Sandro Mancini: La scission aux Quaderni rossi et les raisons théoriques de la rupture entre Panzieri et Tronti

1Ce texte est extrait de l’introduction de San­dro Manci­ni à l’ouvrage de Raniero Panzieri, Lotte operaie nel­lo svilup­po cap­i­tal­is­ti­co, op. cit. Il ne fig­ure pas dans la pre­mière édi­tion de L’Orda d’oro, qui com­pre­nait à ce stade un texte de Mario Tron­ti sur l’organisation de la classe ouvrière : « Nous sommes à une époque où ce qu’il nous faut décou­vrir ce n’est pas l’organisation poli­tique des avant-gardes avancées, mais celle de cette masse sociale com­pacte dans sa total­ité qu’est dev­enue la classe ouvrière à l’âge de sa matu­rité his­torique la plus grande. […] La con­ti­nu­ité de la lutte est une chose sim­ple : les ouvri­ers n’ont besoin que d’eux-mêmes et des patrons en face d’eux. La con­ti­nu­ité de l’organisation, en revanche, est une chose com­plexe et rare : dès qu’elle s’institutionnalise dans une forme, elle se trou­ve immé­di­ate­ment util­isée par le cap­i­tal­isme, ou par le mou­ve­ment ouvri­er pour le compte du cap­i­tal­isme. De là découle la rapid­ité avec laque­lle les ouvri­ers refusent pas­sive­ment les formes d’organisation dont ils vien­nent pour­tant à peine de faire la con­quête. Et ils rem­pla­cent le vide bureau­cra­tique d’une organ­i­sa­tion poli­tique générale par la lutte per­ma­nente dans l’usine, et selon des formes tou­jours renou­velées que seule l’imagination intel­lectuelle du tra­vail pro­duc­tif est capa­ble de décou­vrir. Si une organ­i­sa­tion poli­tique directe­ment ouvrière ne se généralise pas, le proces­sus révo­lu­tion­naire ne s’ouvrira pas : les ouvri­ers le savent et c’est pour cela que vous ne les trou­verez pas dis­posés à chanter aujourd’hui les lita­nies démoc­ra­tiques de la révo­lu­tion dans les églis­es des par­tis », Mario Tron­ti, « Lénine en Angleterre », Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit.

Les Quaderni rossi étaient entrés en crise en 1962, au moment de la rup­ture avec les organ­i­sa­tions du mou­ve­ment ouvri­er. En 1963, la sig­na­ture du con­trat dans la métal­lurgie et le reflux du mou­ve­ment qui s’ensuit pré­cip­i­tent encore les choses. Dans un con­texte poli­tique mar­qué par la nais­sance du cen­tre-gauche et la nou­velle con­jonc­ture économique, la con­clu­sion d’un accord séparé avec les entre­pris­es publiques et privées du secteur – que la CGIL entérine, mal­gré de nettes insuff­i­sances, au nom de l’unité syn­di­cale – est le signe indu­bitable d’une défaite tac­tique du syn­di­cat de classe et du mou­ve­ment ouvri­er. La frac­ture au sein des Quaderni rossi se joue pré­cisé­ment sur l’interprétation de ces luttes sur les con­trats, et de leurs con­séquences – même si cer­taines diver­gences sont plus anci­ennes. Le courant proche de Panzieri qui pour­suiv­ra l’expérience des Quaderni rossi après la scis­sion, con­sid­ère la défaite du syn­di­cat comme le symp­tôme d’un affaib­lisse­ment de la classe ouvrière. Il tem­père donc l’optimisme des hypothès­es précé­dentes sur la ten­dance de la lutte de classe: si le mou­ve­ment reflue, c’est à cause de l’insuffisante prise de con­science des nou­veaux con­tenus de la lutte de classe, qui n’a pas per­mis à l’autonomie ouvrière de se dot­er de nou­velles formes d’organisation. À l’inverse, la ten­dance qui se range der­rière Tron­ti voit la défaite de la ges­tion réformiste des négo­ci­a­tions comme une vic­toire de la classe sur les organ­i­sa­tions du mou­ve­ment ouvri­er. Le reflux du mou­ve­ment n’est qu’apparent: des phénomènes comme l’absentéisme ou la pas­siv­ité poli­tique témoignent du refus de la classe ouvrière de suiv­re la stratégie de ses organ­i­sa­tions, et de sa dis­po­si­tion à rad­i­calis­er la lutte. Les con­di­tions sont par con­séquent réu­nies pour don­ner aux luttes ouvrières (à présent qu’elles ont acquis un car­ac­tère antag­o­niste) une direc­tion alter­na­tive, et pour con­stru­ire une organ­i­sa­tion d’avant-garde sus­cep­ti­ble de peser face aux par­tis his­toriques. Le courant de Panzieri accuse le groupe dis­si­dent de céder à une con­cep­tion mythologique de la con­science des tra­vailleurs

