L’autoconscience

Il n’y avait qu’une seule façon d’échapper à la sym­bol­ique mas­cu­line : par­tir de soi. Don­ner de la valeur, dirait-on aujourd’hui, à son pro­pre vécu, en lui con­férant une dig­nité poli­tique. « Le per­son­nel est poli­tique », voilà le mot d’ordre. La néces­sité d’une atten­tion spé­ci­fique à l’histoire de chaque indi­vidu-femme, comme con­di­tion et mesure de tout agir col­lec­tif ; le besoin des autres femmes pour se com­pren­dre soi-même. L’analyse se con­cen­tra sur la famille : « plus jamais mères, femmes, filles, détru­isons les familles ». Et aus­si sur l’éducation autori­taire (le livre Du côté des petites filles6 allait, par exem­ple, dans ce sens), sur le rap­port à la mère et à ses sem­blables. De là sur­girent de petits groupes d’autoconscience, une pra­tique inven­tée aux États-Unis et dif­fusée en Ital­ie par les col­lec­tifs Riv­ol­ta fem­minile

1 Pour une car­togra­phie des groupes fémin­istes en Ital­ie dans les années 1970, on peut lire « Où étions-nous, où en étions-nous ? Entre­tien avec Anna Orsi­ni et Sil­via Schi­as­si », « Les Untorel­li », revue Recherch­es n° 30, novem­bre 1977

.

Dans un numéro de 1974 de Sot­toso­pra, une revue milanaise fondée deux ans plus tôt, on peut lire :

« L’autoconscience, c’est se pos­er des ques­tions.

Deman­dez à un ouvri­er quel est le taux de nociv­ité de son ate­lier, la date de la dernière négo­ci­a­tion du con­trat, quel niveau de qual­i­fi­ca­tion il pos­sède, com­ment on lui a cal­culé ses retenues sur salaire, et vous aurez des répons­es.

Posez les mêmes ques­tions aux femmes : vous ren­con­tr­erez de la paresse, du manque d’intérêt, de l’indifférence, de la délé­ga­tion.

Pen­dant la pause-déje­uner, les femmes achè­tent des choses pour leurs enfants sur les petits marchés devant l’usine, les ouvri­ers dis­cu­tent, lisent les pan­neaux syn­di­caux, le jour­nal et les tracts qu’on leur a dis­tribués (mais beau­coup de cama­rades sont portés instinc­tive­ment à ne pas don­ner de tracts aux femmes parce que “de toute façon, elles ne les lisent pas” !).

Entre deux tracts, nous nous sommes demandées pourquoi.

Notre petit groupe d’autoconscience est com­posé d’une douzaine de femmes.

Nous nous retrou­vons chaque semaine. Ensem­ble, nous avons com­pris que même s’il existe un lieu pour nous à la sur­face de la terre, il nous fau­dra le con­quérir, et que nous ne devons plus compter sur les hommes, pas même pour nous ouvrir une boîte de tomates pelées.

Nous avons com­pris que nous sommes capa­bles de vivre (et ce n’est pas rien) et que nous n’avons pas besoin de pères, de mères, de grands frères, de psy­cho­logues ou de prêtres, qu’il est pos­si­ble d’avancer “en comp­tant sur nos pro­pres forces” et que nous sommes fatiguées des con­seils, du cour­ri­er du cœur, des recom­man­da­tions, des “deman­dez donc à…”, etc.

Nous avons appris à nous regarder au dehors et au dedans, pour com­pren­dre com­ment est fait le monde et com­ment nous sommes faites, sans per­son­ne pour nous le dire à l’avance et pour l’expliquer à notre place ; pour le dire vite, nous avons RETIRÉ À L’HOMME TOUS SES man­datS, avec tous leurs effets annex­es et con­nex­es : paresse, indif­férence, qualun­quisme.

Il y a quelque temps, nous avons mené une enquête auprès des femmes au foy­er dans un quarti­er périphérique de Milan. “– Com­bi­en d’heures tra­vaillez-vous par jour ? – Bah, 12, 15, je ne les ai jamais comp­tées…” ; “– Est-ce que ça vous arrive de sor­tir de chez vous ? – La dernière fois que j’ai voy­agé, c’était pour mon voy­age de noces” ;  “– Com­ment faites-vous pour ne pas tomber enceinte ? – C’est mon mari qui s’occupe de tout…” (qua­tre enfants, un cure­tage).

