Bruno Cartosio: La réception de la culture afro-américaine en Italie

À peu près en même temps que la cul­ture under­ground et les mod­èles lit­téraires et exis­ten­tiels des beat, d’autres images, d’autres signes forts étaient en train d’arriver des États-Unis: ceux qui avaient pour fond la ques­tion afro-améri­caine. En vérité, des textes et des pho­tos des luttes con­tre la ségré­ga­tion raciale avaient com­mencé à paraître dans la presse ital­i­enne bien avant la fin des années 1950. Beau­coup de gens avaient alors décou­vert que dans des États qui avaient pour noms Géorgie, Alaba­ma, Louisiane, Mis­sis­sipi (entre autres), les auto­bus étaient divisés en secteurs dévo­lus respec­tive­ment aux Noirs et aux Blancs; que les toi­lettes publiques et les salles d’attente étaient séparées selon le même principe; que dans les ciné­mas ou les tri­bunaux, le pub­lic blanc ne se mélangeait pas au pub­lic noir; qu’il y avait des hôtels, des bars et des restau­rants dans lesquels les Noirs ne pou­vaient pas même entr­er, et que dans les autres, les zones réservées aux Blancs et celles réservées aux Noirs étaient rigoureuse­ment étanch­es. Les écoles étaient bien sûr ségréguées et les uni­ver­sités d’État étaient inter­dites aux Noirs.

La « ligne de partage des couleurs », selon l’expression de l’historien afro-améri­cain W. E. B. Du Bois

1 « Le prob­lème du XXe siè­cle est le prob­lème de la ligne de partage des couleurs [col­or line] », W. E. B. Du Bois, allo­cu­tion pronon­cée à la pre­mière con­férence panafricaine à Lon­dres, en 1900. Voir aus­si William E. B. Du Bois, Les Âmes du peu­ple noir [1903], La Décou­verte, 2007

, con­tin­u­ait à com­par­ti­menter la vie quo­ti­di­enne aux États-Unis. Même au Nord, où tous les espaces publics étaient offi­cielle­ment « mixtes », la ségré­ga­tion de fait per­sis­tait, en par­ti­c­uli­er pour l’accès au loge­ment. Les villes étaient donc toutes divisées selon des critères raci­aux, et les sub­urbs – ces ban­lieues pavil­lon­naires entourées de ver­dure que l’on voit dans tant de films hol­ly­woo­d­i­ens – demeu­raient exclu­sive­ment blancs.

La pop­u­la­tion afro-améri­caine avait com­mencé à se rebeller con­tre la ségré­ga­tion raciale (inven­tant pour l’occasion des moyens d’action qui allaient faire date) grâce à la mobil­i­sa­tion des com­mu­nautés: les gens ordi­naires des villes et des vil­lages du Sud tenaient des assem­blées bondées dans des églis­es, organ­i­saient de longues march­es de protes­ta­tion, orches­traient le boy­cott des trans­ports publics et fai­saient des sit-in dans les bars, les restau­rants et les lieux publics où sévis­sait la ségré­ga­tion. Ils se fai­saient insul­ter, frap­per, incar­cér­er, par­fois tuer par des racistes blancs ou par la police.

Plus encore que les rares comptes ren­dus dans les jour­naux, les pho­tos frap­paient les esprits. On y voy­ait des enfants et des adultes noirs tués dans les dyna­mitages racistes de leurs maisons ou de leurs églis­es, des man­i­fes­tants non vio­lents agressés à coups de bâtons et de fusils, avec des chiens et des canons à eau, des pris­ons pleines de man­i­fes­tants. Mais on com­mençait aus­si à enten­dre par­ler du boy­cott des auto­bus, qui durait par­fois depuis plus d’un an (comme à Mont­gomery, Alaba­ma, en 1956) et des liens, étranges à nos yeux, entre le mou­ve­ment anti­sé­gré­ga­tion­niste et les pas­teurs des Églis­es bap­tistes noires. Car de jeunes pas­teurs, qui avaient nom Mar­tin Luther King ou Ralph Aber­nathy, avaient pris la tête des luttes et de leur organ­i­sa­tion. À par­tir de 1960 arrivèrent les images des pre­miers sit-in: de jeunes Noirs, assis au comp­toir d’un bar, insultés, salis, bat­tus, et arrêtés pour avoir occupé l’espace « réservé aux Blancs ». Rapi­de­ment, les sit-in se comp­tèrent par cen­taines dans tous les États du Sud. Un cer­tain nom­bre de jeunes Blancs avaient com­mencé à se join­dre aux Noirs lors de ces sit-in dans les lieux publics, mais aus­si dans les free­dom rides 

2 Les Free­dom rides (voy­ages de la lib­erté) con­sis­taient à pren­dre les bus inter-États afin de tester l’arrêt de la Cour suprême Boyn­ton vs Vir­ginia qui rendait illé­gale la ségré­ga­tion dans les trans­ports. Le pre­mier Free­dom ride par­tit de Wash­ing­ton DC le 4 mai 1961 et devait arriv­er à la Nou­velle-Orléans le 17. Les mil­i­tants furent arrêtés dans les États du Sud sous le pré­texte qu’ils vio­laient les lois locales et les lois Jim Crow

qui revendi­quaient la désé­gré­ga­tion dans les trans­ports inter-États et les gares, ou dans les cam­pagnes pour les droits civiques et le droit de vote des Afro-améri­cains.

