Edoarda Masi: La Révolution culturelle chinoise en Occident

Ce texte est paru en 1967 dans le n° 30 des Quaderni pia­cen­ti­ni

Ce n’est pas en tant que « mod­èle » révo­lu­tion­naire à imiter que les posi­tions des com­mu­nistes chi­nois nous intéressent, pas plus que comme exem­ple de « voie nationale » vers le social­isme (éventuelle­ment exten­si­ble à d’autres régions du monde ou à des con­ti­nents entiers). Si elles nous intéressent, c’est parce qu’elles représen­tent une facette et un courant de la lutte inter­na­tionale dans une « zone » occupée par les forces révo­lu­tion­naires. C’est donc dans la per­spec­tive de l’élaboration d’une stratégie glob­ale, qui soit val­able partout. Par­tant de là, il est néces­saire de se pré­mu­nir con­tre l’équivoque, ou l’illusion, qui con­siste à pren­dre les mots d’ordre ou les asser­tions théoriques des dirigeants chi­nois dans leur sig­ni­fi­ca­tion appar­ente et lit­térale et de les rap­porter immé­di­ate­ment à l’ici et main­tenant; ou pire, d’attribuer aux com­mu­nistes chi­nois des opin­ions ou des ques­tion­nements qui nous appar­ti­en­nent, en gom­mant plus ou moins incon­sciem­ment les con­tra­dic­tions qu’ils recè­lent.

La Révo­lu­tion cul­turelle procède de l’affirmation qu’après la prise du pou­voir par le pro­lé­tari­at et l’édification des rap­ports social­istes, il est néces­saire de ­pour­suiv­re la révo­lu­tion au niveau de la super­struc­ture afin de la met­tre en adéqua­tion avec les nou­velles struc­tures

1 Le 8 août 1966, le Comité cen­tral du PCC énonce dans ses Déci­sions sur la grande révo­lu­tion cul­turelle pro­lé­tari­enne : « Nous devons abat­tre les respon­s­ables du Par­ti engagés dans la voie cap­i­tal­iste. Nous devons abat­tre les som­mités académiques réac­tion­naires de la bour­geoisie et tous les “monar­chistes” bour­geois. […] Nous devons liq­uider tous les génies mal­faisants. Nous devons extir­p­er énergique­ment la pen­sée, la cul­ture, les mœurs et cou­tumes anci­ennes de toutes les class­es exploiteuses. Nous devons réformer toutes les par­ties de la super­struc­ture qui ne cor­re­spon­dent pas à la base économique du social­isme. »

. C’est unique­ment à cette con­di­tion que l’on pour­ra empêch­er la restau­ra­tion du cap­i­tal­isme et pro­mou­voir le développe­ment de la société social­iste. C’est en effet à l’absence d’adéquation entre la super­struc­ture et les nou­veaux rap­ports de pro­duc­tion social­istes qu’on peut attribuer l’involution de l’Union Sovié­tique. […]

Aujourd’hui, la civil­i­sa­tion bour­geoise a achevé son cycle. Elle a pro­duit (elle est en train de pro­duire ou de par­faire) d’elle-même sa pro­pre néga­tion, sur le plan économique, poli­tique et théorique, dans ses struc­tures de base comme dans tous les secteurs de la super­struc­ture. Elle qui s’était con­stru­ite et dévelop­pée au nom de la libre ini­tia­tive et de l’autonomie de l’individu, n’aboutit en fin de compte qu’à une plan­i­fi­ca­tion tou­jours plus glob­ale (exten­si­ble au monde entier), à la pro­gram­ma­tion des com­porte­ments indi­vidu­els et au plus rad­i­cal déni de lib­erté qu’on ait jamais con­staté – puisque le con­di­tion­nement opère à l’intérieur même de la con­science des indi­vidus. L’individu n’existe plus, la « per­son­nal­ité » n’est plus rien d’autre que l’alignement sur un mod­èle, le même pour tous (un mod­èle formel, sans rap­port aux con­tenus – qui, eux, peu­vent être com­muns sans uni­formiser ceux qui les parta­gent).

La classe bour­geoise elle-même tend à dis­paraître en tant que classe dom­i­nante, là où elle n’a pas déjà dis­paru. Elle était com­posée d’une plu­ral­ité d’individus libres (grâce à la pro­priété des moyens de pro­duc­tion), au sens où ils jouis­saient d’une autonomie économique (dans les seules lim­ites objec­tives imposées par le marché, c’est-à-dire d’une néces­sité sci­en­tifique­ment mesurable) et des lib­ertés poli­tiques, intel­lectuelles et cul­turelles afférentes.

