Lutter dans une direction nouvelle, s’organiser
La signature unitaire du contrat a tout de suite suscité un très fort mécontentement1 L’accord national signé par les syndicats avait notamment mis de côté la question des cadences, de la rémunération du travail à la tâche et de la nocivité de l’environnement de travail, ce qui entraîna au mois de janvier 1968 une importante grève à l’usine Pirelli. D’emblée, il y a eu de la rage ouvrière contre le syndicat (de nombreux ouvriers ont alors déchiré leur carte), y compris parce que les militants syndicaux n’avaient de cesse de vanter les termes du contrat. Par la suite, une pluie d’autocritiques de la part des syndicats s’est conclue en substance par une invitation aux ouvriers à leur renouveler leur confiance, en l’assortissant éventuellement d’une présence plus assidue, « d’un contrôle » dans les assemblées syndicales. Mais certains ouvriers avaient définitivement tiré les leçons qui s’imposaient: le contrat bidon était le résultat d’une absence de vision politique sur les problèmes ouvriers, de l’absence d’une conscience de lutte continue et frontale, contre le patron. Il était le résultat d’une recherche de compromis, selon la ligne tracée par des centrales syndicales qui ne s’intéressaient qu’aux tractations au sommet et nullement au climat politique qui s’était créé au sein de la base ouvrière, et qui étaient prêtes à sacrifier n’importe quelle exigence de la base au nom d’une unité entre états-majors.
Les premières propositions ouvrières cherchent un débouché politique au mécontentement. On repense les problèmes de la lutte de la classe ouvrière, on discute pour reconsidérer les formes dans lesquelles elle s’organise. Des ouvriers adhérents à différents syndicats ont décidé d’impulser dans l’usine un travail de type nouveau, et commencent à se rencontrer en dehors de l’usine, pour discuter de ce qu’il y a à faire. C’est ainsi que se constitue le Comité unitaire de base de Pirelli.
Les premiers mois du CUB sont difficiles: les sections syndicales font pression pour rappeler les activistes à un travail à l’intérieur du syndicat, et pas en dehors. Mais après des discussions avec des dirigeants syndicaux, qui participent initialement aux réunions du CUB, et une confrontation avec la ligne du syndicat ainsi qu’avec celle du Parti, les termes du travail deviennent plus clairs: il s’agira d’une action qualitativement différente de l’action syndicale.
À Milan, pendant ce temps, les luttes étudiantes qui s’étaient développées portaient, même de manière confuse, l’idée d’unité entre ouvriers et étudiants. À l’usine Innocenti notamment, le Mouvement étudiant, en se joignant à la lutte, avait contribué à faire monter la tension et à accroître la combativité ouvrière, ce qui avait mené à la conclusion d’un accord inespéré.
Les ouvriers du Comité Pirelli entrevoient alors la possibilité de mener un travail politique avec les étudiants. Ils prennent des contacts personnels avec certains d’entre eux, ceux qui leur semblent les plus disponibles à un engagement sur le long terme. C’est ainsi que le CUB devient une organisation d’ouvriers et d’étudiants.
À propos du lien ouvriers-étudiants
Le CUB a inventé un type de lien nouveau entre ouvriers et étudiants, par rapport à ceux qui étaient théorisés et mis en pratique par le Movimento studentesco (MS)
2 Sur cette formation et les différentes organisations locales qui prennent le nom de Movimento studentesco, voir chapitre 7 – Andrea Colombo : Les principaux groupes, p. 353 sqq. Le fait que le MS soit allé au-delà de la logique corporatiste et sectorielle, la portée résolument anticapitaliste des luttes dans lesquelles ils s’étaient engagé, avaient logiquement amené un nombre important d’étudiants au travail politique en usine – là où naît le capital, là où il manifeste ses contradictions les plus évidentes – pour s’unir à la classe ouvrière dans la perspective du renversement du système. Mais le rôle purement instrumental qui avait été assigné aux étudiants au cours des luttes ouvrières de 1968 à Milan (par exemple chez Innocenti et Marelli) restait résolument sans perspectives, parce qu’il se réduisait à une pure et simple fonction de service: celle de l’étudiant distributeur de tracts et participant aux piquets. Dans le CUB, la position des étudiants n’est plus subordonnée: ils participent à la première personne au travail ouvrier qui est un travail politique et qui, en tant que tel, n’admet pas la division en catégories. De plus, la présence des étudiants est permanente, conformément à l’objectif anticapitaliste des luttes étudiantes et en vertu du constat partagé que l’usine est le lieu de naissance du capital.
