De la Résistance à la Reconstruction

Les villes, à vrai dire, n’étaient pas si grandes que ça. Dans les années 1950, Milan comp­tait 1 100 000 habi­tants et sa ban­lieue à peine davan­tage. Les quartiers ­ouvri­ers et pop­u­laires étaient rel­a­tive­ment proches du cen­tre-ville, et sou­vent les usines fai­saient par­tie du paysage. La vie se déroulait tout entière entre les cours des maisons à cour­sives1En ital­ien : casa di ringhiera. Ces immeubles typ­iques de l’habitat pop­u­laire milanais se car­ac­térisent par un accès aux apparte­ments depuis une cour­sive com­mune aux habi­tants d’un même étage, laque­lle fait aus­si office de bal­con.et la rue. Le temps vécu s’écoulait dans les bars, dans les ciné­mas de quarti­er, dans les guinguettes.

Il se for­mait des com­pag­nies de jeunes gens, réu­nis par une com­mune con­di­tion sociale, par les liens affec­tifs de l’adolescence, par la sol­i­dar­ité de groupe ou de « bande2Sur les ban­des de quarti­er à Milan, de l’immédiat après-guerre aux années 1990, on peut lire Pri­mo Moroni et John N. Mar­tin, La luna sot­to casa, Milano tra riv­ol­ta esisten­ziale e movi­men­to politi­ci, Shake edi­zione, 2007.», seule manière de sup­port­er la per­spec­tive d’une vie qui sem­blait pro­gram­mée de toute éter­nité par le fonc­tion­nement général de la société : les fils d’ouvriers dans les écoles d’apprentissage pro­fes­sion­nel pour devenir « spé­cial­isés », les filles dans les insti­tuts de com­merce pour devenir employées, et les enfants de la bour­geoisie au lycée pour assur­er le renou­velle­ment de la classe dirigeante3Sur la « tri­par­ti­tion » de l’école ital­i­enne, voir au chapitre 4 – Le développe­ment indus­triel et le col­lège unifié, p. 173 sqq.. Dans les usines, des ouvri­ers aux salaires très bas et à la très haute pro­duc­tiv­ité garan­tis­saient la mise en œuvre de l’« idéolo­gie de la Recon­struc­tion », point de jonc­tion entre le pro­jet poli­tique de la bour­geoisie et celui du Par­ti com­mu­niste.

L’Italie était sor­tie de la guerre et du fas­cisme grâce à la Résis­tance des par­ti­sans. Une par­tie des com­bat­tants aurait voulu pour­suiv­re la lutte armée, et pass­er de la « libéra­tion » à la révo­lu­tion, mais cette com­posante avait été « neu­tral­isée » par le PCI4En 1944, en pleine guerre de résis­tance des par­ti­sans, le PCI, sous l’impulsion de son secré­taire Palmiro Togli­at­ti, opère un tour­nant stratégique appelé « svol­ta di Saler­no ». Il s’agira, à l’issue de la guerre, d’engager le PCI dans un gou­verne­ment de large union, dans le cadre d’une alliance des par­tis antifas­cistes réu­nis au sein du Comité de libéra­tion nationale (CLN). Cette ori­en­ta­tion con­duit, con­tre le sen­ti­ment de sa base, à la « neu­tral­i­sa­tion » des com­posantes révo­lu­tion­naires de la Résis­tance, mais aus­si à l’intégration du par­ti dans la poli­tique de la Recon­struc­tion à venir.. Celui-ci avait en effet opté pour un « pacte con­sti­tu­tion­nel » avec les indus­triels, afin de garan­tir la reprise économique et pro­duc­tive dans le cadre du sys­tème des par­tis et dans le respect des sphères d’influence des deux super­puis­sances améri­caine et sovié­tique. Cette com­posante poli­tique de la « Résis­tance trahie », qui a don­né ­nais­sance au groupe armé Volante rossa5La « Volante rossa mar­tiri par­ti­giani » était un groupe com­posé d’anciens par­ti­sans, dont des mem­bres du PCI qui, entre 1945 et 1949 à Milan et dans sa région, pra­ti­quaient la « jus­tice pop­u­laire » (enlève­ments, pas­sages à tabac, exé­cu­tions). Ils ne signeront leur action qu’à l’occasion de l’enlèvement de l’industriel Tofanel­lo, aban­don­né en sous-vête­ments sur la piaz­za Duo­mo, auquel on restituera ses vête­ments accom­pa­g­nés du bil­let : « Ce fut une belle leçon. [signé] Un groupe de braves gars. » Voir Cesare Bermani, Sto­ria e mito del­la Volante rossa, Nuove edi­zioni inter­nazion­ali, 1996, et Mas­si­mo Rec­chioni Ulti­mi fuochi di resisten­za, sto­ria di un com­bat­tante del­la Volan­ta rossa, DeriveAp­pro­di, 2009.dans l’immédiat après-guerre, nous la retrou­verons sou­vent dans l’histoire de la République, au cours des trente années suiv­antes.