Cette lib­erté avait ceci de mys­tifi­ca­teur qu’elle avait pour con­di­tion l’assujettissement et la pri­va­tion de lib­erté des pro­lé­taires, spoliés des moyens de pro­duc­tion et con­traints de ven­dre leur force de tra­vail.

La lib­erté, parce qu’elle repo­sait sur cette con­tra­dic­tion, a fini par s’autodétruire. Aujourd’hui, la pri­va­tion de lib­erté n’est plus le lot des seuls pro­lé­taires, d’une classe inférieure dépos­sédée de son human­ité par une classe supérieure qui pré­tend seule vivre humaine­ment, et dont la richesse effec­tive, y com­pris cul­turelle, s’exprime par la voix de penseurs, de sci­en­tifiques et d’artistes. C’est au con­traire la con­di­tion de la qua­si-total­ité des hommes, la sub­stance et l’essence même de la vie en société aujourd’hui. Nul îlot d’heureux priv­ilèges n’abrite une minorité de patrons qui pour­raient y exprimer – y com­pris au moyen de leur cul­ture clas­siste exclu­sive – une pen­sée, une sci­ence ou des arts à la fois dif­férents et sin­guliers.

En ce sens – c’est-à-dire dans les formes de la civil­i­sa­tion bour­geoise – il n’existe plus de société de classe.

1. Les struc­tures actuelles con­ser­vent un seul point com­mun avec la société bour­geoise: une minorité assu­jet­tit la majorité par le con­trôle de la pro­duc­tion et par le pou­voir poli­tique, sci­en­tifique, idéologique qui lui sont liés. C’est un trait que la société bour­geoise partage cepen­dant avec toutes les sociétés non-égal­i­taires, c’est-à-dire avec presque toutes les sociétés qui ont existé dans l’histoire. Du reste, Marx lui-même avait pressen­ti que les rap­ports poli­tiques de pou­voir tendraient à pré­val­oir sur les rap­ports de pro­duc­tion (tout en con­tin­u­ant à se fonder sur eux).

2. Le cap­i­tal­isme dans sa phase impéri­al­iste a annexé des zones dont le développe­ment est de type « non européen ». Il en a fait des zones arriérées à l’intérieur de l’aire du développe­ment « européen ».

3. Les deux points précé­dents induisent un boule­verse­ment dans le développe­ment du cap­i­tal­isme (par rap­port à une approche « idéale ») : des con­tra­dic­tions de fond se font jour, elles pren­nent des formes et des pro­por­tions rad­i­cale­ment nou­velles qui sem­blaient exclues d’un développe­ment con­forme au mod­èle « idéal » marx­iste

2 Sur la con­sti­tu­tion de ce mod­èle « idéal », voir l’indication de Marx dans la pré­face du Cap­i­tal, op. cit. : « Le pays le plus dévelop­pé indus­trielle­ment ne fait que mon­tr­er ici aux pays moins dévelop­pés l’image de leur pro­pre avenir. »

. Des rap­ports soci­aux que l’on aurait autre­fois qual­i­fiés de mys­tifi­ca­teurs ou d’archaïques, ou de sur­vivances du passé qu’il faudrait liq­uider, ressur­gis­sent et pren­nent une valeur nou­velle. Nous nous trou­ve­ri­ons donc aujourd’hui dans une sit­u­a­tion réelle, qui serait en un cer­tain sens « arriérée » au regard du mod­èle « idéal ». C’est-à-dire dans une sit­u­a­tion où resteraient per­ti­nents des critères de sub­di­vi­sion « en class­es » (dans un sens très large), sans que l’on puisse cepen­dant les réduire immé­di­ate­ment aux rap­ports de pro­duc­tion; ou, pour le dire autrement, une sit­u­a­tion dans laque­lle les rap­ports de pro­duc­tion (eten pre­mier lieu le rap­port de pro­priété) ne sont qu’un élé­ment par­mi d’autres, dont l’importance varie en fonc­tion des dif­férentes sit­u­a­tions.