2Panzieri con­sid­ère, par exem­ple, les formes de sab­o­tage en usine qui appa­rais­sent après la sig­na­ture de l’accord séparé avec la FIAT comme « l’expression per­ma­nente de la défaite poli­tique [des tra­vailleurs] ». Voir La Crisi del movi­men­to operaio : Scrit­ti inter­ven­ti let­tere, 1956–1960, Lam­pug­nani Nigri, 1973

, et juge irréal­is­able à moyen terme la con­struc­tion d’une alter­na­tive organ­isée au réformisme. La con­struc­tion du par­ti et l’élaboration de la stratégie révo­lu­tion­naire ne sont, selon lui, pos­si­bles que dans une per­spec­tive de long terme et il n’exclut d’ailleurs pas qu’un tel proces­sus passe par les par­tis exis­tants, pour peu qu’ils revi­en­nent à une ligne de classe.

Panzieri et Tron­ti ten­tent de dépass­er ce dif­férend interne en lançant, en sep­tem­bre 1962, un péri­odique uni­taire: les Cronache dei Quaderni rossi. Seul le pre­mier numéro ver­ra le jour. Après l’échec de cette ten­ta­tive, le désac­cord est ren­du pub­lic dans le troisième numéro des Quaderni rossi – le dernier auquel par­ticipera le courant « tron­tien ». Deux édi­to­ri­aux s’y font face: « Le plan du cap­i­tal » de Tron­ti, qui devait ouvrir le numéro, est précédé d’un texte exposant les posi­tions du groupe de Panzieri: « Plan cap­i­tal­iste et classe ouvrière

3 Le texte de Mario Tron­ti fig­ure dans Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit. Celui de Panzieri a été traduit en français dans Quaderni rossi, Luttes ouvrières et cap­i­tal­isme d’aujourd’hui, op. cit

. »

Après la scis­sion, les deux groupes se sépar­ent défini­tive­ment. Celui de Tron­ti et d’Asor Rosa fonde la revue classe opera­ia et tente l’expérience du par­ti. Les Quaderni rossi, quant à eux, réac­tivent leurs con­tacts avec le mou­ve­ment ouvri­er (notam­ment avec le tout récent PSIUP), et enga­gent un tra­vail à la fois de for­ma­tion des cadres issus des luttes récentes, et d’enquête sur le niveau de con­science des tra­vailleurs

4 « Il faut que l’enquête se fasse en par­tie “à chaud”, c’est-à-dire dans une sit­u­a­tion par­ti­c­ulière­ment con­flictuelle, à par­tir de laque­lle il faut étudi­er quel rap­port s’établit entre le con­flit et l’antagonisme : il faut étudi­er com­ment le sys­tème de valeurs que l’ouvrier exprime en temps nor­mal se trans­forme, quelles valeurs le rem­pla­cent avec une con­science nette de l’alternative ou dis­parais­sent à ce moment-là. Il est en effet des valeurs que l’ouvrier pos­sède en temps nor­mal et qu’il perd au moment d’une lutte de classe, et vice-ver­sa. Il faut plus par­ti­c­ulière­ment étudi­er tous les phénomènes qui con­cer­nent la sol­i­dar­ité ouvrière, et se deman­der quel rap­port il y a entre celle-ci et le fait de refuser le sys­tème cap­i­tal­iste : il faut déter­min­er dans quelle mesure, à ce moment-là, les ouvri­ers sont con­scients du fait que leur sol­i­dar­ité porte en elle des forces sociales antag­o­niques », Raniero Panzieri, « Con­cep­tion social­iste de l’enquête ouvrière », Quaderni rossi n° 5, 1965, repris dans Quaderni rossi, Luttes ouvrières et cap­i­tal­isme d’aujourd’hui, op. cit