Les acteurs de cette pre­mière décen­nie de mou­ve­ment étaient, mis à part les prêtres, de petites gens et des étu­di­ants. Exacte­ment comme ceux qui, en Ital­ie, décou­vraient avec un intérêt extrême cet autre vis­age, encore presque incon­nu, de l’Amérique. Alors que les beat­niks incar­naient un refus indi­vidu­el et, par bien des aspects, intel­lectuel (comme en témoignaient leurs réc­its, leurs poèmes et leurs vies de bohémiens*), les Noirs appa­rais­saient comme un phénomène social de masse. Dans cette Amérique de la Guerre froide, cette Amérique big­ote que reje­taient les beat, les Noirs étaient devenus l’unique mou­ve­ment pop­u­laire de con­tes­ta­tion. Cette spé­ci­ficité aurait peut-être dû faciliter la com­préhen­sion du mou­ve­ment Noir en Ital­ie, mais ce ne fut pas le cas. Bien sûr, il jouis­sait d’une sym­pa­thie immé­di­ate de la part des jeunes, des ouvri­ers, des intel­lectuels, des mil­i­tants de gauche. Mais, même s’il se dres­sait de toute évi­dence con­tre un sys­tème infâme, il ne pos­sé­dait aucun des traits « poli­tiques » qui car­ac­téri­saient tous les mou­ve­ments de gauche en Ital­ie et en Europe. Ses références théoriques et idéologiques, lorsqu’elles se lais­saient décel­er, avaient pour nom Gand­hi et Tol­stoï plutôt que Lénine. Les modal­ités mêmes de la con­tes­ta­tion – du choix de la non-vio­lence au rôle des pas­teurs bap­tistes et méthodistes – sus­ci­taient beau­coup de per­plex­ité. Toute­fois, la générosité et, pour ain­si dire, l’héroïsme de cette pre­mière phase de lutte étaient tels que l’adhésion ne pou­vait que l’emporter.

The Wall Between 

3 Anne Braden, The Wall Between [1959], paru en ital­ien en 1961, inédit en français

d’Anne Braden est un livre impor­tant et beau, même s’il est aujourd’hui tombé dans l’oubli. Il donne à voir de façon assez exem­plaire le con­texte de l’époque. Anne Braden et son mari, mil­i­tants blancs de la « vieille gauche » dans le Sud, avaient aidé une famille noire, les Wade, à acheter une mai­son dans un quarti­er blanc. Le livre racon­te, out­re cette his­toire, les épisodes de vio­lence et l’odyssée judi­ci­aire à laque­lle furent con­fron­tés les Braden et leurs amis 4 Six semaines après l’achat, la mai­son des Wade était dyna­mitée. Les poseurs de bombe ne furent jamais recher­chés. Après divers­es péripéties judi­ci­aires et au terme d’un procès pour « sédi­tion », Carl Braden fut con­damné à 15 ans de prison. Anne Braden attendait un ver­dict du même ordre quand la Cour Suprême améri­caine inval­i­da les lois sur lesquelles s’appuyait l’accusation. Mais une fois de plus, et sans rien ôter à leur grand courage per­son­nel et poli­tique, ni aux con­séquences qu’ils eurent à subir en tant que « rené­gats », c’étaient encore des Blancs qui fai­saient le réc­it de leur action con­tre la ségré­ga­tion imposée aux Noirs. Les Noirs n’avaient pas encore d’expression pro­pre (si ce n’est comme auteurs de romans et de poésie) et les maisons d’édition ital­i­ennes s’intéressaient davan­tage au « prob­lème noir » en tant qu’il autori­sait une cri­tique de la société nord-améri­caine blanche qu’aux Noirs en tant que sujets de leur pro­pre éman­ci­pa­tion.

Même des livres comme Amer­i­ca allo spe­chio de Gian­fran­co Corsi­ni, Amer­i­ca 1962 de Gior­gio Spi­ni et Dial­o­go sul­la soci­eta amer­i­cana de Rober­to Giamman­co 

5 Amer­i­ca allo spe­chio, Lat­erza, 1960 ; Amer­i­ca 1962 : nuove ten­den­ze del­la sin­is­tra amer­i­cana, La Nuo­va Italia, 1962 ; Dial­o­go sul­la soci­eta amer­i­cana, Ein­au­di, 1964. Ces textes sont inédits en français

, qui furent tous déter­mi­nants à divers titres pour « com­pren­dre l’Amérique », témoignent de cette préoc­cu­pa­tion: il s’agissait davan­tage d’expliquer le fonc­tion­nement de la Grande Machine que de par­tir de la con­tes­ta­tion noire elle-même, de ses acteurs et des con­tenus qu’elle véhic­u­lait, pour en com­pren­dre la struc­ture de l’intérieur. En tout état de cause, l’intérêt du monde de l’édition pour les mou­ve­ments soci­aux améri­cains était encore plutôt rare et rel­a­tive­ment générique. Cette sit­u­a­tion allait se mod­i­fi­er rad­i­cale­ment, et rapi­de­ment, dès le milieu des années 1960.

Pour les lecteurs des Quaderni pia­cen­ti­ni (en qua­trième de cou­ver­ture fig­u­rait la liste des 34 librairies qui dif­fu­saient la revue dans 20 villes d’Italie, sans compter les abon­nés), le long dossier con­fec­tion­né par Rena­to Sol­mi dans le n°25 de ­décem­bre 1965 con­sti­tua un point de bas­cule. À par­tir d’articles et de réc­its de ­prove­nances divers­es, écrits par dif­férents auteurs (au nom­bre desquels fig­u­rait ­encore Anne Braden), il avait rassem­blé les 90 pages d’information les plus intéres­santes qu’on ait pu lire jusque-là en Ital­ie au sujet du « mou­ve­ment de libéra­tion des Noirs du Sud » et de ses rap­ports avec les Social action move­ments. Il est dif­fi­cile d’évaluer le nom­bre de per­son­nes pour qui, dans la nou­velle gauche ital­i­enne nais­sante, la lec­ture de ces pages a été déci­sive, mais ils furent prob­a­ble­ment nom­breux. Grâce à la lec­ture de Sol­mi beau­coup prirent l’habitude de se pro­cur­er, par l’entremise d’amis, de par­ents ou de cor­re­spon­dants qui reve­naient d’Amérique, des doc­u­ments de pre­mière main. Ain­si, mal­gré la rareté des sources orig­i­nales disponibles dans les bib­lio­thèques, mal­gré le manque de tra­duc­tions et d’ouvrages ital­iens, cette recherche « directe » allait, en l’espace de quelques années, pro­duire ses pre­miers résul­tats à l’Université: quelques sémi­naires dans les fac­ultés occupées en 1967–68, puis à par­tir de 1969–70, les pre­miers mémoires de recherche « sur les Noirs ».

