Il y a deux sexes

« La femme ne se définit pas par rap­port à l’homme. C’est sur cette con­science que se fondent notre lutte et notre lib­erté. L’homme n’est pas le mod­èle auquel il faudrait con­former le proces­sus de décou­verte de soi engagé par les femmes. La femme est autre par rap­port à l’homme. L’homme est autre par rap­port à la femme. » Ain­si com­mence le man­i­feste de Riv­ol­ta fem­minile, qui paraît en juil­let 1970. Et il con­tin­ue ain­si :

« L’égalité est une ten­ta­tive idéologique pour asservir la femme au dernier degré. Iden­ti­fi­er la femme à l’homme revient à anéan­tir l’ultime per­spec­tive de libéra­tion.

Pour la femme, se libér­er ne sig­ni­fie pas accepter la même vie que l’homme – parce qu’elle est inviv­able – mais exprimer son sens de l’existence.

La femme en tant que sujet ne refuse pas l’homme en tant que sujet, elle le refuse en tant que fig­ure absolue. Dans la vie sociale, elle le refuse en tant que fig­ure autori­taire.

Jusqu’à aujourd’hui, le mythe de la com­plé­men­tar­ité a servi à l’homme à jus­ti­fi­er son pro­pre pou­voir.

Les femmes sont habituées depuis l’enfance à ne pas pren­dre de déci­sions, à dépen­dre d’une per­son­ne “capa­ble” et “respon­s­able” : père, mari ou frère…

L’image de la femme dont l’homme s’est servi pour inter­préter la femme n’est que pure inven­tion de sa part.

La vir­ginité, la chasteté, la fidél­ité, ne sont pas des ver­tus ; ce sont des chaînes qui ont servi à con­stru­ire et à per­pétuer la famille. L’honneur n’est rien d’autre que leur cod­i­fi­ca­tion répres­sive.

Dans le mariage, la femme, privée de son nom, perd son iden­tité, et cette perte dit le trans­fert de pro­priété qui s’est opéré entre son père et son mari.

Celle qui engen­dre ne peut pas don­ner son nom à ses enfants : le droit de la femme a été conçu par d’autres, dont il est devenu le priv­ilège.

Ils nous con­traig­nent à revendi­quer l’évidence d’un fait naturel. 

Nous recon­nais­sons dans le mariage l’institution qui a sub­or­don­né la femme au des­tin de l’homme. Nous sommes con­tre le mariage.

Le divorce est un sur­geon du mariage dont l’institution sort ren­for­cée. 

La trans­mis­sion de la vie, le respect de la vie, le sens de la vie sont au cœur de l’expérience de la femme, sont des valeurs qu’elle revendique.

Pour la femme, le pre­mier objet de ressen­ti­ment envers la société, c’est d’être con­trainte d’affronter la mater­nité comme un chan­tage.

Nous dénonçons la dénat­u­ra­tion d’une mater­nité qui se paie au prix de l’exclusion.

La néga­tion de la lib­erté d’avorter fait par­tie du veto glob­al que l’on oppose à l’autonomie de la femme. 

Nous ne voulons pas pass­er notre vie à penser à la mater­nité et rester à notre insu les instru­ments du pou­voir patri­ar­cal.

La femme est lasse d’élever un fils qui devien­dra pour les femmes un mau­vais amant. Dans une lib­erté qu’elle ne craint pas d’affronter, la femme libère aus­si son fils, et son fils c’est l’humanité.

Dans toutes les sit­u­a­tions de vie col­lec­tive, nour­rir, net­toy­er, pren­dre soin, et tous les moments du quo­ti­di­en doivent être des gestes récipro­ques.

Par édu­ca­tion et par imi­ta­tion, l’homme et la femme occu­pent déjà des rôles dès leur prime enfance.

Nous savons que toutes les idéolo­gies ont un car­ac­tère fal­sifi­ca­teur parce qu’à tra­vers les formes raison­nées de pou­voir (théologique, moral, philosophique, poli­tique), elles ont con­traint l’humanité à une con­di­tion inau­then­tique, opprimée, résignée.

Der­rière toutes les idéolo­gies, nous dis­tin­guons la hiérar­chie des sex­es.

À par­tir de main­tenant, nous ne voulons plus d’écran entre nous et le monde.

Le fémin­isme a été le pre­mier moment poli­tique de cri­tique his­torique de la famille et de la société.

Il nous faut uni­fi­er les dif­férentes réal­ités et les dif­férents moments de l’expérience his­torique fémin­iste : c’est au cours de cette his­toire que la femme a fait irrup­tion, en inter­rompant pour la pre­mière fois le mono­logue de la civil­i­sa­tion patri­ar­cale.

Nous regar­dons le tra­vail domes­tique non rétribué comme une presta­tion per­me­t­tant au cap­i­tal­isme, qu’il soit privé ou d’État, de sub­sis­ter.

Allons-nous laiss­er se pro­duire ce qui invari­able­ment se répète au terme de toutes les révo­lu­tions pop­u­laires, lorsque la femme, qui a com­bat­tu avec les autres, se voit écartée avec les toutes ques­tions qu’elle soulève ?