Nous avons aus­si demandé des idées pour chang­er la sit­u­a­tion, pour essay­er de chang­er les choses. « Qu’est-ce que vous voulez y faire ? On est con­damnées à ça ». Décourage­ment, con­fu­sion et résig­na­tion.

Entre deux entre­tiens, nous nous sommes demandées pourquoi.

Dans notre groupe de prise de con­science, cer­taines ne pou­vaient pas sor­tir seules, pas même un soir. Tou­jours leur mari aux basques et dans des lieux fixés à l’avance.

Ça a été une con­quête cette soirée d’autoconscience, on a com­pris qu’il était pos­si­ble de chang­er quelque chose, et que la lib­erté qu’on nous a tou­jours refusée est une vic­toire de chaque jour, qu’il faut arracher avec les dents.

Nous avons eu du mal à vain­cre notre sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité à cause des assi­ettes sales lais­sées sur l’évier pour pou­voir venir à la réu­nion, ou du mari seul à la mai­son qui fait la gueule, de la mère qui hurle, du bébé qui vient juste de s’endormir.

Mais pour toutes, c’était une ques­tion de survie. On ne pou­vait pas faire autrement. Qui a dit que nous devions nous con­tenter des restes ? Que notre truc c’était la mai­son et les enfants ? Qui a décidé qu’on ne devait être qu’un cul et des nichons ?

Et nous nous sommes sen­ties coupables, oui coupables de tout : de ne pas nous être rebel­lées plus tôt, d’avoir tant atten­du pour par­ler, d’avoir tou­jours patien­té, parce qu’après tout, un jour ou l’autre sans doute, tout allait chang­er, coupables d’avoir tou­jours cher­ché des bras pour pleur­er au lieu de bazarder casseroles et tabli­er, laque ultra­douce et gaine archis­er­rée, coupables d’avoir gâché tout ce temps en romans-pho­tos, en Chia­mate Roma 3131

2 Chia­mate Roma 3131 était un talk show de la radio ital­i­enne.

, en bavardages de palier et cours­es au super­marché (atten­tion aux offres spé­ciales !), en jupes cour­tes et bas trans­par­ents, coupables surtout de s’être tou­jours anni­hilées en “lui”, en “eux”, d’avoir con­sacré toute une vie aux autres, esclaves fidèles et silen­cieuses.

Tout cela pou­vait chang­er, tout cela a changé à l’intérieur de nous.

À présent, ce qui est impor­tant c’est de “s’accorder de l’importance”, ce monde est aus­si le nôtre, à con­di­tion de nous unir et de pren­dre con­science.

Les kiosques à jour­naux débor­dent de femmes nues et nous, nous n’arrivons pas à par­ler de sexe. Lorsque nous le faisons, c’est de manière mal­adive, comme s’il y avait telle­ment de prob­lèmes non réglés avec la sex­u­al­ité qu’il valait mieux la tourn­er en déri­sion. Le plus sou­vent, c’est le tabou, le silence.

La marchan­di­s­a­tion du sexe a atteint des dimen­sions absur­des : rien ni per­son­ne n’échappe à la tech­nique manip­u­la­trice des mass media. Voici ce qu’en dit Mar­cuse dans Eros et civil­i­sa­tion : “À tra­vers l’industrie cul­turelle à tous les niveaux, la sex­u­al­ité a été réduite à un com­porte­ment de type admin­is­tratif : la mobil­i­sa­tion éro­tique per­ma­nente imposée par les images du cap­i­tal­isme monop­o­liste cas­tre toute poten­tial­ité cathar­tique effec­tive de la sex­u­al­ité

3 Her­bert Mar­cuse, Eros et civil­i­sa­tion, Édi­tions de Minu­it, 1963

.”

