Palazzo Campana: les étudiants et les ateliers Putilov

Lorsque débute l’occupation de l’université de Turin, en novem­bre 1967, le ton est surtout à la con­tes­ta­tion de l’autorité des « man­darins » et de leurs méth­odes d’enseignement. Comme l’écrira bien des années plus tard Pep­pino Ortol­e­va – l’un des occu­pants du Palaz­zo Cam­pana, qu’on avait surnom­mé « Peppeuse » en rai­son de sa grande famil­iar­ité avec la pen­sée de Mar­cuse –, les étu­di­ants étaient obsédés par la ques­tion: « Qui enseigne à qui? » La con­fronta­tion avec les man­darins n’eut jamais lieu, ajoute-t-il, car ceux-ci eurent tôt fait de dis­paraître, se faisant générale­ment porter pâles (une pra­tique très répan­due à cette péri­ode).

Les pre­mières occu­pa­tions reçurent générale­ment l’appui des organ­i­sa­tions étu­di­antes tra­di­tion­nelles (UGI, UNURI, etc.). Mais rapi­de­ment, des con­flits éclatèrent et elles prirent leur autonomie, obéis­sant en cela à la dynamique générale du mou­ve­ment ital­ien. L’occupation du Palaz­zo Cam­pana prit rapi­de­ment une impor­tance par­ti­c­ulière parce qu’elle se situ­ait au cœur d’une ville qui était le sym­bole du développe­ment économique des années 1960.

Turin est le type même de la ville-usine. Elle est dom­inée par le colosse FIAT sur lequel repose le « cycle auto­mo­bile », pièce maîtresse du développe­ment indus­triel nation­al. C’est à Turin qu’est né l’« opéraïsme » des Quaderni rossi, qui con­tin­ue d’ailleurs à y jouer son rôle; mais surtout, c’est à Turin qu’on trou­ve la plus forte con­cen­tra­tion ouvrière de toute l’Italie. Elle se répar­tit entre les sites his­toriques de Mirafiori, Rival­ta, Lin­got­to, etc. que le mou­ve­ment surnom­mera les « ate­liers Putilov » par référence aux usines de Pet­ro­grad qui jouèrent un rôle majeur dans la révo­lu­tion d’Octobre.

La ville est totale­ment imprégnée de cul­ture ouvrière et le mou­ve­ment étu­di­ant a tôt fait de se ren­dre aux portes des usines pour y chercher des formes de coopéra­tion et inviter les ouvri­ers à l’université. Comme à Trente, mais de façon moins idéologique et plus interne aux dynamiques de classe, l’analyse de la fonc­tion clas­siste de l’université con­naît de rapi­des développe­ments. Gui­do Viale, l’un des lead­ers de la con­tes­ta­tion – qui sera l’un des fon­da­teurs de Lot­ta con­tin­ua – écrira à ce pro­pos

1 Gui­do Viale, « Con­tro l’Università », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 33, 1968. Repris dans L’Hypothèse révo­lu­tion­naire, op. cit. Un résumé de ce texte est pro­posé au chapitre 5 – La prise de con­science, p. 224 sqq

:

« La tâche pre­mière du mou­ve­ment étu­di­ant con­siste à opér­er des dis­tinc­tions de classe au sein de la pop­u­la­tion sco­lar­isée. Il est indé­ni­able que pen­dant le temps de leur for­ma­tion tous les étu­di­ants sont absol­u­ment privés de pou­voir et qu’ils sont soumis aux manip­u­la­tions des autorités académiques. Il n’en est pas moins vrai que si, pour la majorité des étu­di­ants, la sub­or­di­na­tion au pou­voir académique n’est qu’un avant-goût de la sub­or­di­na­tion sociale qu’ils auront à subir dans les organ­i­sa­tions pro­duc­tives aux­quelles ils se des­ti­nent, pour d’autres, l’insertion dans les struc­tures de pou­voir de l’université n’est que la pre­mière étape de leur acces­sion aux struc­tures de pou­voir de la société […]. L’université est un instru­ment de manip­u­la­tion idéologique et poli­tique qui vise à instiller un esprit de sub­or­di­na­tion vis-à-vis du pou­voir (quel qu’il soit) et à effac­er dans la struc­ture psy­chique et men­tale de chaque indi­vidu la dimen­sion col­lec­tive des besoins per­son­nels et la capac­ité d’entretenir avec autrui des rap­ports qui ne relèvent pas de la stricte com­péti­tion. »