. Dans cette sec­onde péri­ode, les Quaderni rossi accor­dent davan­tage d’importance aux ques­tions inter­na­tionales: ils mûris­sent en effet la con­vic­tion que la révo­lu­tion dans les pays du cap­i­tal­isme avancé ne peut se réalis­er qu’au plan inter­na­tion­al. classe opera­ia, au con­traire, estime pos­si­ble une vic­toire de la révo­lu­tion en Ital­ie.

Les événe­ments poli­tiques qui émailleront les années suiv­antes ne don­neront rai­son ni à la posi­tion de Tron­ti ni à celle de Panzieri. Sur le plan organ­i­sa­tion­nel, les deux expéri­ences sont un échec: les Quaderni rossi ne mèneront pas à son terme l’enquête dont ils avaient fait le cen­tre de leur inter­ven­tion; classe opera­ia ne parvien­dra pas à impos­er une nou­velle direc­tion révo­lu­tion­naire des luttes.

En 1966, l’expérience des Quaderni rossi et celle de classe opera­ia ont vécu. Une frange de classe opera­ia, qui avait redé­cou­vert l’importance « tac­tique » du mou­ve­ment ouvri­er, y com­pris sur le plan organ­i­sa­tion­nel, se dirig­era vers le PSIUP et le PCI. Les autres mem­bres de classe opera­ia, et ce qu’il reste des Quaderni rossi rejoin­dront quant à eux le mou­ve­ment de 68. Car c’est finale­ment 68 qui sera le véri­ta­ble héri­ti­er de la pen­sée des deux groupes, et qui fini­ra par réalis­er les ten­dances de la lutte de classe qu’avaient annon­cées Panzieri et Tron­ti au début de la décen­nie.

Le fond théorique de la diver­gence entre Panzieri et Tron­ti tient à leurs con­cep­tions respec­tives des rap­ports entre la classe et le cap­i­tal, entre la théorie et le par­ti. Il est impos­si­ble de don­ner ici une analyse appro­fondie des motifs poli­tiques et théoriques de cette diver­gence: on ne saurait en effet restituer en quelques pages la com­plex­ité de la pen­sée de Tron­ti sans la réduire à une série d’affirmations sché­ma­tiques et rapi­des

5 On peut en avoir toute­fois un aperçu dans Mario Tron­ti, Nous opéraïstes. Le roman de for­ma­tion des années soix­ante en Ital­ie, L’éclat, 2013

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Nous nous bornerons donc à évo­quer ici ceux de ses aspects qui per­me­t­tent de mieux com­pren­dre la pen­sée de Panzieri.

Le pré­sup­posé théorique de la rup­ture entre Panzieri et Tron­ti se fonde sur une diver­gence d’interprétation du rap­port cap­i­tal-classe. Pour Panzieri, le cap­i­tal et la classe ouvrière sont deux réal­ités autonomes, irré­ductibles l’une à l’autre, qui s’inscrivent dans un rap­port de type binaire. La dialec­tique cap­i­tal-classe fait donc de la société cap­i­tal­iste une société dichotomique, com­posée de deux réal­ités antag­o­nistes aus­si bien qu’objectives. Cepen­dant, même s’il est impos­si­ble de réduire la classe ouvrière au cap­i­tal, et récipro­que­ment, c’est le niveau du cap­i­tal qui déter­mine la modal­ité de leur antag­o­nisme; c’est-à-dire que la qual­ité poli­tique de la lutte pro­lé­taire, à un moment his­torique don­né, dépend du degré de développe­ment du cap­i­tal et non pas de la rad­i­cal­ité de l’insubordination ouvrière. Dans Lotte operaie nel­lo svilup­po cap­i­tal­is­ti­co, Panzieri écrit: « La véri­fi­ca­tion s’effectue tou­jours au niveau du cap­i­tal, elle ne peut jamais s’effectuer au niveau du seul mou­ve­ment ouvri­er. Et même: le niveau ouvri­er ne peut sérieuse­ment se con­stru­ire que s’il s’est élevé au niveau du cap­i­tal, s’il est par­venu à domin­er, à com­pren­dre, à englober le cap­i­tal