La sec­onde phase des luttes afro-améri­caines s’ouvrit au milieu des années 1960, lorsque le mou­ve­ment con­tre la ségré­ga­tion et pour les droits civiques, qui avait été jusque-là essen­tielle­ment cir­con­scrit au Sud, s’étendit à tous les grands ghet­tos mét­ro­pol­i­tains du pays et bas­cu­la de la con­tes­ta­tion non vio­lente au soulève­ment de masse. C’est en 1963–64 que se joua, pour ain­si dire, cette tran­si­tion: les désor­dres gag­nèrent aus­si bien Birm­ing­ham et Savan­nah, au Sud, que Chica­go, Philadel­phie ou New York; mais entre 1965 et 1968, ce sont les grandes métrop­o­les et leurs ghet­tos qui en furent les acteurs exclusifs. Et en 1968, l’assassinat de Mar­tin Luther King à Mem­phis (Ten­nessee) déchaî­na la dernière grande vague de révoltes noires dans plus de cent villes, grandes et petites, des États-Unis.

Les change­ments qui avaient affec­té le mou­ve­ment de libéra­tion afro-­améri­cain avaient été con­sid­érables, et extrême­ment rapi­des. Mal­colm X, assas­s­iné en févri­er 1965, avait été le pre­mier et le plus grand d’une généra­tion de nou­veaux lead­ers, idéo­logues, dirigeants, porte-parole, apparus lors de l’explosion du ­mou­ve­ment noir dans les ghet­tos urbains. De nou­velles for­ma­tions poli­tiques réu­nies autour du slo­gan Black Pow­er! côtoy­aient les for­ma­tions plus anci­ennes (quand elles ne s’y sub­sti­tu­aient pas) pour organ­is­er la révolte. La plus con­nue, y com­pris en Ital­ie, reste le Black Pan­ther Par­ty, fondé en 1966 dans le ghet­to ­d’Oakland, en Cal­i­fornie, par Huey New­ton et Bob­by Seale.

Pen­dant ce temps, en Ital­ie, beau­coup de choses avaient changé, notam­ment dans la per­cep­tion des événe­ments qui se déroulaient aux États-Unis. Non seule­ment l’intérêt pour ces ques­tions allait crois­sant, mais l’information disponible deve­nait plus abon­dante. Les luttes pour les droits civiques avaient rem­porté plusieurs vic­toires avec la lég­is­la­tion désé­gré­ga­tion­niste, les lois sur les droits civiques (1964) et le droit de vote (1965) ; les étu­di­ants améri­cains protes­taient à présent en masse con­tre l’esca­la­tion de l’intervention améri­caine au Viet­nam, qui avait com­mencé début 1965 sous la prési­dence John­son. Des représen­tants « his­toriques » de la con­tre-cul­ture, comme Abbie Hoff­man et Jer­ry Rubin (le mou­ve­ment beat s’était alors mué en phénomène hip­pie) et des fig­ures du paci­fisme non vio­lent issu de la « vieille gauche » comme A. J. Muste et Dave Dellinger, se rangèrent aux côtés des mil­i­tants de la « nou­velle gauche » au cours de cen­taines de man­i­fes­ta­tions hos­tiles au gou­verne­ment, à sa poli­tique intérieure et étrangère, à la guerre. La presse ital­i­enne n’avait pas d’autre choix que de cou­vrir ces man­i­fes­ta­tions, notam­ment parce qu’en Ital­ie et en Europe d’autres jeunes étaient mas­sive­ment en train de faire plus ou moins la même chose.

Mais surtout, l’attitude d’une par­tie de l’édition ital­i­enne avait changé. Elle avait « décou­vert » l’Amérique des mou­ve­ments étu­di­ants et de la jeunesse et, ­simul­tané­ment, le nou­veau marché que représen­taient ici les jeunes qui se poli­ti­saient rapi­de­ment. En 1966, Ein­au­di pub­lia Berke­ley: The New Stu­dent Revolt de Hal Drap­er et, au plus fort de notre 68 étu­di­ant, The Dis­sent­ing Acad­e­my. La même année, les édi­tions De Dona­to firent traduire The New Stu­dent Left, et Fel­trinel­li pub­lia en 1970 La nuo­va sin­is­tra amer­i­cana de Mas­si­mo Teodori 

6 Hal Drap­er, Berke­ley : The New Stu­dent Revolt, Grove Press, 1965, tr. it., La riv­ol­ta di Berke­ley, Ein­au­di, 1966 ; Theodore Rozak (dir.), The Dis­sent­ing Acad­e­my, Pan­theon Books, 1968, tr. it., L’università del dis­senso, inseg­na­men­to e respon­s­abil­ità polit­i­ca, Ein­au­di, 1968 ; Mitchell Cohen, Den­nis Hale, The New Sudent Left, Bea­con Press, 1966, tr. it. : Gli stu­den­ti e la nuo­va sin­is­tra amer­i­cana, De Dona­to, 1968. Aucun de ces livres n’a paru en français

. Mais c’est bien la pro­duc­tion cul­turelle et poli­tique afro-améri­caine qui fut au cœur de ce moment édi­to­r­i­al. À la faveur de l’attention nou­velle qui se por­tait sur tout ce qui venait des États-Unis, elle allait pren­dre une impor­tance cen­trale.

