Devenir des cultures créatives

La phénoménolo­gie des cul­tures créa­tives repose sur un sys­tème de référence com­plexe, qui ren­voie aux avant-gardes his­toriques, au maoïsme, mais aus­si à la philoso­phie hip­pie, à l’orientalisme des années 1960, à l’utopisme heureux et com­mu­nau­taire, mêlé à la som­bre prophétie de la « théorie cri­tique ».

Dans le courant des années 1960, deux ten­dances avaient struc­turé les cul­tures dites « de la jeunesse »: d’une part, la ten­dance à con­sid­ér­er l’avenir avec con­fi­ance et cer­ti­tude, à accepter un mod­èle de développe­ment économique et tech­nologique qui sem­blait devoir être illim­ité et irréversible. De l’autre, la ten­dance que l’on pour­rait appel­er « con­tre-cul­turelle », qui ne met­tait pas fon­da­men­tale­ment en cause la cer­ti­tude d’un développe­ment linéaire, mais qui se bor­nait à en refuser les con­séquences en ter­mes d’intégration cul­turelle et d’appauvrissement exis­ten­tiel, qui refu­sait l’homologation et la perte de lib­erté engen­drées par la société de con­som­ma­tion. Le mou­ve­ment con­tre-cul­turel (hip­pie, anti-impéri­al­iste, le mou­ve­ment des com­munes, le mou­ve­ment étu­di­ant) était étroite­ment lié à la société du bien-être: elle en était la face opposée.

Mais voilà qu’avec les années 1970, le con­texte économique et poli­tique se trans­forme: la crise brise la con­fi­ance en l’avenir, et l’horizon ne sem­ble pas ras­sur­ant: les iden­tités per­son­nelles et col­lec­tives de la décen­nie précé­dente (qu’elles aient été inté­grées ou rebelles) doivent se redessin­er sur une autre toile de fond, dans une autre attente de futur.

1977 est, sans aucun doute, la date emblé­ma­tique de ce change­ment de scé­nario et de ce ren­verse­ment per­cep­tif.

1977 est une année chargée de sig­ni­fi­ca­tion pour l’ensemble des cul­tures de la jeunesse en Occi­dent: c’est l’année où le punk explose à Lon­dres et où les Sex Pis­tols défient la police et la monar­chie avec leurs con­certs provo­ca­teurs le jour du jubilé de la reine

1 Le sin­gle God save the Queen est sor­ti en mai 1977, une semaine avant la célébra­tion des 25 ans du règne d’Elisabeth II

. Et c’est l’année des pre­mières grandes man­i­fes­ta­tions anti-nucléaires, à Malville et à Brokdorf

2 Le 31 juil­let 1977, 60 000 per­son­nes de plusieurs pays d’Europe se rassem­blent sur le site de Malville (Isère) con­tre le pro­jet de cen­trale nucléaire Super-Phénix. Au cours de cette marche anti­nu­cléaire, Vital Michalon est tué par une grenade des forces de l’ordre. Voir Col­lec­tif d’enquête, Aujourd’hui Malville, demain la France, livre noir sur la man­i­fes­ta­tion de 1977, La Pen­sée sauvage, 1978. La même année à Brokdorf, une grande man­i­fes­ta­tion mar­que la nais­sance du mou­ve­ment anti­nu­cléaire alle­mand. La cen­trale sera finale­ment reliée au réseau élec­trique en 1986, six mois après l’explosion de Tch­er­nobyl. Voir la brochure « La lutte con­tre l’État nucléaire » en ligne ici

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Les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires avaient été jusque-là por­teurs d’une espérance et d’une idéolo­gie con­fi­antes et homogènes; en 1977, ils se pla­cent au con­traire sous le signe du refus, du rejet de la moder­nité, ils dis­ent plutôt le dés­espoir que sus­ci­tent le scé­nario de la crise et l’apparition de tech­nolo­gies nou­velles, qu’une espérance dans le pro­grès tech­nologique et économique.

C’est toute une per­spec­tive his­torique qui se ren­verse et, en 1977, les cul­tures de la jeunesse enreg­istrent ce ren­verse­ment: de l’expansion de la cul­ture indus­trielle, on est passé à sa crise. En out­re, le pro­grès indus­triel com­mence à mon­tr­er des ten­dances cat­a­strophiques. Ce ren­verse­ment de per­spec­tive, c’est aus­si la tran­si­tion vers une société dom­inée par l’électronique, par la froideur tech­nologique et l’arrogance com­péti­tive, par l’omnipotence du spec­ta­cle et de l’information.

Et de fait, les jeunes qui entrent en scène après 1977 sont bien dif­férents de la généra­tion précé­dente: ce sont les spec­ta­teurs de l’effondrement des mythes soci­aux de la moder­nité: la crise de per­spec­tive de la société mod­erne leur appa­raît comme une dis­pari­tion de toute pos­si­bil­ité de futur. Le punk, en ce sens, est la con­science lucide d’un change­ment d’époque.