6 Ce texte est la tran­scrip­tion d’une con­férence don­née par Panzieri en mars 1962, pub­liée en 1967 dans le n° 29 des Quaderni pia­cen­ti­ni et reprise dans le recueil Lotte operaie nel­lo svilup­po cap­i­tal­is­ti­co, op. cit. Panzieri souligne dans le pas­sage qui précède : « Ces luttes ouvrières sont un fait impor­tant sur le plan tant qual­i­tatif que quan­ti­tatif. Mais il faut aller voir ce qu’est l’adversaire, si ces luttes révè­lent des traits car­ac­téris­tiques, objec­tifs du cap­i­tal, afin de pou­voir décider de la sig­ni­fi­ca­tion de ces luttes. »

» [c’est moi qui souligne].

Il me sem­ble que la théorie panz­iéri­enne de la dialec­tique cap­i­tal-classe entre en con­tra­dic­tion avec les fonde­ments de son analyse du néo­cap­i­tal­isme. Dans cette dernière, en effet, le véri­ta­ble sujet du proces­sus n’est pas le cap­i­tal, mais bien le tra­vail vivant. La struc­ture objec­tive du cap­i­tal y est décrite quant à elle comme la réponse à l’insubordination de la force de tra­vail. Elle est l’instrument qui sert à matéri­alis­er le com­man­de­ment cap­i­tal­iste dans la réal­ité objec­tive de la pro­duc­tion, afin de créer les con­di­tions « tech­niques » de la soumis­sion du cap­i­tal vari­able au cap­i­tal con­stant. Le rap­port cap­i­tal-classe qui sous-tend la cri­tique panzieri­enne du développe­ment cap­i­tal­iste est para­doxale­ment explic­ité dans la pen­sée de Tron­ti. Car Tron­ti ne fait pas du cap­i­tal et de la classe deux réal­ités autonomes. Il théorise la dépen­dance du développe­ment cap­i­tal­iste par rap­port au développe­ment de la classe ouvrière, la pré­va­lence logique et his­torique du rap­port de classe sur le rap­port cap­i­tal­iste; il fait du tra­vail vivant le véri­ta­ble sujet du proces­sus his­torique, le moteur mobile du cap­i­tal

7« Nous avons con­sid­éré, nous aus­si, le développe­ment cap­i­tal­iste tout d’abord, et après seule­ment les luttes ouvrières. C’est une erreur. Il faut ren­vers­er le prob­lème, en chang­er le signe, et repar­tir du com­mence­ment : et le com­mence­ment c’est la lutte de la classe ouvrière », Mario Tron­ti, « Lénine en Angleterre », Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit

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Cette dif­férence de con­cep­tion du rap­port cap­i­tal-classe induit à son tour une diver­gence de vues sur le rôle de la théorie. Tron­ti, en fon­dant le cap­i­tal sur le tra­vail vivant, con­fère à la théorie la tâche spé­ci­fique d’élaborer sci­en­tifique­ment la pré­va­lence du sec­ond sur le pre­mier, et donc de lire l’histoire du cap­i­tal dans les mou­ve­ments matériels de la force de tra­vail. Ce qui sépare par con­séquent la sci­ence du mou­ve­ment ouvri­er de la sci­ence du cap­i­tal, ce serait le fait de réduire l’objectivité du cap­i­tal à la sub­jec­tiv­ité fon­da­men­tale du tra­vail vivant. Tron­ti donne ensuite une tra­duc­tion poli­tique à ce ren­verse­ment théorique en dévelop­pant la ques­tion de la cen­tral­ité du tra­vail vivant dans le cadre d’une con­cep­tion nou­velle de la stratégie et du par­ti. La stratégie appar­tient pour lui à la classe, tan­dis que la tac­tique appar­tient au par­ti. La stratégie préex­iste dans les com­porte­ments matériels de la force de tra­vail, dans son refus spon­tané du tra­vail – qui exprime la con­science de l’autonomie de la classe par rap­port au cap­i­tal. C’est pourquoi le par­ti n’a plus pour tâche de trans­former la con­science spon­tanée des tra­vailleurs et d’élaborer la stratégie social­iste: il n’a plus pour rôle que de coor­don­ner et d’organiser sur le plan tac­tique la lutte révo­lu­tion­naire du pro­lé­tari­at