C’est ain­si qu’au lit, nous ne sommes jamais seuls : avec nous, il y a les con­seils de Cos­mopoli­tan, les 57 posi­tions éro­tiques du dernier fanzine pornographique, la grap­pa bion­da

4 « Une blonde dans le sac : Si tu pens­es être suff­isam­ment un homme pour te faire une blonde, essaies de t’en faire deux », dis­ait une pub­lic­ité pour la grap­pa Fior di vite

, le canapé “invi­tant”, les ban­des de roule­ment pour des courbes plus douces, les frus­tra­tions du chef de bureau, l’insécurité accu­mulée, l’énergie réprimée, l’agressivité amon­celée, l’envie d’autres parte­naires, le chan­tage affec­tif tou­jours en embus­cade, l’instinct de pos­séder, de s’approprier l’autre, et par­fois aus­si le dégoût, la nausée, l’assimilation instinc­tive aux ani­maux.

Il y a tout cela (et d’autres choses encore !) entre nous et un autre, quand on “fait l’amour”.

Mais on n’en par­le pas. Ou plutôt si : l’homme pour énumér­er ses trophées de guerre ; la femme pour con­fi­er, inquiète, à une amie que ce mois-ci elle a “du retard”.

Dans notre petit groupe, nous avons voulu bris­er l’omertà, y com­pris sur ces ques­tions et nous avons com­mencé à en par­ler. Timide­ment tout d’abord. Comme nous n’avions pas le courage de par­tir tout de suite de nous, nous avons pris le pré­texte d’un livre, et puis les paroles, les expéri­ences, les prob­lèmes de cha­cune d’entre nous se sont égrenés sans dif­fi­culté, sans peurs et sans méfi­ance. C’est vrai, y en a encore qui ne par­lent pas, qui ne met­tent pas en com­mun : ce qui fait obsta­cle, ce sont des années de soli­tude, d’avoir dû affron­ter ces prob­lèmes enfer­mées entre les qua­tre murs de ses pen­sées, avec devant soi l’ombre de l’homme.

Nous avons décou­vert que nous avions le droit de par­ler de notre corps, parce qu’il nous appar­tient à nous et à per­son­ne d’autre, ni aux mag­a­zines ni à la lit­téra­ture « éro­tique », ni aux mots d’esprits, ni à la tra­di­tion, ni aux mœurs.

Ce qu’autrefois nous offrions à l’homme (y com­pris la manière de faire l’amour ou le choix du con­tra­cep­tif), nous l’avons repris en main, con­sciem­ment. Cela ne veut pas dire deman­der à entr­er dans le monde mas­culin ou chercher à devenir aus­si “capa­bles” que les hommes, cela sig­ni­fie sim­ple­ment être à la recherche de notre pro­pre iden­tité. Et cela nous suf­fit.

Notre groupe d’autoconscience existe depuis un an. Nous avons par­lé de tout, nous sommes par­ties de nous-mêmes, sans voiles ni fauss­es pudeurs, et nous sommes dev­enues plus femmes. Avant, nous étions tout juste bonnes à faire les cou­ver­tures de jour­naux, à la cui­sine ou au lit. Nous avons longue­ment exam­iné, sous tous ses aspects, la sphère privée sur laque­lle nous régnons depuis tou­jours : femme = privé, homme = pub­lic, femme = mai­son, homme = société.

C’est ain­si que nous avons abor­dé cette pre­mière con­tra­dic­tion et si nous restons à la mai­son c’est seule­ment parce qu’il fait froid sous les ponts, mais nous, nous ne sommes plus « la mai­son », les enfants nous les aimons encore et peut-être davan­tage, mais nous n’avons plus besoin d’eux pour être nous-mêmes, désor­mais nous sommes plus libres – et eux avec nous.

Nous sommes dev­enues des ter­mites pour l’homme, car jour après jour nous érodons son pou­voir, sa force, sa pré­ten­due supré­matie, nous avons per­du jusqu’à “la peur de le per­dre”.

Mais tout cela, nous le savons bien, ne suf­fit pas.

La prise de con­science ne peut pas être seule­ment le moment où nous nous con­fron­tons à nos con­tra­dic­tions per­son­nelles, il ne sert à rien de vouloir être plus libres à douze, à vingt, à cent. TOUTES LES FEMMES DOIVENT SAVOIR, NOUS DEVONS NOUS ADRESSER À TOUTES LES FEMMES.

Et dans cette per­spec­tive, nous n’avons jusqu’ici com­pris qu’une seule chose, mais elle est fon­da­men­tale : nous ne voulons pas inter­venir “sur” les femmes, parce que nous nous défions de cette forme sub­tile d’abus de pou­voir qui se fait pass­er pour de la poli­tique, pré­cisé­ment parce qu’en tant que femmes nous sommes les pre­mières à avoir été “abusées” et que pen­dant des années (et aujourd’hui encore) nous avons vécu cette réal­ité à nos dépens.