Vu sous cet angle, le 77 ital­ien acquiert une den­sité sin­gulière: au fil de l’année s’additionnent les effets d’un long cycle de luttes ouvrières et d’une explo­sion cul­turelle, celle de mou­ve­ments de révolte des chômeurs et des jeunes, de tous ceux qui se sen­tent men­acés par la nou­velle organ­i­sa­tion pro­duc­tive que l’on entrevoit à l’horizon post-indus­triel.

Le mou­ve­ment de 77 en Ital­ie syn­thé­tise les dif­férents aspects de la con­tre-cul­ture « des jeunes »: le fond poli­tique d’empreinte maoïste et l’agressivité guérillera se mêlent au créa­tivisme de claire déri­va­tion hip­pie, et tout cela finit par aboutir à la représen­ta­tion som­bre et dés­espérée du pre­mier sur­gisse­ment punk.

Aux mois chauds du print­emps 1977 (lors de l’explosion des révoltes de rue à Bologne et à Rome), le ton qui pré­dom­i­nait était celui de l’espérance mes­sian­ique, de la con­fi­ance euphorique en une com­mu­nauté libérée, en la con­struc­tion de zones libérées. Mais au cours des mois suiv­ants, quand le mou­ve­ment eut subi de plein fou­et la dureté de la répres­sion et surtout la logique impi­toy­able de la mar­gin­al­i­sa­tion, du chô­mage et de la com­péti­tiv­ité, le ton com­mença à tourn­er au dés­espoir et à l’autodestruction; on avait le sen­ti­ment qu’une une époque inhu­maine était en train d’advenir, où toutes les valeurs de sol­i­dar­ité allaient être anéanties.

En ce sens, on peut dire que 77 fut à la fois une syn­thèse des années 1960 et 1970, et une som­bre pré­mo­ni­tion des années 1980.

Après 77, appa­rais­sent de manière dif­fuse les ten­dances qui car­ac­téris­eront le com­porte­ment de la jeunesse dans les années dites « du reflux »: les atti­tudes et les moti­va­tions se mod­i­fient à la fois dans le rap­port au tra­vail et dans les proces­sus de social­i­sa­tion, le besoin de com­mu­nauté et le goût méprisant et poussé à l’extrême pour les soli­tudes drapées d’orgueil. Enfin, c’est à ce moment que se pré­pare le pas­sage entre des formes cul­turelles mar­quées au sceau du col­lec­tivisme et de l’égalitarisme et les celles qui sont dom­inées par l’individualisme.

77 est une cri­tique de tout investisse­ment psy­chologique sur l’avenir, c’est la reven­di­ca­tion d’une imma­nence sans reli­quat, d’un vivre au présent qui ne fait place ni aux idéolo­gies ni aux expec­ta­tives. Dans la cul­ture de 77, l’insurrection est un acte absol­u­ment présent, un acte qui vaut pour son immé­di­ateté et non pas pour le futur qu’il doit instau­r­er. La cri­tique que la cul­ture de 77 adresse au mil­i­tan­tisme poli­tique tra­di­tion­nel se fonde égale­ment sur ce refus de tout investisse­ment dans l’avenir.

Il faut vivre le bon­heur tout de suite et pas le ren­voy­er à un futur postrévo­lu­tion­naire. Mais si l’on remet les choses en per­spec­tive, à la lumière de l’expérience qui a suivi, on se rend compte que l’immanentisme heureux de 77, la reven­di­ca­tion d’un futur inté­gral, à vivre pleine­ment n’est rien d’autre que l’anticipation du no future punk qui, à peine éteinte la brûlante expéri­ence de 77, se propage dans la con­science de la jeunesse. Il ne faut rien atten­dre du futur parce qu’il n’y a pas de futur, ni pour les valeurs humaines, ni pour la sol­i­dar­ité, ni pour la lib­erté ou le plaisir de vivre.

Le futur est soudain apparu comme voilé par les spec­tres de la mil­i­tari­sa­tion, de la vio­lence, du con­formisme, de la mis­ère. Et de fait, après 77, les investisse­ments mil­i­taires aug­mentent de manière effrayante et le cli­mat de guerre froide fait son retour avec la vic­toire de Rea­gan; après 77, une vague de licen­ciements frappe les ouvri­ers dans tout l’Occident indus­triel, et les nou­velles tech­nolo­gies détru­isent des mil­lions de postes de tra­vail, faisant du chô­mage des jeunes une don­née struc­turelle incom­press­ible.

L’avenir sem­ble aride et désert. C’est à par­tir de ce moment que l’héroïne se répand mas­sive­ment sur le marché de la drogue. Mais c’est aus­si à ce moment, dans ce monde de la dérégu­la­tion et de la con­cur­rence impi­toy­able entre chômeurs, que l’individualisme et la com­péti­tion refont sur­face, générant une crise pro­fonde des formes de com­mu­nauté et de sol­i­dar­ités qui avaient mar­qué les années précé­dentes.

C’est à ce moment, en somme, que le scé­nario change, mais il change avant tout dans les attentes, dans les façons dont on parvient à imag­in­er l’avenir. C’est-à-dire qu’il change dans l’imaginaire social, dans la per­cep­tion cul­turelle, jusqu’à s’enfermer sour­de­ment dans l’homologation con­formiste et anesthésiante des années 1980 tri­om­phantes.

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