Par­mi les lead­ers étu­di­ants, on trou­ve entre autres Mar­co Rev­el­li (le fils de l’un des plus grands spé­cial­istes d’« his­toire orale » en Ital­ie) et Lui­gi Bob­bio (le fils d’un des auteurs de la Con­sti­tu­tion), au grand scan­dale des quo­ti­di­ens locaux. La presse bien-pen­sante voit en eux le symp­tôme d’une grande « trahi­son » de la part des enfants de la bour­geoisie qui refusent de repro­duire (comme il est de leur devoir de le faire) les élites dirigeantes. Mais ces étu­di­ants, qui sont sou­vent des « pre­miers de la classe », sont aus­si capa­bles de très bons argu­ments et font preuve d’une remar­quable matu­rité intel­lectuelle, notam­ment dans leur capac­ité à créer des liens entre les dif­férents foy­ers de lutte pour éla­bor­er des straté­gies com­munes. Lui­gi Bob­bio, juste­ment, écrira, à pro­pos des occu­pa­tions à Turin

2 Lui­gi Bob­bio, « Le lotte nell’università. L’esempio di Tori­no », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 30, 1967.

:

« Le mou­ve­ment dans les uni­ver­sités part du refus de la prédéter­mi­na­tion que le sys­tème impose aux étu­di­ants. Par con­séquent son seul adver­saire réel, ce sont les forces économiques qui affectent cette tâche à l’université. Du reste, les choix effec­tués par les groupes économiques se réalisent par le biais des dif­férentes médi­a­tions des cen­tres de pou­voir sub­or­don­nés, c’est-à-dire, à des échelles dif­férentes, au pou­voir poli­tique et aux hiérar­chies uni­ver­si­taires.

On ne s’appesantira pas ici sur le rôle de l’État en matière de poli­tique sco­laire, ni sur le fait de savoir dans quelle mesure il est l’adversaire réel du mou­ve­ment étu­di­ant. Il nous sem­ble impor­tant en revanche d’insister sur le rôle que jouent les ­pro­fesseurs des uni­ver­sités. En Ital­ie (à la dif­férence de ce qui se passe aux États-Unis), le principe de l’autonomie des uni­ver­sités per­met de con­cen­tr­er entre les mains d’une même per­son­ne des fonc­tions d’enseignement et des fonc­tions admin­is­tra­tives3 L’article 33 de la Con­sti­tu­tion ital­i­enne recon­naît aux insti­tu­tions « de haute cul­ture » le droit de se don­ner une organ­i­sa­tion autonome. Ajou­tons à cela que si les pro­fesseurs con­stituent l’ultime niveau de déci­sion pos­si­ble et que per­son­ne au-dessous d’eux (chargés de cours, assis­tants ou étu­di­ants) ne détient le moin­dre pou­voir, il n’en reste pas moins que leur autonomie est forte­ment lim­itée par les prérog­a­tives du gou­verne­ment et du Par­lement. Dans ces con­di­tions, l’“autonomie de l’université” ne sig­ni­fie rien d’autre que la per­pé­tu­a­tion d’une caste de féo­daux qui, s’ils ont trop peu de pou­voir pour impulser à l’université des ori­en­ta­tions réelle­ment dif­férentes, en ont suff­isam­ment pour la plac­er sous leur con­trôle, au ser­vice de leurs intérêts pro­pres. Les pro­fesseurs tit­u­laires con­stituent des groupes de pou­voir qui brassent d’importants enjeux non seule­ment de pres­tige mais surtout économiques. Il suf­fit pour s’en con­va­in­cre de penser aux revenus dont béné­fi­cient les pro­fesseurs de médecine ou les avo­cats, ou encore les sci­en­tifiques qui exer­cent des activ­ités de con­seil dans l’industrie. Le seul véri­ta­ble but com­mun de ces groupes de pou­voir, c’est pré­cisé­ment la con­ser­va­tion du pou­voir. En cela, ils ont une influ­ence réelle sur la poli­tique du gou­verne­ment en matière d’éducation. On peut même aller jusqu’à dire que le pro­jet de réforme que présente aujourd’hui le gou­verne­ment se situe au point d’intersection entre les exi­gences de ratio­nal­i­sa­tion de la pro­duc­tion et les enjeux de pou­voir des pro­fesseurs tit­u­laires.