Un rapport satisfaisant au sein du Comité d’usine exige donc une responsabilité partagée, ce qui signifie que la tactique, les instruments et les échéances de la lutte sont élaborés et décidés collectivement. Pour arriver à cela, le CUB rejette résolument: a) l’ouvriérisme qui, à travers le mythe de l’« ouvrier en tant que tel », confine l’étudiant dans une prudente position d’infériorité et limite aussi bien son intervention que son action; b) l’« autonomie du MS par rapport au mouvement ouvrier », et vice-versa, formule avancée par le PCI et la CGIL pour conserver leur hégémonie sur la classe ouvrière et éviter d’être court-circuités par l’unité ouvriers-étudiants au sein d’une organisation.
Pour ce qui concerne le MS « officiel », il faut bien dire qu’on a cherché à établir avec lui des formes de collaboration, avec des résultats le plus souvent incertains – et seulement à des moments particuliers (manifestations ou piquets). Car la structure du MS et sa labilité idéologique – pour ne pas parler de l’incompréhension et du snobisme avec lesquels les « leaders » étudiants milanais ont regardé l’expérience Pirelli, ce qui ne les a pas empêchés ensuite de se gargariser du slogan « unité ouvriers-étudiants » – n’auraient pas pu permettre ce qu’on a cherché au contraire à réaliser au CUB: à savoir que les étudiants et les ouvriers assument la même fonction politique, d’analyse et de décision, et que seulement dans un second temps ils se répartissent les tâches pour des raisons pratiques. Les premiers bénéficient d’une plus grande disponibilité horaire et d’une plus grande mobilité d’action, ils sont par conséquent plus efficaces pour assurer les tâches organisationnelles. Les seconds ont accès à davantage d’informations sur la situation en usine, ils sont donc les mieux placés pour analyser les faits et avancer des propositions concrètes.
Le Comité est d’ailleurs toujours resté ouvert aux étudiants et, de manière générale, aux « forces extérieures » (ouvriers d’autres usines et militants de gauche) qui partageaient ses positions et se montraient disposées à travailler à leur développement et à leur réalisation.
Méthode de travail du CUB.
Parce qu’il n’avait aucune idéologie préconçue, le CUB est parti d’une analyse du plan du capital, non pas du point de vue de sa dynamique générale, mais du point de vue de sa réalisation dans l’usine. L’analyse de l’exploitation en usine est au fondement du discours politique du Comité. C’est par le biais de la discussion sur la condition ouvrière chez Pirelli que l’on cherche à saisir le moment politique d’où pourrait partir la mobilisation.
Il s’agit de montrer que les éléments que l’on présente comme partie intégrante, indissociables du travail (les cadences, le contrôleur horaire, les environnements nocifs, etc.) ne sont rien d’autre que des instruments de l’exploitation. L’exploitation n’est pas seulement un mot, c’est une réalité que l’ouvrier expérimente en usine, sous des formes bien précises. C’est pour cette raison que le CUB part toujours de l’analyse de la condition ouvrière dans sa dimension la plus concrète, pour parvenir à dépasser la simple expression du mécontentement et engager la lutte frontale contre l’exploitation et ses causes.
Depuis que des petits groupes ont commencé à se former à gauche du PCI, nombre d’entre eux se sont essayés à intervenir en usine (Quaderni rossi, Avanguardia operaia, les marxistes-léninistes, le PCd’I., etc.).
La critique que le CUB adresse au type d’intervention que mènent ces groupes – au nombre desquels il ne s’est jamais compté – consiste dans le fait qu’en dépit de leurs intentions, ils agissent de l’extérieur, parce qu’ils partent d’analyses théoriques déjà établies ou d’exigences idéologico-politiques incompressibles, qu’ils essaient ensuite de traduire en programmes de lutte et en plates-formes de revendications. Ces groupes trouvent la plupart du temps un faible écho parmi les ouvriers.
De l’avis du CUB, si la classe ouvrière ne répond pas aux interventions extérieures, c’est que leur point de départ réel (et non pas de pur prétexte) devrait être la condition singulière et concrète selon laquelle les ouvriers connaissent l’exploitation capitaliste. Ni l’action ni la théorie ne peuvent faire abstraction de cela sous peine d’être irréelles et dogmatiques.
Revendications économiques et objectif politique de la lutte
Le CUB entend développer sa ligne politique en restant au plus près de la condition ouvrière dans l’usine, en vérifiant les contenus et les instruments de la lutte, aux différents niveaux de la conscience ouvrière. Cela ne signifie nullement « vivre au jour le jour » ou défendre un syndicalisme vainqueur à tous coups: le discours reste irréductiblement politique.