8 « La classe ouvrière pos­sède spon­tané­ment la stratégie de ses pro­pres mou­ve­ments et de son développe­ment ; le par­ti n’a plus qu’à la recueil­lir, l’exprimer et l’organiser. [Dans] l’initiative lénin­iste lors de l’Octobre bolchevique […] le par­ti se charge, face à la classe, du moment de la tac­tique : voilà pourquoi la classe gagne », Mario Tron­ti, « Classe et par­ti », Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit

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Panzieri développe sa con­cep­tion de la théorie et de l’organisation dans le cadre du sémi­naire sur l’enquête. Il y sou­tient que la thèse qui fait du cap­i­tal­isme une société dichotomique est pré­cisé­ment ce qui car­ac­térise le marx­isme et lui con­fère une dimen­sion soci­ologique, par oppo­si­tion à la con­cep­tion sco­las­tique qui a fait de lui une nou­velle philoso­phie matéri­al­iste uni­verselle: le marx­isme doit être pen­sé « comme une sci­ence poli­tique, comme la sci­ence de la révo­lu­tion ».

Puisque la théorie révo­lu­tion­naire doit refléter le car­ac­tère dichotomique de la société, il est néces­saire qu’elle se sub­di­vise à son tour: l’analyse du cap­i­tal d’une part, et de l’autre, l’étude autonome du com­porte­ment ouvri­er. Le dédou­ble­ment des plans de la théorie est ce qui dis­tingue la soci­olo­gie ouvrière de la soci­olo­gie bour­geoise. Celle-ci ne conçoit en effet la force de tra­vail que comme une com­posante interne du cap­i­tal, ce qui génère inévitable­ment une vision uni­latérale de la société. Cepen­dant, une fois cette dis­tinc­tion posée entre la soci­olo­gie marx­iste et la soci­olo­gie bour­geoise, il est pos­si­ble d’utiliser les méth­odes d’enquête de la soci­olo­gie bour­geoise sans risque de porter atteinte à l’autonomie du marx­isme, dans la mesure où il n’est pas conçu comme un ensem­ble dog­ma­tique de principes extra-his­toriques.

Panzieri fait de l’enquête l’instrument de l’étude de la classe ouvrière. Elle se donne pour objet de dress­er le con­stat rigoureux et objec­tif du niveau de con­science réel des tra­vailleurs, afin d’éviter toute mythi­fi­ca­tion de la classe ouvrière. Le moment de l’enquête précède celui de l’intervention poli­tique. Il lui four­nit les don­nées néces­saires pour opér­er les choix les plus adéquats. Ain­si, Panzieri dis­tingue-t-il net­te­ment la con­nais­sance de la trans­for­ma­tion, en les inscrivant dans une suc­ces­sion tem­porelle sché­ma­tique (cette sépa­ra­tion est dure­ment cri­tiquée par Tron­ti et Asor Rosa, qui accusent Panzieri et les Quaderni rossi de penser la con­science ouvrière et sa trans­for­ma­tion en dehors de la lutte). Dans l’idée que s’en fait Panzieri, l’enquête doit se con­stru­ire comme une co-recherche, asso­ciant des intel­lectuels et les tra­vailleurs mêmes qui en sont l’objet. C’est à ce titre qu’elle peut devenir à la fois une méth­ode de tra­vail fructueuse et le moyen effi­cace d’entrer en con­tact avec les cadres du mou­ve­ment, et de con­tribuer à leur for­ma­tion poli­tique.