À ce stade, pour les social­istes, deux lignes théoriques s’opposent:

1. Le mou­ve­ment réel se rap­proche pro­gres­sive­ment du mod­èle « idéal » du cap­i­tal­isme à par­tir de sit­u­a­tions arriérées, sans que l’on ait besoin de remet­tre en cause le mod­èle uni­versel de développe­ment « européen ». Il en découle une poli­tique qui favorise un développe­ment de type « cap­i­tal­iste européen », y com­pris dans la per­spec­tive de la con­struc­tion du social­isme. C’est le point sur lequel grosso modo les dirigeants sovié­tiques et ceux du PCI s’accordent avec les trot­skistes.

2. Une sit­u­a­tion réelle « arriérée » est tou­jours plus avancée que l’hypothèse d’un développe­ment « idéal ». À ce titre, les pop­u­la­tions sub­al­ternes des zones de développe­ment « non européen » annexées par l’impérialisme représen­tent la lim­ite extrême de l’antagonisme face au sys­tème cap­i­tal­iste mon­di­al. Non pas au sens où elles con­denseraient et porteraient à leur point de rup­ture les con­tra­dic­tions d’un sys­tème qui aurait atteint son stade « idéal » pur, mais au con­traire en y por­tant des con­tra­dic­tions plus larges et plus uni­verselles que celles qui se rap­por­tent exclu­sive­ment aux rap­ports de pro­duc­tion – et en mon­trant com­ment ces con­tra­dic­tions ont été pro­duites par le développe­ment même du cap­i­tal­isme. Dans tous les cas, ces con­tra­dic­tions sont réelles en tant qu’elles ne sont pas immé­di­ate­ment recon­ductibles à ces rap­ports. On retrou­ve ici encore des formes de dom­i­na­tion politi­co-économiques fondées sur la ges­tion de l’économie et du pou­voir plus que sur la pro­priété (au sens juridique) des moyens de pro­duc­tion.

C’est ici que les posi­tions actuelles des com­mu­nistes chi­nois, Mao en tête, acquièrent une portée d’ordre général. La lutte révo­lu­tion­naire se mène prin­ci­pale­ment con­tre les élites poli­tiques (et celles de tous les autres secteurs du pou­voir), c’est-à-dire con­tre ceux qui priv­ilégient cer­tains choix poli­tiques plutôt que d’autres. Les élites qui se don­nent comme dom­i­nantes font bloc (ou ten­dent à faire bloc) au niveau mon­di­al con­tre les dom­inés (c’est là le sens métaphorique du terme de « bour­geois » dont on les qual­i­fie). Être un dirigeant révo­lu­tion­naire sig­ni­fie donc néces­saire­ment faire corps avec les dom­inés, sans jamais se définir comme un groupe séparé, à tous les niveaux et dans tous les domaines de l’exercice du pou­voir. Sans jamais se percevoir comme des indi­vidus supérieurs, à quelque titre que ce soit.

Mais la sci­ence dans son ensem­ble, et dans cha­cun de ses reg­istres – y com­pris celui qui nous fait pren­dre con­science de la néces­sité – est aujourd’hui aux mains des élites dom­i­nantes; et de chaque indi­vidu, pour cette part de lui-même qui appar­tient aux dom­i­nants. Et les sub­al­ternes des zones « arriérées » ne peu­vent oppos­er la réap­pro­pri­a­tion de leur passé à leur asservisse­ment présent: depuis qu’ils ont été absorbés par le sys­tème impéri­al­iste, leur passé est devenu objec­tive­ment archaïque, toute nos­tal­gie est donc stricte­ment réac­tion­naire. Se référ­er à une lib­erté inef­fec­tive, pure allu­sion formelle à une égal­ité abstraite dans la diver­sité, revient à apporter son sou­tien aux dom­i­na­teurs. C’est pour cette rai­son que la Révo­lu­tion cul­turelle chi­noise rejette les valeurs de son pro­pre passé.

Les sub­al­ternes qui sont la pointe avancée de la Révo­lu­tion se retrou­vent donc à com­bat­tre l’ennemi aus­si dému­nis sur le plan de la sci­ence et des valeurs théoriques qu’ils le sont en vérité sur le plan réel du pou­voir et de la pro­priété.