La pre­mière généra­tion d’ouvriers de l’après-guerre, tous orig­i­naires du Nord, tous dotés d’un impor­tant bagage pro­fes­sion­nel et poli­tique et d’une forte cul­ture antifas­ciste, était por­teuse d’un univers de valeurs cen­tré sur l’idéologie du tra­vail et sur la con­vic­tion de con­stituer la par­tie saine et pro­duc­tive de la Nation – par oppo­si­tion à la bour­geoisie, tenue pour cor­rompue, inca­pable et par­a­sitaire. ­Retranchés dans les usines, fiers de leur com­pé­tence pro­fes­sion­nelle, con­fi­ants dans la direc­tion poli­tique du PCI, ils se sen­taient déposi­taires d’une mis­sion his­torique dont l’accomplissement pas­sait par le monde du tra­vail : le développe­ment con­tinu des forces pro­duc­tives et la mise en œuvre de la Con­sti­tu­tion issue de la Résis­tance6« L’Italie est une République démoc­ra­tique, fondée sur le tra­vail », Con­sti­tu­tion de 1947, Arti­cle 1. En juil­let 1945, un bul­letin du PCI milanais indi­quait : « Les cel­lules des usines, et les cama­rades en respon­s­abil­ité doivent se mobilis­er ; ils doivent, en don­nant l’exemple, inciter au tra­vail, à la dis­ci­pline. Beau­coup n’ont pas envie de tra­vailler, parce qu’ils dis­ent qu’au fond rien n’a changé, qu’ils sont encore et tou­jours des “exploités” qui tra­vail­lent pour le patron. » Togli­at­ti affirmera par la suite devant l’assemblée con­sti­tu­ante que l’Italie « est le pays où on fait le moins grève ».. Cela reve­nait à penser que l’avènement d’une démoc­ra­tie avancée (même de type bour­geois) était inc­on­cil­i­able avec les exi­gences du patronat, et que lut­ter pour son instau­ra­tion sig­nifi­ait égale­ment lut­ter pour le social­isme ; il fal­lait donc se pré­par­er à pren­dre la direc­tion du proces­sus de pro­duc­tion. Avec un Par­ti com­mu­niste qui comp­tait 2,5 mil­lions d’adhérents pour 5 mil­lions de voix (c’est-à-dire un par­ti de mil­i­tants) et une base ouvrière aus­si forte­ment idéol­o­gisée, la ligne tracée par ­Togli­at­ti à Salerne en 1944 (« oui à la prise du pou­voir par la voie démoc­ra­tique, non au proces­sus révo­lu­tion­naire ») sem­blait assurée.

De leur côté, les indus­triels avaient béné­fi­cié des énormes finance­ments du plan Mar­shall, lesquels avaient non seule­ment pour fonc­tion de ren­forcer des gou­verne­ments jugés fiables, mais aus­si d’en con­di­tion­ner et d’en ori­en­ter le développe­ment. Ain­si, 75 % des finance­ments alloués à l’industrie étaient-ils affec­tés à la sidérurgie ; la plu­part avaient par con­séquent été absorbés par le tri­an­gle indus­triel Milan-Turin-Gênes, où les indus­tries sidérurgiques exis­taient depuis tou­jours.