La ques­tion de la con­science de classe occupe une place cen­trale dans la posi­tion de Panzieri sur le par­ti (alors même que Tron­ti la con­sid­ère comme idéologique). La tâche fon­da­men­tale de l’organisation révo­lu­tion­naire est d’élaborer la stratégie social­iste – dont le refus ouvri­er du tra­vail n’est qu’une prémisse –, de met­tre en avant de nou­velles valeurs com­mu­nistes et d’en faire le mod­èle nor­matif de la trans­for­ma­tion de la con­science des tra­vailleurs. On ne com­prend toute­fois pas claire­ment si la con­science de classe est cen­sée se dévelop­per à l’intérieur du mou­ve­ment de masse ou si elle est pro­duite par une avant-garde qui lui est extérieure. Panzieri sem­ble pencher vers la sec­onde hypothèse lorsqu’il affirme que « le mou­ve­ment poli­tique ouvri­er naît de la ren­con­tre du social­isme et du mou­ve­ment spon­tané de la classe ouvrière ». La reprise de cette con­cep­tion selon laque­lle le social­isme s’origine hors de la classe ouvrière, sem­ble accréditer l’hypothèse du lénin­isme fonci­er de Panzieri. Mais cette appré­ci­a­tion ne tient aucun compte de son aver­sion, jamais démen­tie, envers d’autres aspects fon­da­men­taux du lénin­isme, comme la sub­or­di­na­tion de la classe au par­ti, ou l’inflexible déval­ori­sa­tion de la spon­tanéité ouvrière.

Ajou­tons pour con­clure que ces indi­ca­tions frag­men­taires ne s’articulent pas dans une théorie sys­té­ma­tique du par­ti, parce que Panzieri ne pense pas – à l’inverse de Tron­ti – que l’on puisse déter­min­er a pri­ori le proces­sus de con­struc­tion du par­ti, mais que ce proces­sus est au con­traire lui-même déter­miné, dans une sit­u­a­tion his­torique don­née, à la fois par le niveau du cap­i­tal et par celui de la classe ouvrière.