C’est pourquoi dans la pen­sée de Mao, le moment révo­lu­tion­naire est celui de l’antithèse, de la pure néga­tion, de la destruc­tion. […]

Mais ce principe com­porte une sérieuse dif­fi­culté, car la Chine est aus­si un grand État où il faut pro­duire et con­stru­ire: l’insistance sur le moment de la destruc­tion entre inévitable­ment en con­tra­dic­tion avec la néces­sité de con­stru­ire et – dans cer­taines lim­ites – de con­serv­er. Dans ces con­di­tions, et si l’immobilité du mou­ve­ment ouvri­er en Occi­dent per­siste, la volon­té des com­mu­nistes chi­nois de res­saisir toute la réal­ité dans le moment révo­lu­tion­naire peut les con­duire à mys­ti­fi­er le moment (con­ser­va­teur) de la con­struc­tion, au point d’en faire un moment révo­lu­tion­naire. […] C’est donc une tâche extrême­ment dif­fi­cile qui les attend: celle de réus­sir à main­tenir l’équilibre entre ces deux moments et, en même temps, entre leur action de dirigeants et la con­quête révo­lu­tion­naire de la lib­erté par les mass­es.

***

En Ital­ie, les effets de ce grand événe­ment venu « d’Orient » iront bien au-delà des prévi­sions de l’auteur de ce texte. Des énon­cés tels que « la révo­lu­tion appar­tient aux mass­es » pou­vaient tout à fait trou­ver écho dans la cul­ture de l’« autonomie ouvrière » (du syn­di­cat et du PCI) comme dans la « spon­tanéité » des luttes d’usines. Des affir­ma­tions telles que: « pour ren­vers­er un pou­voir poli­tique, il est néces­saire avant tout de s’emparer des super­struc­tures et de l’idéologie, et de pré­par­er l’opinion publique » (comme l’avait fait du reste la bour­geoisie avant la Révo­lu­tion française), agi­taient en pro­fondeur le débat déjà tour­men­té sur le rôle des intel­lectuels. Enfin, la thèse selon laque­lle « tous les mou­ve­ments cul­turels révo­lu­tion­naires » com­men­cent « par des mou­ve­ments étu­di­ants » ne pou­vait que sus­citer de fortes iden­ti­fi­ca­tions dans l’imaginaire du mou­ve­ment étu­di­ant nais­sant. La dif­fu­sion mas­sive du Petit Livre rouge des cita­tions de Mao Tsé-toung, la pub­li­ca­tion chez Ein­au­di des œuvres d’Edgar Snow (Étoile rouge sur la Chine et La Chine en marche

3 Red Star Over Chi­na [1937], tr. fr. Stock, 1965 ; Red Chi­na Today : The Oth­er Side of the Riv­er [1962], tr. fr. Stock, 1963.

) et de William Hin­ton (Fan­shen. La Révo­lu­tion com­mu­niste dans un vil­lage chi­nois4 Tra­duc­tion française pub­liée chez Plon, 1971) allaient encore accentuer la portée de cet événe­ment his­torique. Peu de temps après la pub­li­ca­tion de l’article d’Edoarda Masi, l’explosion de 1968 et l’« Automne chaud » allaient quant à eux démen­tir la thèse de « l’immobilité du mou­ve­ment ouvri­er en Occi­dent ».

dans ce chapitre« Mao Tsé-toung: Que cent fleurs s’épanouissent
  • 1
    Le 8 août 1966, le Comité cen­tral du PCC énonce dans ses Déci­sions sur la grande révo­lu­tion cul­turelle pro­lé­tari­enne : « Nous devons abat­tre les respon­s­ables du Par­ti engagés dans la voie cap­i­tal­iste. Nous devons abat­tre les som­mités académiques réac­tion­naires de la bour­geoisie et tous les “monar­chistes” bour­geois. […] Nous devons liq­uider tous les génies mal­faisants. Nous devons extir­p­er énergique­ment la pen­sée, la cul­ture, les mœurs et cou­tumes anci­ennes de toutes les class­es exploiteuses. Nous devons réformer toutes les par­ties de la super­struc­ture qui ne cor­re­spon­dent pas à la base économique du social­isme. »
  • 2
    Sur la con­sti­tu­tion de ce mod­èle « idéal », voir l’indication de Marx dans la pré­face du Cap­i­tal, op. cit. : « Le pays le plus dévelop­pé indus­trielle­ment ne fait que mon­tr­er ici aux pays moins dévelop­pés l’image de leur pro­pre avenir. »
  • 3
    Red Star Over Chi­na [1937], tr. fr. Stock, 1965 ; Red Chi­na Today : The Oth­er Side of the Riv­er [1962], tr. fr. Stock, 1963.
  • 4
    Tra­duc­tion française pub­liée chez Plon, 1971