Nous haïs­sons les mécan­ismes de la com­péti­tiv­ité et le chan­tage exer­cé dans le monde par l’hégémonie du ren­de­ment. Nous voulons met­tre notre capac­ité de tra­vail au ser­vice d’une société qui en serait indemne.

La guerre a depuis tou­jours été l’activité spé­ci­fique du mâle et son mod­èle de com­porte­ment vir­il.

L’égalité des salaires est pour nous un droit, mais notre oppres­sion est une tout autre chose. L’égalité des salaires peut-elle nous suf­fire alors que nous avons déjà sur le dos des heures de tra­vail domes­tique ?

Nous regar­dons la con­tri­bu­tion créa­tive de la femme à la com­mu­nauté et nous dénonçons le mythe qui veut que son tra­vail soit sub­sidi­aire.

Accorder une haute valeur aux temps “impro­duc­tifs”, c’est une exten­sion de la vie que pro­pose la femme.

Ceux qui ont le pou­voir pré­ten­dent qu’“aimer un être inférieur par­ticipe de l’érotisme”. Main­tenir le statu quo est donc pour eux un acte d’amour. 

Nous accueil­lons la libre sex­u­al­ité sous toutes ses formes parce que nous avons cessé de con­sid­ér­er la frigid­ité comme une alter­na­tive accept­able.

Con­tin­uer à régle­menter la vie entre les sex­es est une néces­sité du pou­voir, le seul choix sat­is­faisant est celui d’un libre rap­port.

Les jeux et la curiosité sex­uels sont un droit des enfants et des ado­les­cents.

Nous avons regardé pen­dant 4 000 ans. À présent nous avons vu !

L’apothéose de la supré­matie mas­cu­line mil­lé­naire est der­rière nous. Les reli­gions insti­tu­tion­nal­isées en ont été le plus solide piédestal. Et le con­cept de “génie” une marche hors de notre portée.

La femme a fait l’expérience d’assister chaque jour à la destruc­tion de ce qu’elle accom­plis­sait.

Nous con­sid­érons comme incom­plète une his­toire qui ne s’est con­stru­ite qu’à par­tir des traces impériss­ables.

De la présence des femmes rien n’a été trans­mis (ou mal) : c’est à nous de la redé­cou­vrir pour con­naître la vérité.

La civil­i­sa­tion nous a définies comme inférieures, l’Église nous a appelées sexe, la psy­ch­analyse nous a trahies, le marx­isme nous a ven­dues à la révo­lu­tion hypothé­tique.

À une pen­sée philosophique qui a théorisé pen­dant des mil­lé­naires l’infériorité de la femme, nous deman­dons ses références.

De la grande humil­i­a­tion que nous a imposée le monde patri­ar­cal, nous tenons les grands sys­tèmes de pen­sée pour respon­s­ables : tous ont entretenu l’idée que la femme était un être acces­soire, voué à la repro­duc­tion de l’humanité, au bord de la divinité ou au seuil du monde ani­mal ; sphère privée et pietas. Ils ont jus­ti­fié dans la méta­physique ce qui dans la vie des femmes était injuste et atroce.

Nous cra­chons sur Hegel.

La dialec­tique du maître et de l’esclave est un règle­ment de comptes entre des col­lec­tifs d’hommes : elle ne prévoit pas la libéra­tion de la femme, la grande opprimée de la civil­i­sa­tion patri­ar­cale.

La lutte de classe, qui est une théorie révo­lu­tion­naire fondée sur la dialec­tique du maître et de l’esclave, exclut égale­ment la femme. Nous remet­tons en cause le social­isme et la dic­tature du pro­lé­tari­at.

En ne se recon­nais­sant pas dans la cul­ture mas­cu­line, la femme lui ôte toute illu­sion d’universalité.

L’homme a tou­jours par­lé au nom du genre humain, mais la moitié de la pop­u­la­tion ter­restre l’accuse désor­mais d’avoir sub­limé une muti­la­tion.

La force de l’homme, c’est de s’identifier à la cul­ture. La nôtre, c’est de la refuser.

Après cet acte de con­science, l’homme sera dis­tinct de la femme : tout ce qui la con­cerne, il fau­dra qu’il l’entende de sa bouche.

Le monde ne va pas s’écrouler dès lors que l’homme sera privé de l’équilibre psy­chologique que lui garan­tit notre soumis­sion.

Dans la réal­ité brûlante d’un univers qui n’a jamais révélé ses secrets, nous retirons beau­coup du crédit qu’on accorde aux acharne­ments de la cul­ture. Nous voulons être à la hau­teur d’un univers sans répons­es.

Nous recher­chons l’authenticité du geste de révolte et nous ne la sac­ri­fierons ni à l’organisation ni au prosé­lytisme.