Les grands écrivains – Richard Wright, Ralph Elli­son et James Bald­win – avaient été abon­dam­ment traduits dès l’immédiat après-guerre. Ils étaient à présent repub­liés, et leurs nou­veaux livres étaient traduits (Bald­win était en pleine activ­ité), mais leurs œuvres n’avaient jamais ren­con­tré un intérêt aus­si vif, aus­si actuel. Le petit essai de Bald­win, La prochaine fois, le feu 

7 James Bald­win, La prochaine fois le feu, Gal­li­mard, 1963

pub­lié en 1964 chez Fel­trinel­li appor­ta peut-être la pre­mière réponse directe à l’une des ques­tions qui s’étaient posées au cours des années précé­dentes: quels pou­vaient être les con­tenus d’un mou­ve­ment de con­tes­ta­tion rad­i­cale, à la fois cul­turel et poli­tique, qui ne pui­sait ni ses critères d’analyse ni son vocab­u­laire dans le marx­isme? D’autres répons­es, plus his­toriques, furent apportées par l’américaniste Clau­dio Gor­li­er dans sa Sto­ria dei negri degli Sta­ti Uni­ti

8 Clau­dio Gor­li­er, Sto­ria dei negri degli Sta­ti Uni­ti, Cap­pel­li, 1963. Inédit en français

. C’était la preuve que des travaux uni­ver­si­taires de grande qual­ité étaient en mesure, bien mieux que les réc­its qu’on pou­vait lire dans la presse, d’offrir à un mou­ve­ment qui se pro­je­tait bien au-delà de l’université des élé­ments d’analyse et des clés de lec­ture. À la fin de son excur­sus his­tori­co-cul­turel, Gor­li­er écrit: « Les 20 mil­lions de Noirs améri­cains sont encore dans les sous-sols, comme l’anti-héros d’Ellison, mais ils ne sont pas pas­sifs. […] Le poten­tiel révo­lu­tion­naire des mass­es noires est en con­stante aug­men­ta­tion 

9 Ibi­dem. En ce qui con­cerne l’« anti-héros », voir Ralph Elli­son, Homme invis­i­ble, pour qui chantes-tu ? [1952], Gras­set, 1984

. »

Le pre­mier mou­ve­ment d’empathie com­mençait à céder le pas à l’idée, plus réfléchie et plus engageante, que l’expérience des Noirs pou­vait être une clé de lec­ture par­ti­c­ulière­ment per­ti­nente pour com­pren­dre l’histoire des États-Unis. Mais elle était aus­si un exem­ple – à étudi­er – de la manière dont des mou­ve­ments pop­u­laires, mas­sifs, com­pos­ites et artic­ulés, pou­vaient se dévelop­per hors du con­trôle des organ­i­sa­tions de gauche, et même com­porter une forte dimen­sion religieuse. Il est cepen­dant à not­er que la reli­gion chré­ti­enne qui avait été extrême­ment présente lors de la pre­mière phase « sud­iste » du mou­ve­ment noir, avait dis­paru de la scène depuis les révoltes urbaines, quand elle n’avait pas été sim­ple­ment rem­placée par d’autres con­fes­sions comme l’islam des Black Mus­lims (dont au reste peu de gens savaient quoi que ce soit avant l’assassinat de Mal­colm X en 1965).

Dans la sec­onde moitié des années 1960, grâce aux tra­duc­tions tou­jours plus nom­breuses, le cadre soci­ologique et théori­co-poli­tique qui va per­me­t­tre de lire le mou­ve­ment afro-améri­cain com­mence à pren­dre forme. Sché­ma­tique­ment, on peut dire que c’est à ce moment que sont apparues un cer­tain nom­bre de grandes lignes d’interprétation, mais aus­si – et c’est peut-être le plus impor­tant – que les expéri­ences, les élab­o­ra­tions et même cer­taines fig­ures du mou­ve­ment Noir ont com­mencé à faire par­tie du pat­ri­moine du mou­ve­ment ital­ien. L’Auto­bi­ogra­phie 

10 Mal­colm X, Auto­bi­ogra­phie, Stock, 1973

de Mal­colm X fut pub­liée par Ein­au­di en 1967, avec une pré­face de Rober­to Giamman­co qui joua un rôle décisif dans l’édition ital­i­enne pen­dant cette péri­ode, en intro­duisant des œuvres de gen­res divers sur les mou­ve­ments aux États-Unis et en par­ti­c­uli­er sur les Afro-améri­cains. Le suc­cès fut immé­di­at et val­ut à son auteur d’être pro­mu au pan­théon des grandes fig­ures des mou­ve­ments de résis­tance et de libéra­tion de la décen­nie: Mao, le Che, Fidel, Lumum­ba, Hô Chi Minh…

La pre­mière des grandes lignes d’interprétation du mou­ve­ment Noir fut prob­a­ble­ment d’obédience « tiers-mondiste ». Mal­colm X avait déclaré dans un de ses Derniers dis­cours (pub­liés en 1965 aux États-Unis et en 1968 en Ital­ie) : « Nous vivons une époque révo­lu­tion­naire et la révolte des Noirs améri­cains par­ticipe à la rébel­lion générale con­tre le colo­nial­isme et l’oppression de notre temps 

11 Mal­colm X, Derniers Dis­cours, Dagorno, 1993

. » Un an plus tard, dans LeCap­i­tal­isme monop­o­liste

12 Paul A. Baran, Paul M. Sweezy, Le Cap­i­tal­isme monop­o­liste, un essai sur la société indus­trielle améri­caine [1966], Maspero, 1968

(Ein­au­di, 1968), Paul Baran et Paul Sweezy avaient érigé en clé théori­co-poli­tique les liens qui unis­saient le sort des Afro-améri­cains à celui des peu­ples opprimés du monde entier. Il leur apparte­nait donc de hiss­er leurs révo­lu­tions « de l’indépendance nationale à l’égalitarisme social­iste » afin de devenir le moteur de la révo­lu­tion mon­di­ale. « La con­science du Noir améri­cain », écrivaient Baran et Sweezy, « se trans­formera sans cesse, sous l’effet de sa pro­pre con­nais­sance et de sa pro­pre expéri­ence, et sous l’effet de l’exemple don­né à tra­vers le monde par tous ceux qui lut­tent, avec un suc­cès gran­dis­sant, con­tre le sys­tème inhu­main de l’oppression cap­i­tal­iste-impéri­al­iste. Les mass­es noires ne peu­vent espér­er s’intégrer à la société améri­caine telle qu’elle est con­sti­tuée à l’heure actuelle. Mais elles peu­vent espér­er être l’un des agents his­toriques qui la ren­verseront et qui met­tront à sa place une autre société, dans laque­lle elles jouiront non pas de droits civiques (qui ne sont au mieux qu’un con­cept bour­geois étriqué) – mais des pleins droits de l’homme ». Sub­stituer des droits de l’homme aux droits civiques, il s’agissait là d’une reprise on ne peut plus explicite d’une des ultimes for­mules de Mal­colm X.

