Les années 1950 ont été marquées par la figure de l’ouvrier professionnel. Porteur d’un important bagage idéologique, héritier de la mémoire de la Résistance, il est investi d’une mission politique qui vise à transformer la société pour faire advenir la démocratie et le socialisme. Il existe pourtant dans les usines, depuis les années 1920 (et l’introduction du système Bedaux1 Le « système Bedaux » vise à contrôler, à rationaliser et à intensifier le travail ouvrier par le chronométrage des tâches effectuées et l’attribution de primes aux salariés les plus rapides [N.d.A.] dans le processus de production), une forte proportion d’ouvriers non qualifiés et non politisés. Dans les années 1950, tout particulièrement à la FIAT de Turin, cette composante déqualifiée de la classe ouvrière est pour l’essentiel formée d’ouvriers issus de l’immigration intérieure.
Il s’agit là d’une figure peu perméable aux objectifs politiques des avant-gardes communistes, qui ne porte pas la mémoire de la Résistance et qui reste longtemps silencieuse, sans identité.
Dans les années 1960, avec l’introduction massive de la chaîne de montage, cette composante ouvrière devient majoritaire dans les usines. La phase de la Reconstruction est désormais achevée, mais aucune des prévisions des avant-gardes du PCI ne s’est réalisée: l’exploitation s’accroît sans cesse, les conditions de vie se sont insuffisamment améliorées, l’avènement du socialisme semble toujours plus lointain. C’est dans ce contexte qu’éclatent de plus en plus régulièrement des mouvements de masse sur le salaire, qui partent des besoins concrets et matériels. Mais si ces revendications semblent aller dans le sens de la « politique des revenus » voulue par le capital, elles anéantissent aussi le vieux projet de l’ouvrier professionnel, qui reste lié à la perspective d’une crise catastrophique du capitalisme ouvrant la possibilité d’un passage presque indolore au socialisme.
Mais ce n’est pas la seule nouveauté. Ce nouveau sujet ouvrier, qu’on appellera plus tard « ouvrier-masse », ne respecte aucune des règles habituelles de la grève. Il en invente même de nouvelles, comme la grève « au sifflet » qui, au signal convenu, interrompt le travail sans préavis (une technique également appelée « chat sauvage »). Ces pratiques, si étrangères à leur tradition et à leurs stratégies, suscitent la plus grande perplexité chez les cadres communistes.
La bourgeoisie et le système des partis se retrouvent désormais à courir derrière un processus qu’ils ont contribué à mettre en œuvre, mais qui ne cesse de leur échapper. Après un virage réactionnaire sous le gouvernement Tambroni, la Démocratie chrétienne n’a d’autre choix que d’engager un long dialogue avec les socialistes – qui mènera à la formation du premier gouvernement de centre-gauche –, et de jouer la carte du « réformisme » et de la social-démocratie pour garder le contrôle sur le conflit social. Au cours des trois années qui précèdent la naissance du centre-gauche (1960–1963), se trament d’obscures manœuvres autoritaires avec le soutien des services secrets américains.
Ce qui apparaît en germe pendant cette période, c’est la stratégie du « parti du coup d’État » et l’utilisation des « corps séparés » (des services secrets tels que le SIFAR) à des fins anti-prolétaires et conservatrices2 Le SIFAR (Servizio Informazioni Forze Armate) est un service secret italien créé en 1949. Sous la direction du général De Lorenzo, il avait, au début des années 1960, fiché 157 000 personnes et mis sous surveillance plusieurs milliers de dirigeants politiques et syndicaux. En 1967, on découvrira que De Lorenzo a été impliqué dans le « plan Solo », une tentative de coup d’État fomentée à l’été 1964. Il sera alors destitué de ses fonctions de chef d’État-major des armées. Le SIFAR a été dissous en 1965 et remplacé par le SID (Servizio Informazioni Difesa). Comme le montrera Roberto Faenza des années plus tard dans son livre Il Malaffare
, en s’appuyant sur des documents originaux de la bibliothèque du Congrès américain, les États-Unis étaient alors fermement décidés à empêcher le « virage à gauche » que constituait l’arrivée du PSI au gouvernement. L’affaire SIFAR, qui impliquait le général De Lorenzo (son commandant) et des milieux proches de la présidence de la République, sera étouffée par le chef du gouvernement de l’époque, Aldo Moro, grâce aux moyens classiques de l’omertà et du secret d’État. Frappé de paralysie, le Président de la République Antonio Segni, élu avec les voix des monarchistes et celles des partisans du MSI, part discrètement à la retraite avant le terme de son mandat.
En dépit de ces manœuvres politiques et de ces complots, les luttes dans les usines continuent de s’étendre. Elles adoptent des tactiques nouvelles, qui modifient leur physionomie. Le concept de « centralité de l’usine » devient le centre de gravité de toutes les analyses révolutionnaires.
- 1Le « système Bedaux » vise à contrôler, à rationaliser et à intensifier le travail ouvrier par le chronométrage des tâches effectuées et l’attribution de primes aux salariés les plus rapides [N.d.A.]
- 2Le SIFAR (Servizio Informazioni Forze Armate) est un service secret italien créé en 1949. Sous la direction du général De Lorenzo, il avait, au début des années 1960, fiché 157 000 personnes et mis sous surveillance plusieurs milliers de dirigeants politiques et syndicaux. En 1967, on découvrira que De Lorenzo a été impliqué dans le « plan Solo », une tentative de coup d’État fomentée à l’été 1964. Il sera alors destitué de ses fonctions de chef d’État-major des armées. Le SIFAR a été dissous en 1965 et remplacé par le SID (Servizio Informazioni Difesa)
- 3Roberto Faenza, Il Malaffare, Mondadori, 1978