Nous ne com­mu­niquons qu’avec des femmes. »

L’auteure de ce man­i­feste s’appelle Car­la Lonzi

1 Car­la Lonzi (1931–1982) est une écrivaine et cri­tique d’art ital­i­enne. Après avoir rejoint les rangs du PCI en 1954, elle fonde au début des années 1970 les édi­tions Scrit­ti di Riv­ol­ta fem­minile. Ce man­i­feste, écrit avec Elvi­ra Ban­ot­ti et Car­la Accar­di, a été pub­lié dans Sputi­amo su Hegel. La don­na cli­toridea e la don­na vagi­nale e altri scrit­ti (1974)

. On lui doit la pre­mière déf­i­ni­tion poli­tique de la dif­férence des sex­es en Ital­ie, qui devien­dra très vite la rai­son et la référence pre­mière de la lutte des femmes. Une lutte qui est loin d’avoir uni­for­mé­ment suivi la ligne tracée par cette reven­di­ca­tion, mais qui sera désor­mais mar­quée par la néces­sité de sig­ni­fi­er sociale­ment quelque chose qui ne l’avait jamais été jusque-là : les sex­es qui veu­lent une exis­tence libre, il n’y en a pas un, mais deux. De là, la remise en ques­tion de plus en plus pré­cise du « pacte social », parce qu’il porte en lui l’écrasement et la néga­tion de l’existence des deux sex­es. L’« un » essaie donc de se divis­er en deux.

En juin 1971, se tient à Milan le pre­mier con­grès nation­al des groupes fémin­istes. Le DEMAU

2 « Bien des thèmes que le fémin­isme revendique comme siens avaient déjà été avancés en 1966 à Milan par le DEMAU (Demisti­fi­cazione dell’autoritarismo patri­ar­cale), un groupe for­mé unique­ment de femmes et qui se définis­sait comme étant en dehors de tous les courants poli­tiques quels qu’ils soient », Ros­al­ba Spag­no­let­ti, pré­face de L’Italie au fémin­isme (pub­li­ca­tion du Groupe de Recherche et d’Information des Femmes de Brux­elles), éd. Tierce, 1978

et Riv­ol­ta fem­minile, qui sont les prin­ci­paux inter­venants, pren­nent la parole con­tre la famille et le patri­ar­cat. Mais, le tout jeune mou­ve­ment fémin­iste doit très vite se con­fron­ter à l’« autre mou­ve­ment », aux caté­gories de révo­lu­tion et de lutte des class­es, aux straté­gies de prise de pou­voir, au con­cept d’« intérêt général » et à celui d’« intérêt supérieur » de la classe.

Bien sûr, le mou­ve­ment ouvri­er et le PCI avaient dépassé cette con­cep­tion selon laque­lle la révo­lu­tion de classe devait amen­er la réso­lu­tion de la « ques­tion des femmes ». Et la « ques­tion des femmes » était dev­enue une ques­tion nationale, une de ces ques­tions qui jalon­naient « la voie ital­i­enne vers le social­isme ». Mais écrire « des femmes » après le mot « ques­tion », à la place de « mérid­ionale » ou « de la jeunesse » reve­nait au final à main­tenir le con­cept d’« intérêt général ».

Pen­dant des années, on con­tin­uera à faire des listes, en alig­nant les uns à la suite des autres les femmes, les jeunes, les mérid­ionaux, les chômeurs, les vieux, les hand­i­capés.

À la fin des années 1960, on com­mence à affirmer de manière plus explicite que tout pro­jet de trans­for­ma­tion sociale fondé sur l’occultation de l’existence des femmes est en réal­ité un pro­jet par­tiel, mas­culin, régi par les rythmes, les désirs et les con­tra­dic­tions d’un seul sexe érigé en mod­èle, y com­pris pour l’autre – Le deux­ième Sexe, selon le titre du livre de Simone de Beau­voir

3 Simone de Beau­voir, Le deux­ième Sexe, Gal­li­mard, 1949. Traduit en ital­ien en 1961 aux édi­tions Il Sag­gia­tore

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dans ce chapitreLa révo­lu­tion par­tielle »
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    Car­la Lonzi (1931–1982) est une écrivaine et cri­tique d’art ital­i­enne. Après avoir rejoint les rangs du PCI en 1954, elle fonde au début des années 1970 les édi­tions Scrit­ti di Riv­ol­ta fem­minile. Ce man­i­feste, écrit avec Elvi­ra Ban­ot­ti et Car­la Accar­di, a été pub­lié dans Sputi­amo su Hegel. La don­na cli­toridea e la don­na vagi­nale e altri scrit­ti (1974)
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    « Bien des thèmes que le fémin­isme revendique comme siens avaient déjà été avancés en 1966 à Milan par le DEMAU (Demisti­fi­cazione dell’autoritarismo patri­ar­cale), un groupe for­mé unique­ment de femmes et qui se définis­sait comme étant en dehors de tous les courants poli­tiques quels qu’ils soient », Ros­al­ba Spag­no­let­ti, pré­face de L’Italie au fémin­isme (pub­li­ca­tion du Groupe de Recherche et d’Information des Femmes de Brux­elles), éd. Tierce, 1978
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    Simone de Beau­voir, Le deux­ième Sexe, Gal­li­mard, 1949. Traduit en ital­ien en 1961 aux édi­tions Il Sag­gia­tore