dans ce chapitre« Des Quaderni rossi à classe opera­iaDu « chat sauvage » à l’insubordination per­ma­nente »
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    Ce texte est extrait de l’introduction de San­dro Manci­ni à l’ouvrage de Raniero Panzieri, Lotte operaie nel­lo svilup­po cap­i­tal­is­ti­co, op. cit. Il ne fig­ure pas dans la pre­mière édi­tion de L’Orda d’oro, qui com­pre­nait à ce stade un texte de Mario Tron­ti sur l’organisation de la classe ouvrière : « Nous sommes à une époque où ce qu’il nous faut décou­vrir ce n’est pas l’organisation poli­tique des avant-gardes avancées, mais celle de cette masse sociale com­pacte dans sa total­ité qu’est dev­enue la classe ouvrière à l’âge de sa matu­rité his­torique la plus grande. […] La con­ti­nu­ité de la lutte est une chose sim­ple : les ouvri­ers n’ont besoin que d’eux-mêmes et des patrons en face d’eux. La con­ti­nu­ité de l’organisation, en revanche, est une chose com­plexe et rare : dès qu’elle s’institutionnalise dans une forme, elle se trou­ve immé­di­ate­ment util­isée par le cap­i­tal­isme, ou par le mou­ve­ment ouvri­er pour le compte du cap­i­tal­isme. De là découle la rapid­ité avec laque­lle les ouvri­ers refusent pas­sive­ment les formes d’organisation dont ils vien­nent pour­tant à peine de faire la con­quête. Et ils rem­pla­cent le vide bureau­cra­tique d’une organ­i­sa­tion poli­tique générale par la lutte per­ma­nente dans l’usine, et selon des formes tou­jours renou­velées que seule l’imagination intel­lectuelle du tra­vail pro­duc­tif est capa­ble de décou­vrir. Si une organ­i­sa­tion poli­tique directe­ment ouvrière ne se généralise pas, le proces­sus révo­lu­tion­naire ne s’ouvrira pas : les ouvri­ers le savent et c’est pour cela que vous ne les trou­verez pas dis­posés à chanter aujourd’hui les lita­nies démoc­ra­tiques de la révo­lu­tion dans les églis­es des par­tis », Mario Tron­ti, « Lénine en Angleterre », Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit.
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    Panzieri con­sid­ère, par exem­ple, les formes de sab­o­tage en usine qui appa­rais­sent après la sig­na­ture de l’accord séparé avec la FIAT comme « l’expression per­ma­nente de la défaite poli­tique [des tra­vailleurs] ». Voir La Crisi del movi­men­to operaio : Scrit­ti inter­ven­ti let­tere, 1956–1960, Lam­pug­nani Nigri, 1973
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    Le texte de Mario Tron­ti fig­ure dans Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit. Celui de Panzieri a été traduit en français dans Quaderni rossi, Luttes ouvrières et cap­i­tal­isme d’aujourd’hui, op. cit
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    « Il faut que l’enquête se fasse en par­tie “à chaud”, c’est-à-dire dans une sit­u­a­tion par­ti­c­ulière­ment con­flictuelle, à par­tir de laque­lle il faut étudi­er quel rap­port s’établit entre le con­flit et l’antagonisme : il faut étudi­er com­ment le sys­tème de valeurs que l’ouvrier exprime en temps nor­mal se trans­forme, quelles valeurs le rem­pla­cent avec une con­science nette de l’alternative ou dis­parais­sent à ce moment-là. Il est en effet des valeurs que l’ouvrier pos­sède en temps nor­mal et qu’il perd au moment d’une lutte de classe, et vice-ver­sa. Il faut plus par­ti­c­ulière­ment étudi­er tous les phénomènes qui con­cer­nent la sol­i­dar­ité ouvrière, et se deman­der quel rap­port il y a entre celle-ci et le fait de refuser le sys­tème cap­i­tal­iste : il faut déter­min­er dans quelle mesure, à ce moment-là, les ouvri­ers sont con­scients du fait que leur sol­i­dar­ité porte en elle des forces sociales antag­o­niques », Raniero Panzieri, « Con­cep­tion social­iste de l’enquête ouvrière », Quaderni rossi n° 5, 1965, repris dans Quaderni rossi, Luttes ouvrières et cap­i­tal­isme d’aujourd’hui, op. cit
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    On peut en avoir toute­fois un aperçu dans Mario Tron­ti, Nous opéraïstes. Le roman de for­ma­tion des années soix­ante en Ital­ie, L’éclat, 2013
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    Ce texte est la tran­scrip­tion d’une con­férence don­née par Panzieri en mars 1962, pub­liée en 1967 dans le n° 29 des Quaderni pia­cen­ti­ni et reprise dans le recueil Lotte operaie nel­lo svilup­po cap­i­tal­is­ti­co, op. cit. Panzieri souligne dans le pas­sage qui précède : « Ces luttes ouvrières sont un fait impor­tant sur le plan tant qual­i­tatif que quan­ti­tatif. Mais il faut aller voir ce qu’est l’adversaire, si ces luttes révè­lent des traits car­ac­téris­tiques, objec­tifs du cap­i­tal, afin de pou­voir décider de la sig­ni­fi­ca­tion de ces luttes. »
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    « Nous avons con­sid­éré, nous aus­si, le développe­ment cap­i­tal­iste tout d’abord, et après seule­ment les luttes ouvrières. C’est une erreur. Il faut ren­vers­er le prob­lème, en chang­er le signe, et repar­tir du com­mence­ment : et le com­mence­ment c’est la lutte de la classe ouvrière », Mario Tron­ti, « Lénine en Angleterre », Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit
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    « La classe ouvrière pos­sède spon­tané­ment la stratégie de ses pro­pres mou­ve­ments et de son développe­ment ; le par­ti n’a plus qu’à la recueil­lir, l’exprimer et l’organiser. [Dans] l’initiative lénin­iste lors de l’Octobre bolchevique […] le par­ti se charge, face à la classe, du moment de la tac­tique : voilà pourquoi la classe gagne », Mario Tron­ti, « Classe et par­ti », Ouvri­ers et Cap­i­tal, op. cit