La ligne qui relie les dif­férents cen­tres du pou­voir qui s’exerce sur l’école appa­raît donc ici claire­ment – même si elle ne va pas sans con­tra­dic­tions. Il est bien naturel que, dans la lutte, le mou­ve­ment étu­di­ant prenne d’abord pour cible le dernier mail­lon de la chaîne, c’est-à-dire les hiérar­chies académiques. Mais il n’en est pas moins évi­dent que ce com­bat, pour peu qu’on en mesure les lim­ites et la par­tial­ité et qu’on se donne les moyens de les dépass­er dans la lutte, fait immé­di­ate­ment sur­gir des ques­tions d’ordre plus général.

Les étu­di­ants refusent l’exploitation et la prédéter­mi­na­tion pro­fes­sion­nelle qui leur sont imposées. Ils exi­gent le con­trôle sur leur pro­pre for­ma­tion, enten­du comme refus de leur disponi­bil­ité. Le mot d’ordre qui exprime cette reven­di­ca­tion, c’est le “pou­voir étu­di­ant”. Par là, on n’entend pas seule­ment que les étu­di­ants devraient avoir leur place dans les instances déci­sion­naires de l’université: une telle mesure sig­ni­fierait bien peu de chose si elle lais­sait intacte l’organisation du sys­tème des études. Le “pou­voir étu­di­ant” implique au con­traire une restruc­tura­tion totale de l’université, sans quoi il ne saurait s’exercer (pas plus que le con­trôle sur la for­ma­tion). Il s’agit ain­si de dépass­er le mot d’ordre de la « démoc­ra­ti­sa­tion de l’université » qui est porté par le mou­ve­ment étu­di­ant depuis des années, parce que ce que veu­lent les étu­di­ants ce n’est pas la démoc­ra­tie (qui est en règle générale syn­onyme de col­lab­o­ra­tion) mais le pou­voir, qui implique un antag­o­nisme. D’ailleurs, lorsqu’on par­le de démoc­ra­ti­sa­tion, on met l’accent sur la sub­or­di­na­tion des étu­di­ants par rap­port aux pro­fesseurs, tan­dis que le pou­voir étu­di­ant met l’accent sur leur sub­or­di­na­tion sociale. […]

Dans cette per­spec­tive, les lim­ites du mou­ve­ment étu­di­ant doivent nous appa­raître claire­ment: l’absence d’autonomie de l’université implique l’absence d’autonomie (et même la sub­or­di­na­tion) du mou­ve­ment étu­di­ant par rap­port à la classe ouvrière, dans la mesure où celle-ci est à la fois son point de référence et sa véri­fi­ca­tion. L’action des étu­di­ants ne sig­ni­fie donc rien si l’organisation poli­tique du mou­ve­ment ouvri­er n’est pas en mesure d’en recueil­lir les expéri­ences et de les inté­gr­er à une stratégie révo­lu­tion­naire. Les prob­lèmes qui se posent à ce stade regar­dent la sit­u­a­tion d’ensemble de la gauche ital­i­enne. Par ailleurs, le mou­ve­ment étu­di­ant ne peut se borner à agir dans son champ sec­to­riel en s’abstenant de regarder au-delà. C’est pré­cisé­ment en éval­u­ant la sit­u­a­tion poli­tique générale qu’il sera à même d’envoyer des stim­uli à la gauche ital­i­enne et de lui offrir des occa­sions (mêmes mar­ginales) de se rad­i­calis­er, et de dépass­er par con­séquent la crise qu’elle tra­verse. »

dans ce chapitre« Le lab­o­ra­toire de Trente et l’« Uni­ver­sité néga­tive »
  • 1
    Gui­do Viale, « Con­tro l’Università », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 33, 1968. Repris dans L’Hypothèse révo­lu­tion­naire, op. cit. Un résumé de ce texte est pro­posé au chapitre 5 – La prise de con­science, p. 224 sqq
  • 2
    Lui­gi Bob­bio, « Le lotte nell’università. L’esempio di Tori­no », Quaderni pia­cen­ti­ni n° 30, 1967.
  • 3
    L’article 33 de la Con­sti­tu­tion ital­i­enne recon­naît aux insti­tu­tions « de haute cul­ture » le droit de se don­ner une organ­i­sa­tion autonome