas été se lamenter sur la sépa­ra­tion entre l’art et la vie, ni cri­ti­quer la spec­tac­u­lar­ité du texte spec­tac­u­lar­isant la cri­tique elle-même. Maïakovs­ki a pris part au proces­sus révo­lu­tion­naire et a trou­vé le point où la sépa­ra­tion pou­vait être dépassée dans la pra­tique », Col­lec­tif A/traverso, Radio Alice radio libre, op. cit

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Les con­di­tions sociales réelles dans lesquelles ce lien s’est établi ont été très dif­férentes de l’idée que le mou­ve­ment en avait eue, il en est sor­ti une forme totale­ment nou­velle de sub­or­di­na­tion de l’activité créa­tive à la pro­duc­tion cap­i­tal­iste à l’ère de sa dématéri­al­i­sa­tion. Pour­tant, le mou­ve­ment créatif avait très bien su iden­ti­fi­er le nou­veau ter­rain sur lequel les trans­for­ma­tions adve­naient: celui de l’imaginaire et de sa pro­duc­tion sociale. Le débat sur cette ques­tion s’ébauchait au print­emps 1977.

Dans un autre arti­cle paru dans l’Espres­so sous le titre: « No per dio non mi sui­ci­do », Umber­to Eco entrait dans le vif du sujet. Eco soute­nait que le mou­ve­ment se trompait sur un point impor­tant, parce qu’il con­fondait les énon­cés sym­bol­iques et les réal­ités con­crètes.

« Si j’en juge par les divers com­porte­ments du mou­ve­ment […] j’ai plutôt l’impression qu’il tend à trans­former sans arrêt des atti­tudes con­crètes en purs sym­bol­es, ou mieux en énon­cés où l’action sim­ple­ment fait office de style. Je ne dis pas que les énon­cés soient inutiles. Mais il faut être lucide et recon­naître que les énon­cés ne sont que des énon­cés. Il ne faut pas con­fon­dre la représen­ta­tion anticipée, sous la forme d’une grande fête sym­bol­ique, de l’assaut du palais d’hiver, et la prise effec­tive du palais d’hiver

8 « Soyez tran­quilles, je ne me sui­ciderai pas », l’Espresso, 1er mai 1977, repris dans Ital­ie 77, op. cit. Eco pour­suit : « Comme cela ne pou­vait man­quer d’arriver, cer­tains mar­gin­aux suiv­ent la démarche opposée : ils croient énon­cer des sym­bol­es (au besoin en “écrivant” avec un P38), alors qu’ils font des choses. Mais ces choses ne sont pas insérées dans une stratégie à long terme […] : sur le plan sym­bol­ique elles acquièrent une valeur néga­tive, aisé­ment manœu­vrable par ceux qui ne croient pas au “désir de quelque chose” ; et sur le plan des réal­ités, elles pro­duisent la mort du mou­ve­ment. »

. »

Mais c’est juste­ment Eco qui a si juste­ment com­pris cette sorte de sémio­morphose qui a gag­né le monde réel, cette iden­ti­fi­ca­tion du monde avec l’échange et le recoupe­ment des énon­cés sym­bol­iques, des événe­ments infor­mat­ifs, des sim­u­la­tions d’imaginaire. Ce ter­ri­toire imag­i­naire est devenu le lieu déter­mi­nant de tout proces­sus social, et la dom­i­na­tion sur les molécules vivantes de la société est dev­enue, tou­jours davan­tage, une dom­i­na­tion sémiocra­tique, une dom­i­na­tion des sym­bol­es et des signes. Et 77, c’est exacte­ment le moment où la société com­mence à se ren­dre compte de ce déplace­ment.