Dans le dis­cours théorique des deux marx­istes améri­cains, les Afro-améri­cains étaient donc le reflet « local » de la révo­lu­tion générale dans le Tiers-monde: ils en étaient certes les acteurs et l’avant-garde, mais leur his­toire s’inscrivait dans le con­texte inter­na­tion­al de la décoloni­sa­tion. La per­cep­tion des Noirs comme « colonie intérieure » était alors assez courante aux États-Unis. Cette idée n’avait pas seule­ment émail­lé les dis­cours du dernier Mal­colm X – même si chez lui, out­re que le cadre théorique était dif­férent, l’activité autonome des Noirs dans les métrop­o­les indus­trielles états-uni­ennes pre­nait un tout autre poids –, elle allait égale­ment être au fonde­ment de la réflex­ion de Stock­ley Carmichael, du Stu­dent Non­vi­o­lent Coor­di­nat­ing Com­mit­tee (SNCC) et d’autres penseurs se référant à Mal­colm. En 1967, Carmichael pub­li­ait avec Charles Hamil­ton Black Pow­er 13 L’ouvrage est paru en ital­ien chez Lat­erza en 1968 et en français chez Pay­ot la même année, une ten­ta­tive de syn­thèse sys­té­ma­tique des argu­ments du nation­al­isme noir, en vue d’élaborer une théorie de la lutte de libéra­tion à l’usage de la « colonie intérieure ». Même un ouvrage aus­si riche et com­pos­ite que Black Power/Potere negro de Giamman­co (Lat­erza, 1967), qui fut un vrai suc­cès de librairie, repre­nait la ligne dom­i­nante asso­ciant « racisme et colo­nial­isme », quoiqu’il pro­posât aus­si d’autres clés de lec­ture sur les luttes récentes et leur organ­i­sa­tion.

En Ital­ie, de nom­breuses tra­duc­tions par­tic­i­paient de cette lec­ture, qui se dif­fu­sait aus­si à pro­por­tion de l’importance qu’elle avait acquise aux États-Unis. Elle y avait en effet pris le pas sur les réflex­ions plus directe­ment ouvriéristes grâce à la dif­fu­sion des thès­es tiers-mondistes dans le débat sur la tran­si­tion vers le social­isme, à la pop­u­lar­ité dont jouis­sait encore Franz Fanon (dont l’œuvre était aus­si à l’arrière-plan de la réflex­ion de Mal­colm X), et enfin à la mon­tée générale de l’opposition à la guerre du Viet­nam.

L’histoire du livre, très lu, de James Bog­gs, La Révo­lu­tion aux États-Unis 

14 James Bog­gs, La Révo­lu­tion aux États-Unis, Maspero, 1966

(pub­lié aux États-Unis par la Month­ly Review de Paul Sweezy en 1963) est un bon exem­ple de l’influence de cette ligne inter­pré­ta­tive en Ital­ie. En 1964, une tra­duc­tion presque inté­grale du texte paraît dans le n°4 des Quaderni rossi. En sep­tem­bre 1968, l’édition ital­i­enne de la Month­ly Review en donne une tra­duc­tion inté­grale – et il n’est pas anodin que cette revue ait été pub­liée à ce moment par Deda­lo 

15 Les édi­tions Deda­lo ont pub­lié un grand nom­bre de revues ital­i­ennes, et notam­ment des revues poli­tiques telles que Classe : quaderni sul­la con­dizione e sul­la lot­ta opera­ia, Il Man­i­festo, Fab­bri­ca e Sta­to, ou encore Mag­i­s­tratu­ra demo­c­ra­t­i­ca, Effe ou Crit­i­ca marx­ista

, finale­ment reprise sous forme de livre en 1969 par Jaca Book. Aux États-Unis, l’ancien ouvri­er et ex-trot­skyste Bog­gs s’inscrivait dans une tra­di­tion théori­co-­poli­tique qui par­tait de l’ouvriérisme pour arriv­er au post-indus­tri­al­isme et au nation­al­isme noir. Et c’est en effet, dans un con­texte net­te­ment « ouvriériste » que les Quaderni rossi avaient pub­lié le texte. La réédi­tion dans la Month­ly ital­i­enne alors ten­ante du tiers-­mondisme marx­iste, en avait recon­tex­tu­al­isé les enjeux; et pour finir, il avait défini­tive­ment été replacé par l’éditeur catholique Jaca Books dans le courant tiers-mondiste de l’indignation morale et de la révo­lu­tion impos­si­ble.

Out­re une cer­taine con­fu­sion – dans ce défer­lement général, tout ce qui était traduit n’était pas utile ou d’égale qual­ité –, un cer­tain besoin d’héroïsation venait sans doute com­penser la rareté des infor­ma­tions de la péri­ode précé­dente. Lorsque Mal­colm X fut assas­s­iné le 21 févri­er 1965, per­son­ne en Ital­ie n’en dit mot, ou presque. À l’unique et très insuff­isante excep­tion des arti­cles d’Edgardo Pel­le­gri­ni dans L’Unità, la nou­velle fut vite reléguée dans tous les quo­ti­di­ens au chapitre des faits divers. Lorsqu’à l’été 1967 parut son Auto­bi­ogra­phie, rares étaient ceux qui avaient enten­du par­ler de lui. Cela n’empêcha pas l’explosion du « phénomène Mal­colm X »: un engoue­ment d’ordre à la fois lit­téraire et poli­tique qui allait bien au-delà des immenses mérites du texte et de l’importance poli­tique réelle de l’homme. L’implication émo­tion­nelle et poli­tique dont fit preuve Rober­to Giamman­co dans son intro­duc­tion y fut prob­a­ble­ment pour beau­coup et con­tribua à don­ner le ton. Cette flam­bée d’enthousiasme se pro­longea l’année suiv­ante avec la pub­li­ca­tion des Derniers dis­cours, tou­jours chez Ein­au­di. Il est inutile de soulign­er à quel point la lec­ture de Mal­colm X a été cru­ciale pour com­pren­dre l’entrée en poli­tique des Noirs améri­cains. Par ailleurs, en 1968, Fel­trinel­li et Ein­au­di encore, avaient traduit les vir­u­lents essais de LeRoi Jones (Home, Social Essays) ain­si que son réc­it his­tori­co-soci­ologique (Le Peu­ple du blues 