Enfin, la très haute pro­duc­tiv­ité garantie par l’idéologie du tra­vail, et les très bas salaires assurés par la totale inef­fi­cience des syn­di­cats avaient per­mis, vers la fin des années 1950, une énorme accu­mu­la­tion cap­i­tal­iste. Celle-ci néces­si­tait une restruc­tura­tion pro­duc­tive pour pou­voir pénétr­er les marchés inter­na­tionaux, mais aus­si pour accroître la con­som­ma­tion intérieure. On espérait de la sorte main­tenir sous con­trôle les jeunes généra­tions et les ouvri­ers eux-mêmes, qui sup­por­t­aient de plus en plus dif­fi­cile­ment les con­di­tions de vies qui leur étaient faites. En ver­tu de cet objec­tif, qui prévoy­ait l’introduction mas­sive de la chaîne de mon­tage et donc du tra­vail déqual­i­fié, les indus­triels accen­tuèrent encore leur con­trôle sur l’usine.

dans ce chapitreLes années dures à la FIAT »
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    En ital­ien : casa di ringhiera. Ces immeubles typ­iques de l’habitat pop­u­laire milanais se car­ac­térisent par un accès aux apparte­ments depuis une cour­sive com­mune aux habi­tants d’un même étage, laque­lle fait aus­si office de bal­con.
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    Sur les ban­des de quarti­er à Milan, de l’immédiat après-guerre aux années 1990, on peut lire Pri­mo Moroni et John N. Mar­tin, La luna sot­to casa, Milano tra riv­ol­ta esisten­ziale e movi­men­to politi­ci, Shake edi­zione, 2007.
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    Sur la « tri­par­ti­tion » de l’école ital­i­enne, voir au chapitre 4 – Le développe­ment indus­triel et le col­lège unifié, p. 173 sqq.
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    En 1944, en pleine guerre de résis­tance des par­ti­sans, le PCI, sous l’impulsion de son secré­taire Palmiro Togli­at­ti, opère un tour­nant stratégique appelé « svol­ta di Saler­no ». Il s’agira, à l’issue de la guerre, d’engager le PCI dans un gou­verne­ment de large union, dans le cadre d’une alliance des par­tis antifas­cistes réu­nis au sein du Comité de libéra­tion nationale (CLN). Cette ori­en­ta­tion con­duit, con­tre le sen­ti­ment de sa base, à la « neu­tral­i­sa­tion » des com­posantes révo­lu­tion­naires de la Résis­tance, mais aus­si à l’intégration du par­ti dans la poli­tique de la Recon­struc­tion à venir.
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    La « Volante rossa mar­tiri par­ti­giani » était un groupe com­posé d’anciens par­ti­sans, dont des mem­bres du PCI qui, entre 1945 et 1949 à Milan et dans sa région, pra­ti­quaient la « jus­tice pop­u­laire » (enlève­ments, pas­sages à tabac, exé­cu­tions). Ils ne signeront leur action qu’à l’occasion de l’enlèvement de l’industriel Tofanel­lo, aban­don­né en sous-vête­ments sur la piaz­za Duo­mo, auquel on restituera ses vête­ments accom­pa­g­nés du bil­let : « Ce fut une belle leçon. [signé] Un groupe de braves gars. » Voir Cesare Bermani, Sto­ria e mito del­la Volante rossa, Nuove edi­zioni inter­nazion­ali, 1996, et Mas­si­mo Rec­chioni Ulti­mi fuochi di resisten­za, sto­ria di un com­bat­tante del­la Volan­ta rossa, DeriveAp­pro­di, 2009.
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    « L’Italie est une République démoc­ra­tique, fondée sur le tra­vail », Con­sti­tu­tion de 1947, Arti­cle 1. En juil­let 1945, un bul­letin du PCI milanais indi­quait : « Les cel­lules des usines, et les cama­rades en respon­s­abil­ité doivent se mobilis­er ; ils doivent, en don­nant l’exemple, inciter au tra­vail, à la dis­ci­pline. Beau­coup n’ont pas envie de tra­vailler, parce qu’ils dis­ent qu’au fond rien n’a changé, qu’ils sont encore et tou­jours des “exploités” qui tra­vail­lent pour le patron. » Togli­at­ti affirmera par la suite devant l’assemblée con­sti­tu­ante que l’Italie « est le pays où on fait le moins grève ».