dans ce chapitre« Les cent fleurs du savoir antag­o­nisteUmber­to Eco: Une autre langue: l’italo-indien »
  • 1
    Lors de ces ren­con­tres inti­t­ulées « Le rôle de la cul­ture dans le pro­jet de réno­va­tion de la société ital­i­enne », Berlinguer devait égale­ment déclar­er : « Une poli­tique d’austérité n’est pas une poli­tique qui tend au niv­elle­ment vers l’indigence, elle ne doit pas être pour­suiv­ie dans le sim­ple but de garan­tir la survie d’un sys­tème économique et social en crise. Une poli­tique d’austérité, au con­traire, doit avoir pour but – et c’est pour cela qu’elle peut et doit être l’œuvre du mou­ve­ment ouvri­er – d’instaurer la jus­tice, l’efficience, l’ordre, et j’ajoute : une moral­ité nou­velle. Ain­si enten­due, une poli­tique d’austérité, même si elle implique (néces­saire­ment, et par sa nature même) cer­tains renon­ce­ments et cer­tains sac­ri­fices, devient dans le même temps syn­onyme de réno­va­tion ; elle devient, en effet, un acte libéra­teur pour les larges mass­es, objets de vieilles sujé­tions et d’intolérables exclu­sions, elle crée de nou­velles sol­i­dar­ités, et parce qu’elle est capa­ble de s’attirer une part crois­sante de con­sen­sus, elle se mue en un vaste élan démoc­ra­tique, au ser­vice d’une œuvre de trans­for­ma­tion sociale. »
  • 2
    A/traverso, févri­er 1977
  • 3
    « […] devenir-radio, devenir-élec­trique, devenir-molécu­laire. C’est un autre aspect de la sit­u­a­tion actuelle : non plus les nou­velles luttes liées au tra­vail et à l’évolution du tra­vail, mais tout le domaine de ce qu’on appelle les « pra­tiques alter­na­tives » et la con­struc­tion de telles pra­tiques (les radios libres seraient l’exemple le plus sim­ple, mais aus­si les réseaux com­mu­nau­taires urbains, l’alternative à la psy­chi­a­trie, etc.) », Gilles Deleuze et Félix Guat­tari, « Appareil de cap­ture », Mille Plateaux, op. cit
  • 4
    Col­lec­tif A/traverso, Radio Alice, radio libre, op. cit
  • 5
    Fran­co Berar­di « Bifo », Ange­lo Pasqui­ni, « Indi­ens c’est vite dit », l’Espresso, 24 avril 1977, repris dans Ital­ie 77, op. cit. Ex-mil­i­tant de Potere operaio, Bifo par­ticipe au mou­ve­ment de 77 à Bologne, au col­lec­tif A/traverso et à Radio Alice – ce qui lui vaut l’inculpation d’« inci­ta­tion à la haine par l’intermédiaire d’un média radio­phonique ». Il quitte Bologne pour Paris où il ren­con­tre Félix Guat­tari, et rédi­ge Le Ciel est enfin tombé sur la terre, Seuil, 1978. Par­mi ses ouvrages, on peut citer Con­tro il lavoro, Fel­trinel­li, 1970 ; Scrit­tura e movi­men­to, Mar­silio, 1974 ; Chi ha ucciso Majakovskij ?, Squilib­ri, 1977
  • 6
    Mau­r­izio Calvesi, Avan­guardia di mas­sa, Fel­trinel­li, 1977
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    « L’indication dadaïste peut donc être reprise : cri­ti­quer et dépass­er la sépa­ra­tion entre l’art et la vie, entre la créa­tion textuelle et for­ma­trice et le mou­ve­ment qui trans­forme. Mais le lieu où cette opéra­tion de recom­po­si­tion se déter­mine doit chang­er. L’expérience dadaïste avait cher­ché à dépass­er cette sépa­ra­tion sur le ter­rain de la lit­téra­ture, de l’art ; la pra­tique créa­trice, au con­traire, a un sujet de masse, trans­porte son action dans l’espace de la trans­for­ma­tion pra­tique, c’est un moment du proces­sus de recom­po­si­tion trans­ver­sale du sujet du mou­ve­ment. C’est l’indication de Maïakovs­ki, d’abord bolchevik puis poète : lui n’a pas été se lamenter sur la sépa­ra­tion entre l’art et la vie, ni cri­ti­quer la spec­tac­u­lar­ité du texte spec­tac­u­lar­isant la cri­tique elle-même. Maïakovs­ki a pris part au proces­sus révo­lu­tion­naire et a trou­vé le point où la sépa­ra­tion pou­vait être dépassée dans la pra­tique », Col­lec­tif A/traverso, Radio Alice radio libre, op. cit
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    « Soyez tran­quilles, je ne me sui­ciderai pas », l’Espresso, 1er mai 1977, repris dans Ital­ie 77, op. cit. Eco pour­suit : « Comme cela ne pou­vait man­quer d’arriver, cer­tains mar­gin­aux suiv­ent la démarche opposée : ils croient énon­cer des sym­bol­es (au besoin en “écrivant” avec un P38), alors qu’ils font des choses. Mais ces choses ne sont pas insérées dans une stratégie à long terme […] : sur le plan sym­bol­ique elles acquièrent une valeur néga­tive, aisé­ment manœu­vrable par ceux qui ne croient pas au “désir de quelque chose” ; et sur le plan des réal­ités, elles pro­duisent la mort du mou­ve­ment. »