16 LeRoi Jones (Amiri Bara­ka), Home, Social Essays, 1965, tr. it., Sem­pre più nero, Fel­trinel­li, 1968 ; Blues Peo­ple : Negro Music in White Amer­i­ca, 1963, tr. fr., Le Peu­ple du blues : La Musique noire dans l’Amérique blanche, Gal­li­mard, 1968, rééd. « Folio »

) qui offraient tous deux des clés sup­plé­men­taires pour com­pren­dre « d’où venait » une expéri­ence aus­si excep­tion­nelle que celle de Mal­colm X.

Mais cette euphorie édi­to­ri­ale ne dura pas et lorsque parut, en 1973, Par tous les moyens néces­saires 

17 Mal­colm X, Par tous les moyens néces­saires, Des­marets, 2004.

, l’autre recueil de textes de Mal­colm X, Ein­au­di limi­ta ses efforts à une sim­ple note intro­duc­tive de George Bre­it­man. On n’avait plus besoin ni de l’héroïsme ni des émo­tions que la fig­ure de Mal­colm X avait sus­citées par­mi les Noirs améri­cains longtemps encore après sa mort. Mais il y avait autre chose. D’une part, la répres­sion nixoni­enne avait, dès 1969, porté des coups ter­ri­bles au mou­ve­ment noir, qui avait per­du une par­tie de son rôle de stim­u­lant de la vie poli­tique. De l’autre, les maisons d’édition ital­i­ennes préféraient désor­mais traduire des essais de plus grande enver­gure, qui per­me­t­taient de replac­er les enjeux de ces luttes dans une per­spec­tive plus large. On pub­lia des œuvres impor­tantes sur l’histoire des Noirs et l’esclavage, comme The Prob­lem of Slav­ery in West­ern Cul­ture de D. B. Davis, L’Économie poli­tique de l’esclavage de E. D. Gen­ovese, Da schi­a­vo a pro­le­tario ou Lo schi­a­vo amer­i­cano dal tra­mon­to all’alba de George Raw­ick

18 David Brion Davis, The Prob­lem of Slav­ery in West­ern Cul­ture, Itha­ca, 1966, tr. it. SEI, 1971 ; E. D. Gen­ovese, L’Économie poli­tique de l’esclavage [1963], Maspero, 1968, tr. it. chez Ein­au­di en 1972 ; Bruno Car­to­sio (dir.), Da schi­a­vo a pro­le­tario : tre sag­gi sull’evoluzione stor­i­ca del pro­le­tari­a­to nero negli Sta­ti Uni­ti, Musoli­ni, 1973 ; George Raw­ick, Lo schi­a­vo amer­i­cano dal tra­mon­to all’alba, Fel­trinel­li, 1973

.

Néan­moins, on pub­li­ait encore les réc­its plus ou moins auto­bi­ographiques des grandes fig­ures du mou­ve­ment: Bob­by Seale, H. Rap Brown, Eldridge Cleaver et Angela Davis, George Jack­son, et d’autres mil­i­tants incar­cérés, qui témoignaient de l’impitoyable dureté de la répres­sion, mais aus­si de la résis­tance indi­vidu­elle et col­lec­tive. Ces « mémoires poli­tiques » dess­inèrent une autre ligne édi­to­ri­ale majeure. Mais celle-ci ne pui­sait plus son sens dans le sen­ti­ment de la décou­verte: les par­cours per­son­nels s’inscrivaient immé­di­ate­ment dans le con­texte poli­tique, plus large, des organ­i­sa­tions aux­quelles ils apparte­naient. Con­traire­ment au moment où était parue l’autobiographie de Mal­colm X, on dis­po­sait à présent de tout un arrière-plan et de nom­breuses infor­ma­tions sur les acteurs du mou­ve­ment dont on lisait les témoignages.

Durant cette péri­ode, les écrits de George Jack­son prirent une impor­tance énorme; Les Frères de Soledad et Devant mes yeux la mort 

19 Les Frères de Soledad. Let­tres de prison de George Jack­son, Gal­li­mard, 1971 (avec une intro­duc­tion de Jean Genet) ; Devant mes yeux, la mort, Gal­li­mard, 1972, pub­lié la même année chez Ein­au­di

retra­cent son par­cours humain, social, car­céral et mil­i­tant. Jack­son était un jeune noir qui avait passé onze ans en prison pour un petit larcin, qui s’était for­mé poli­tique­ment pen­dant son incar­céra­tion et qui finit assas­s­iné le 21 août 1971 dans la cour ou dans une cel­lule de San Quentin. Ses textes décrivent avec une lucid­ité et une rigueur mor­dantes la logique homi­cide du sys­tème répres­sif auquel les Noirs étaient soumis. « Si je dois sor­tir d’ici vivant », écrivait-il dans une de ses let­tres, « je ne veux rien laiss­er der­rière moi. Jamais ils ne me compteront par­mi ceux qu’ils ont brisés, mais je ne puis dire non plus que je sois nor­mal. J’ai eu faim trop longtemps. Je me suis mis en colère trop sou­vent. On m’a men­ti, on m’a insulté trop de fois. Ils m’ont poussé au-delà des lim­ites; aucun retour en arrière n’est plus pos­si­ble pour moi. Je sais qu’ils ne seront sat­is­faits que s’ils parvi­en­nent à me pouss­er com­plète­ment hors de cette vie […]. » Et Jean Genet, dans sa pré­face à L’Assassinat de George Jack­son