La lutte qu’entend mener le CUB est une lutte pour le « pouvoir ouvrier ». L’attaque contre le patron, si elle doit être générale, peut et doit aussi passer par différentes phases. Les contradictions du plan patronal n’éclatent que lorsque l’ouvrier comprend que chacun de ses besoins économiques n’est qu’un moment d’une spoliation plus générale, et qu’ils peuvent trouver satisfaction dans le cadre d’une lutte plus générale pour la prise du pouvoir. La perspective est claire et simple: on conteste au patron son pouvoir de décision aux endroits précis où celui-ci s’exerce.
La lutte strictement revendicative est d’emblée vouée à l’échec. Seuls des contenus politiques sont à même de déboucher sur un refus général des conditions économiques. La perspective politique prend en charge les contenus revendicatifs, mais elle ne s’identifie pas à eux
3 « Je n’ai jamais plus oublié la leçon de vie apprise aux grilles des usines, quand nous débarquions avec nos tracts prétentieux qui invitaient à la lutte générale anticapitaliste, et la réponse toujours la même, des mains de ceux qui prenaient ces bouts de papier et disaient en riant : “C’est quoi ? du pognon ?” Telle était la “rude race païenne”. Pas la moindre adhésion à l’enrichissez-vous bourgeois, mais le mot salaire comme réplique politique objectivement antagoniste au mot profit. La phrase lumineuse de Marx : en s’émancipant lui-même le prolétariat émancipera l’humanité tout entière, nous la relisions obscurément ainsi : la classe ouvrière, en agissant pour son propre intérêt partisan, mettra en crise le rapport général du capital. » Mario Tronti, Nous opéraïstes, op. cit.
Il est fondamental, en revanche, de chercher chaque fois que c’est nécessaire les contenus revendicatifs, les besoins économiques qui sont capables de revêtir concrètement une signification politique.
Exemple: on ne se bat pas pour une réglementation du travail au rendement ou pour une amélioration de l’environnement de travail, mais à travers la contestation du travail à la pièce ou de l’environnement nocif, on conteste au patron son pouvoir décisionnaire (avant la lutte, c’est Pirelli qui décidait des cadences ou qui fixait les limites de la nocivité; dans la lutte, c’est l’ouvrier qui décide de ses rythmes, qui refuse le travail s’il est dangereux pour sa santé, etc.).
Ce qui signifie qu’il faut identifier les endroits précis où s’actualise la « politique » de l’exploitation, en menant de front la lutte revendicative et la lutte politique.
Toute revendication est susceptible d’être intégrée par le système, mais si la perspective de lutte est politique, il est possible de refuser les luttes de pure contestation et de se consacrer à la création de moments et de lieux propices à la lutte révolutionnaire. Dans la situation actuelle, on assiste, comme on sait, à une division entre le moment économique de la lutte, géré par les syndicats, et son moment politique, à la charge des partis ouvriers.
Mais, au contraire, c’est justement l’union de la lutte économique et de la lutte politique qui peut mettre en crise la société capitaliste. En effet, la lutte économique n’est féconde que dans la mesure où l’on combat le plan général de la politique; et inversement, le moment politique ne peut, sous peine de dépérir, se passer des luttes économiques. C’est en outre la conscience ouvrière de ses propres intérêts et de ses droits sur le lieu de travail qui mène à la lutte générale dans la société, et vice-versa.
Quand, comme on le voit aujourd’hui, le moment politique est confié aux dirigeants des partis et le moment économique aux dirigeants syndicaux, la classe ouvrière risque de devenir étrangère à l’un comme à l’autre. Sans compter que les dirigeants se transforment en bureaucratie de parti et en bureaucratie syndicale.
Le CUB est une tentative de restituer à la classe ouvrière son rôle de sujet aussi bien de la lutte économique que de la lutte politique.
Les rapports avec les syndicats
De ce qu’on a pu lire jusqu’ici, on comprend clairement que le CUB n’a jamais prétendu être une organisation alternative au syndicat, c’est pourquoi il n’a jamais prétendu faire l’analyse ou même une critique ponctuelle de l’action du syndicat. En revanche, il a discuté de la fonction objective qui était celle du syndicat et on peut lire dans son texte programmatique: « insertion des organisations syndicales dans le plan [du capital] et donc enfermement des luttes y compris au moyen de l’outil syndical. Les syndicats en effet doivent toujours davantage fonctionner objectivement comme les gestionnaires des contrats, ils doivent toujours être disponibles d’abord à la négociation et seulement ensuite à la lutte (tel est le sens de l’accord cadre dont on parle tant et sur lequel nous reviendrons dans un prochain texte). La Commission interne elle-même doit être subordonnée au syndicat central qui lui-même doit être inséré activement dans la programmation. Les Commissions paritaires qui, du reste, ne fonctionnent pas pour le moment, s’avèrent être des instruments de chantage anti-ouvrier, parce qu’elles ne peuvent intervenir que dans les cas d’abus évident et qu’elles sont pour la plupart aux mains des patrons, puisqu’elles sont composées pour moitié de dirigeants et pour moitié (mais on sait qu’il est toujours possible d’acheter quelques lèche-bottes) de représentants ouvriers. »
Le syndicat gère le contrat et propose toujours la lutte comme moyen d’arriver à un accord, après que les négociations ont commencé. Le syndicat, de fait, se situe dans la logique du système capitaliste, parce qu’il tend à circonscrire et à épuiser la combativité ouvrière entre le début et la fin des négociations.