Nous ne refu­sons pas l’organisation, au con­traire nous la recher­chons, nous la voulons, nous sommes en train de l’inventer.

Nous affir­mons aujourd’hui notre refus de devenir la nou­velle Ève sor­tie de la côte d’un nou­v­el Adam de gauche.

Notre richesse pour l’avenir, c’est d’avoir com­pris et de ne vouloir ni dogmes, ni papes, ni dra­peaux.

Notre seule force c’est de nous rassem­bler de nou­veau après que l’homme nous a dressées les unes con­tre les autres. Et nous por­tons aus­si une espérance, la même qu’on pou­vait lire sur une ban­de­role aux obsèques d’Emily Davi­son, la suf­fragette anglaise morte en 1913 : “La prise de con­science des femmes est désor­mais forte d’un pou­voir qui ne peut rester let­tre morte. VICTOIRE !”

Tout cela, c’est vrai, soulève d’énormes prob­lèmes et touche directe­ment à la manière de con­cevoir la révo­lu­tion et le proces­sus his­torique qui y mèn­era. Nous en sommes pleine­ment con­scientes et sur ces ques­tions, l’engagement des “cama­rades

5 L’italien com­pagne per­met de pré­cis­er que ces « cama­rades » sont des femmes

” du mou­ve­ment est déjà bien réel, et il se fera de jour en jour plus vivant et plus con­scient. »

Dans les rangs des par­tis de la vieille et de la nou­velle gauche, une nuée de voix s’élevèrent pour dénon­cer tant d’intimisme et d’individualisme. L’intimisme n’était pour­tant rien d’autre que la néces­sité d’accorder une valeur sociale et poli­tique, de don­ner du sens à un vécu, celui des femmes, qui avait été si longtemps can­ton­né à la sphère privée. Et l’individualisme était une atten­tion (inédite pour la gauche) portée à l’individu : s’il voulait mod­i­fi­er à son avan­tage le monde dans lequel il vivait, mais aus­si dans lequel il lut­tait, le sujet de ce proces­sus de trans­for­ma­tion devait lui-même chang­er, se recon­stru­ire en fonc­tion de ses pro­pres caté­gories et de ses pro­pres pro­jets.

Le mou­ve­ment des femmes rompt donc vio­lem­ment avec une cer­taine tra­di­tion du mou­ve­ment ouvri­er en Ital­ie, celle qui fai­sait de la ques­tion fémi­nine (la sub­or­di­na­tion, l’exploitation, l’exclusion des femmes du tra­vail) une « grande ques­tion nationale », un grand prob­lème social lié à la divi­sion sex­uelle du tra­vail. Par la suite, l’enjeu se déplace vers ce qui, pour les femmes, fait prob­lème dans la société (mais aus­si dans les mou­ve­ments qui pré­ten­dent la chang­er).

Éman­ci­pa­tion, citoyen­neté, par­ité, ne sont plus des objec­tifs. On cherche une autre voie d’entrée dans le monde, non pas en rai­son d’une exclu­sion mais en ver­tu d’un désir irré­ductible – à cause de la dif­férence – aux néces­sités sociales et poli­tiques énon­cées par les hommes.

dans ce chapitre« La révo­lu­tion par­tielleOppres­sion / exploita­tion »
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    Pour une car­togra­phie des groupes fémin­istes en Ital­ie dans les années 1970, on peut lire « Où étions-nous, où en étions-nous ? Entre­tien avec Anna Orsi­ni et Sil­via Schi­as­si », « Les Untorel­li », revue Recherch­es n° 30, novem­bre 1977
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    Chia­mate Roma 3131 était un talk show de la radio ital­i­enne.
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    Her­bert Mar­cuse, Eros et civil­i­sa­tion, Édi­tions de Minu­it, 1963
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    « Une blonde dans le sac : Si tu pens­es être suff­isam­ment un homme pour te faire une blonde, essaies de t’en faire deux », dis­ait une pub­lic­ité pour la grap­pa Fior di vite
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    L’italien com­pagne per­met de pré­cis­er que ces « cama­rades » sont des femmes