20 Groupe d’information sur les pris­ons (GIP), L’Assassinat de George Jack­son, Gal­li­mard, 1971, pré­face de Jean Genet ; tr. it. chez Fel­trinel­li, 1971

soulig­nait l’une des vérités his­toriques et poli­tiques qui rendaient le cas de Jack­son si déchi­rant, si exem­plaire et si évo­ca­teur: « Il est de plus en plus rare en Europe qu’un homme accepte d’être tué pour les idées qu’il défend. Les noirs en Amérique le font chaque jour. Pour eux “la lib­erté ou la mort” n’est pas un slo­gan de mir­li­ton. En entrant dans le Black Pan­ther Par­ty, les noirs savent qu’ils seront tués ou qu’ils mour­ront en prison. » Mal­colm X, Mar­tin Luther King, George Jack­son et tant d’autres mil­i­tants (sou­vent mem­bres des Black Pan­thers) assas­s­inés en prison ou ailleurs étaient là pour le prou­ver. Mais ce qui se pas­sait aux États-Unis annonçait aus­si les issues prob­a­bles de l’affrontement qui se dur­cis­sait de ce côté-ci de l’Atlantique, et les impli­ca­tions de ce que les mil­i­tants poli­tiques des décen­nies précé­dentes avaient nom­mé « cohérence révo­lu­tion­naire ».

C’est seule­ment à par­tir du début des années 1970 que l’autre ligne d’interprétation de l’histoire afro-améri­caine et du mou­ve­ment noir, celle qui voy­ait les Noirs comme des tra­vailleurs, com­mença à pren­dre corps. De nom­breux chercheurs ital­iens allaient par la suite adopter cette lec­ture en ter­mes de « race et de classe », qui s’appuyait notam­ment sur les livres de C. L. R. James (dont Fel­trinel­li avait traduit Les Jacobins noirs en 1968), les essais d’Harold Baron et Her­bert Gut­man pub­liés dans Da schi­a­vo a pro­le­tario, The Amer­i­can Slave de Raw­ick, et sur plusieurs autres arti­cles parus dans la presse péri­odique 

21 C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Tou­s­saint Lou­ver­ture et la révo­lu­tion de Saint-Domingue [1938], Édi­tions Ams­ter­dam (rééd.), 2008

. En com­mençant à étudi­er l’histoire de la classe ouvrière améri­caine – en pre­mier lieu dans les pages de la revue Pri­mo mag­gio

22 Pri­mo mag­gio (1973–1989) est une revue d’« his­toire mil­i­tante » issue à la fois de la tra­di­tion opéraïste et du courant de l’histoire orale. Y ont par­ticipé notam­ment Bruno Car­to­sio, Ser­gio Bologna, Cesare Bermani, Pri­mo Moroni, Gui­do de Masi, Mar­co Rev­el­li ou Chris­t­ian Marazzi. Elle a été rééditée inté­grale­ment, sous la direc­tion de Cesare Bermani : La Riv­ista Pri­mo Mag­gio, DeriveAp­pro­di, 2010

– nous avions décou­vert que le tra­vail des Noirs avait été déter­mi­nant dans toutes les phas­es his­tori­co-économiques, et que la con­tes­ta­tion noire avait tou­jours été mar­quée par la posi­tion qu’occupaient les Afro-améri­cains dans le proces­sus de pro­duc­tion: esclaves ou libres, paysans ou ouvri­ers.

Il avait fal­lu atten­dre la toute fin des années 1960 pour en arriv­er à de telles con­clu­sions, qui cor­rob­o­raient les thès­es de la nou­velle his­to­ri­ogra­phie améri­caine – aux États-Unis aus­si, c’était la pre­mière fois qu’on émet­tait ce type d’analyses. Même les enquêtes offi­cielles qui ten­taient d’établir une « soci­olo­gie » des insurgés des étés chauds de 1964–68 avaient dû enreg­istr­er le fait que les Noirs – jeunes ou moins jeunes – qui avaient par­ticipé aux révoltes urbaines étaient surtout des ­ouvri­ers, dont la majorité occu­pait un emploi et dont une moin­dre part était au chô­mage. Il est égale­ment à not­er que les Noirs améri­cains avaient pris une part active aux grèves de 1968–1974, autant dire à la plus grande vague de con­tes­ta­tion ­ouvrière de ce siè­cle.

On retrou­vait cette grille d’analyse dans les revues de mou­ve­ment (et en ­par­ti­c­uli­er dans les revues opéraïstes), dans quelques revues d’histoire et dans la petite édi­tion plus ou moins mil­i­tante. En défini­tive, c’est au milieu des années 1970, juste au moment où la grande édi­tion com­mençait à désert­er ce ter­rain (parce que le mou­ve­ment noir s’était éteint, bru­tale­ment réduit au silence par la répres­sion nixoni­enne, parce que les réc­its per­son­nels des vic­times, à présent qu’ils pou­vaient être lus et com­pris dans toutes leurs impli­ca­tions poli­tiques et his­toriques, ne « rendaient » plus de la même manière, parce que plus rien ne pou­vait être mythi­fié), que les Afro-améri­cains trou­vèrent leur juste place aus­si bien dans le dis­cours his­tori­co-poli­tique et dans la recherche uni­ver­si­taire ital­i­enne que dans la cul­ture et dans la mémoire du mou­ve­ment.