Le CUB n’a cherché ni le conflit ni la rencontre avec le syndicat, il se situe sur un autre plan: il entend poser les problèmes politiquement et mener la lutte politiquement, ce qui de fait va au-delà de la gestion purement syndicale. Mais, même sans chercher l’affrontement, le CUB a exprimé ses divergences avec la manière dont le syndicat entendait mener la lutte chez Pirelli, et il a dénoncé le fait que la grève purement démonstrative, la grève qui n’est qu’une menace pour peser sur les négociations, ainsi que la grève programmée, sont des formes stériles, incapables de mettre réellement en crise le système patronal.
Le CUB soutient l’idée de la grève de lutte, c’est-à-dire de la grève comme expression de la combativité ouvrière et de sa capacité à changer les rapports de force en usine.
Cette conception de la grève permettra peut-être à la classe ouvrière Pirelli de dépasser la phase dans laquelle nous sommes actuellement, où la lutte a presque toujours été une réaction aux provocations du patron. Par conséquent il s’agit encore d’une phase défensive, même si elle semble s’orienter à présent vers une lutte d’attaque, comme dans ce qu’on a appelé la « grève de la production », où les ouvriers décident en dehors des phases de lutte, et sans vouloir parvenir à aucune tractation immédiate, de diminuer la production.
Le CUB, donc, s’il se trouve nécessairement aux côtés du syndicat dans l’intervention en usine, est porteur d’une conception différente, que le syndicat a souvent attaquée et rejetée, mais qu’il a aussi parfois récupérée. Le CUB n’a pas accusé les syndicats d’être des « traîtres à la classe ouvrière », il a souligné en revanche la limite intrinsèque du discours syndical et affirmé que seule la gestion politique autonome de la lutte permettait de dépasser les limites de ce discours.
Les syndicats, après les attaques en règle des débuts, se sont rabattus sur des attaques sporadiques et personnelles, à l’égard de tel ou tel adhérent du Comité, étudiants aussi bien qu’ouvriers, en tentant d’aliéner par exemple la sympathie des ouvriers pour la composante étudiante. Ces tentatives n’ayant pas donné de résultat, ils ont été contraints de reconnaître l’existence du Comité.
Il est à ce propos significatif que dans les pages de L’Unità, il n’ait pas été fait allusion depuis des mois à l’existence du CUB. Ce n’est que dans un reportage spécial sur les grèves chez Pirelli que l’intervention des CUB a été reconnue, bien que réduite au rôle d’« aiguillon ». Le Gazzettino padano, par contre, fait état sur un ton alarmé de l’absence du syndicat dans ces grèves dont il attribue un grand nombre à la responsabilité du CUB, qu’il décrit comme une « force extérieure », et à la tension que celui-ci aurait créée à l’intérieur de l’usine. C’est aussi la position du Corriere della Sera dans les articles qu’il consacre au CUB (les 12 et 17 décembre 1968).
- 1L’accord national signé par les syndicats avait notamment mis de côté la question des cadences, de la rémunération du travail à la tâche et de la nocivité de l’environnement de travail, ce qui entraîna au mois de janvier 1968 une importante grève à l’usine Pirelli
- 2Sur cette formation et les différentes organisations locales qui prennent le nom de Movimento studentesco, voir chapitre 7 – Andrea Colombo : Les principaux groupes, p. 353 sqq
- 3« Je n’ai jamais plus oublié la leçon de vie apprise aux grilles des usines, quand nous débarquions avec nos tracts prétentieux qui invitaient à la lutte générale anticapitaliste, et la réponse toujours la même, des mains de ceux qui prenaient ces bouts de papier et disaient en riant : “C’est quoi ? du pognon ?” Telle était la “rude race païenne”. Pas la moindre adhésion à l’enrichissez-vous bourgeois, mais le mot salaire comme réplique politique objectivement antagoniste au mot profit. La phrase lumineuse de Marx : en s’émancipant lui-même le prolétariat émancipera l’humanité tout entière, nous la relisions obscurément ainsi : la classe ouvrière, en agissant pour son propre intérêt partisan, mettra en crise le rapport général du capital. » Mario Tronti, Nous opéraïstes, op. cit