dans ce chapitre« USA: de la chas­se aux sor­cières à la Beat gen­er­a­tionCesare Bermani: Il Nuo­vo Can­zoniere ital­iano, la chan­son sociale et « le mou­ve­ment » »
  • 1
    « Le prob­lème du XXe siè­cle est le prob­lème de la ligne de partage des couleurs [col­or line] », W. E. B. Du Bois, allo­cu­tion pronon­cée à la pre­mière con­férence panafricaine à Lon­dres, en 1900. Voir aus­si William E. B. Du Bois, Les Âmes du peu­ple noir [1903], La Décou­verte, 2007
  • 2
    Les Free­dom rides (voy­ages de la lib­erté) con­sis­taient à pren­dre les bus inter-États afin de tester l’arrêt de la Cour suprême Boyn­ton vs Vir­ginia qui rendait illé­gale la ségré­ga­tion dans les trans­ports. Le pre­mier Free­dom ride par­tit de Wash­ing­ton DC le 4 mai 1961 et devait arriv­er à la Nou­velle-Orléans le 17. Les mil­i­tants furent arrêtés dans les États du Sud sous le pré­texte qu’ils vio­laient les lois locales et les lois Jim Crow
  • 3
    Anne Braden, The Wall Between [1959], paru en ital­ien en 1961, inédit en français
  • 4
    Six semaines après l’achat, la mai­son des Wade était dyna­mitée. Les poseurs de bombe ne furent jamais recher­chés. Après divers­es péripéties judi­ci­aires et au terme d’un procès pour « sédi­tion », Carl Braden fut con­damné à 15 ans de prison. Anne Braden attendait un ver­dict du même ordre quand la Cour Suprême améri­caine inval­i­da les lois sur lesquelles s’appuyait l’accusation
  • 5
    Amer­i­ca allo spe­chio, Lat­erza, 1960 ; Amer­i­ca 1962 : nuove ten­den­ze del­la sin­is­tra amer­i­cana, La Nuo­va Italia, 1962 ; Dial­o­go sul­la soci­eta amer­i­cana, Ein­au­di, 1964. Ces textes sont inédits en français
  • 6
    Hal Drap­er, Berke­ley : The New Stu­dent Revolt, Grove Press, 1965, tr. it., La riv­ol­ta di Berke­ley, Ein­au­di, 1966 ; Theodore Rozak (dir.), The Dis­sent­ing Acad­e­my, Pan­theon Books, 1968, tr. it., L’università del dis­senso, inseg­na­men­to e respon­s­abil­ità polit­i­ca, Ein­au­di, 1968 ; Mitchell Cohen, Den­nis Hale, The New Sudent Left, Bea­con Press, 1966, tr. it. : Gli stu­den­ti e la nuo­va sin­is­tra amer­i­cana, De Dona­to, 1968. Aucun de ces livres n’a paru en français
  • 7
    James Bald­win, La prochaine fois le feu, Gal­li­mard, 1963
  • 8
    Clau­dio Gor­li­er, Sto­ria dei negri degli Sta­ti Uni­ti, Cap­pel­li, 1963. Inédit en français
  • 9
    Ibi­dem. En ce qui con­cerne l’« anti-héros », voir Ralph Elli­son, Homme invis­i­ble, pour qui chantes-tu ? [1952], Gras­set, 1984
  • 10
    Mal­colm X, Auto­bi­ogra­phie, Stock, 1973
  • 11
    Mal­colm X, Derniers Dis­cours, Dagorno, 1993
  • 12
    Paul A. Baran, Paul M. Sweezy, Le Cap­i­tal­isme monop­o­liste, un essai sur la société indus­trielle améri­caine [1966], Maspero, 1968
  • 13
    L’ouvrage est paru en ital­ien chez Lat­erza en 1968 et en français chez Pay­ot la même année
  • 14
    James Bog­gs, La Révo­lu­tion aux États-Unis, Maspero, 1966
  • 15
    Les édi­tions Deda­lo ont pub­lié un grand nom­bre de revues ital­i­ennes, et notam­ment des revues poli­tiques telles que Classe : quaderni sul­la con­dizione e sul­la lot­ta opera­ia, Il Man­i­festo, Fab­bri­ca e Sta­to, ou encore Mag­i­s­tratu­ra demo­c­ra­t­i­ca, Effe ou Crit­i­ca marx­ista
  • 16
    LeRoi Jones (Amiri Bara­ka), Home, Social Essays, 1965, tr. it., Sem­pre più nero, Fel­trinel­li, 1968 ; Blues Peo­ple : Negro Music in White Amer­i­ca, 1963, tr. fr., Le Peu­ple du blues : La Musique noire dans l’Amérique blanche, Gal­li­mard, 1968, rééd. « Folio »
  • 17
    Mal­colm X, Par tous les moyens néces­saires, Des­marets, 2004.
  • 18
    David Brion Davis, The Prob­lem of Slav­ery in West­ern Cul­ture, Itha­ca, 1966, tr. it. SEI, 1971 ; E. D. Gen­ovese, L’Économie poli­tique de l’esclavage [1963], Maspero, 1968, tr. it. chez Ein­au­di en 1972 ; Bruno Car­to­sio (dir.), Da schi­a­vo a pro­le­tario : tre sag­gi sull’evoluzione stor­i­ca del pro­le­tari­a­to nero negli Sta­ti Uni­ti, Musoli­ni, 1973 ; George Raw­ick, Lo schi­a­vo amer­i­cano dal tra­mon­to all’alba, Fel­trinel­li, 1973
  • 19
    Les Frères de Soledad. Let­tres de prison de George Jack­son, Gal­li­mard, 1971 (avec une intro­duc­tion de Jean Genet) ; Devant mes yeux, la mort, Gal­li­mard, 1972, pub­lié la même année chez Ein­au­di
  • 20
    Groupe d’information sur les pris­ons (GIP), L’Assassinat de George Jack­son, Gal­li­mard, 1971, pré­face de Jean Genet ; tr. it. chez Fel­trinel­li, 1971
  • 21
    C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Tou­s­saint Lou­ver­ture et la révo­lu­tion de Saint-Domingue [1938], Édi­tions Ams­ter­dam (rééd.), 2008
  • 22
    Pri­mo mag­gio (1973–1989) est une revue d’« his­toire mil­i­tante » issue à la fois de la tra­di­tion opéraïste et du courant de l’histoire orale. Y ont par­ticipé notam­ment Bruno Car­to­sio, Ser­gio Bologna, Cesare Bermani, Pri­mo Moroni, Gui­do de Masi, Mar­co Rev­el­li ou Chris­t­ian Marazzi. Elle a été rééditée inté­grale­ment, sous la direc­tion de Cesare Bermani : La Riv­ista Pri­mo Mag­gio, DeriveAp­pro­di, 2010