Ce qui fait de 1968 un accélérateur, un de ces moments décisifs qui font les tournants de l’histoire humaine, c’est de s’être trouvé au croisement d’une multiplicité de crises sociales, qui ont conflué dans le mouvement, et s’y sont agrégées. Et s’il y a désormais un avant et un après 1968, ce n’est pas parce que ce moment de l’histoire aurait enfanté au plan institutionnel quelque éphémère et partiel rejeton de la révolution, mais bien parce qu’il a modifié de manière irréversible l’ensemble des codes qui régissent les relations sociales.
La révolte s’est propagée dans les pays de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, partout elle a gagné les centres et les périphéries, partout elle a réussi à instaurer des circuits de communication culturelle et politique entre des réalités sociales très disparates. 1968 a été un événement à la fois planétaire et extraordinairement contrasté, qui s’est articulé pays par pays, ville par ville, couche sociale par couche sociale, et qui a réussi à donner voix aux réalités locales, aux régionalismes, aux spécificités culturelles, aux différences sexuelles.
La singularité de la révolte, son caractère à la fois fédérateur et innovant tiennent beaucoup à cette double dimension où se conjuguent – malgré d’inévitables contradictions – universalisme et particularisme. Transnational et « polycentrique », le mouvement parvient, pendant une courte période, à générer un processus d’identification fondé sur la conscience que tous les hommes appartiennent à une même « espèce », et dans le même temps à mettre en lumière, à l’intérieur de cette commune appartenance, la contradiction réelle qui distingue les opprimés des oppresseurs. Le petit écran, par l’influence qu’il exerçait sur l’imaginaire social, contribua largement à ce processus. Depuis son apparition à la fin des années 1950, il avait connu un essor extraordinaire, parce qu’il parvenait – chose inédite dans l’histoire des moyens de communication – à donner du monde une image globale, une vision d’ensemble. L’humanité, par-delà les différences ethniques, religieuses et culturelles, pouvait s’y reconnaître et se percevoir ainsi d’abord comme une « espèce ».
Dans les pays occidentaux les plus développés, une partie de ce mouvement porta également, et pour la première fois, l’hypothèse d’un bouleversement de la réalité sociale qui ne partirait pas de la rareté ou de la pénurie mais, au contraire, de l’abondance des biens de consommation. Car cette nouvelle misère qui était en train de se propager, qui générait une angoisse palpable, qui imposait la perspective de l’action, cette misère atrophiait les qualités culturelles et intellectuelles de l’humanité tout entière: il devenait nécessaire de dépasser « l’âge du pain ».
Partout, les étudiants, toutes disciplines confondues, furent les principaux acteurs du mouvement. Les étudiants en sociologie y jouèrent toutefois un rôle spécifique, en développant une critique à la fois théorique et pratique du rôle dévolu aux chercheurs en sciences sociales – et qu’ils étaient eux-mêmes destinés à endosser dans l’avenir.
Cette critique exprimait d’une part la nécessité urgente de renverser l’ensemble des normes et des institutions sociales, et de l’autre le besoin d’expérimenter, en marge de la société, la construction d’espaces collectifs autonomes. Ce besoin de séparation, de sécession, était l’aboutissement logique de toutes les expériences fragmentaires menées par les minorités de la contre-culture underground dans les années 1960. Ces deux aspects – le renversement du pouvoir constitué par la lutte ininterrompue, et la constitution d’espaces autonomes – trouveront une forme de synthèse dans les occupations en chaîne qui gagneront l’une après l’autre les universités.
En dépit des disparités matérielles et idéologiques, le mouvement a réussi durant toute cette première période à faire front contre l’ennemi commun. Un ennemi qui, s’il présentait tous les traits génériques de la « société des adultes », prenait aussi l’aspect bien plus concret de la hiérarchie universitaire et des services de l’État affectés à la répression des luttes. Mais cette cohésion tenait avant tout au très dense réseau de relations et de pratiques communautaires qui était en train de se constituer. Tous ceux qui ont été pris dans ce mouvement de rébellion ont fait l’expérience du dépassement, sur un mode créatif, de la frontière étanche qui avait toujours séparé, même dans les épisodes révolutionnaires de l’histoire, le personnel et le politique, le privé et le public. En soutenant l’idée de la « gratuité » de l’action politique (par opposition à la spécialisation militante), en défendant la légitimité dans les luttes des dimensions existentielles les plus intimes, notamment sentimentale ou affective, ils ont commencé à inventer une nouvelle manière de faire de la politique, indissociable de l’émergence de nouvelles formes de vie.
Conscient d’éventuels risques d’auto-marginalisation, le mouvement se mit en quête des instruments de communication qui allaient lui permettre de faire circuler les informations sur les luttes et sur leurs contenus. C’est dans ce contexte que s’engagea un débat sur le danger d’utiliser les moyens de communication offerts par le système, sur le risque de manipulation et de dénaturation de la charge subversive des énoncés du mouvement, sur la probabilité que les luttes et leurs contenus soient intégrés aux plans néocapitalistes de modernisation des structures de la domination. Ainsi, pour faire circuler les informations sur les luttes au plan international et assurer la communication entre les différentes réalités du mouvement, on eut la plupart du temps recours à d’autres outils que ceux traditionnellement utilisés par le système et le mouvement ouvrier officiel. Outre la production, la lecture et la diffusion de documents sur support papier, le mouvement fit du « voyage » – c’est-à-dire la de circulation physique des corps – et de l’usage « contre-informatif » des outils audiovisuels, radiophoniques et graphiques, les nouveaux vecteurs d’une communication alternative. Ces pratiques se fondaient sur le principe de relation réciproque entre les différents médiums, et sur leur étroit dialogue, qui reproduisait à une échelle plus large le principe démocratique de l’assemblée.
Le mouvement fut perçu et caractérisé comme extrémiste en raison de certains traits récurrents, présents dès son origine et tout au long de son évolution. On a déjà évoqué ce sentiment d’urgence à changer radicalement la société – comme s’il s’agissait paradoxalement de la dernière occasion offerte par l’Histoire – ou encore la stratégie du conflit ininterrompu. Il faudrait également rappeler sa forte charge anti-institutionnelle, anti-normative, son aversion extrême à l’égard des projets misant sur des réformes graduelles pour transformer la société. En ce sens, le succès du slogan « soyez réalistes, demandez l’impossible », ne doit rien au hasard. Ceux qui ont accusé le mouvement d’extrémisme ou d’irréalisme congénital omettent le fait qu’il s’agissait là d’une détermination fermement révolutionnaire qui, confrontée à un « système » tel que le capitalisme avancé, en avait saisi l’infinie puissance récupératrice, c’est-à-dire sa capacité à s’alimenter, à se moderniser, à se renforcer en neutralisant et en phagocytant non seulement les éléments critiques mais ceux qui cherchaient purement et simplement à le détruire. Un « système » comme celui-là, capable de coloniser les esprits, de corrompre les consciences, de distiller du conformisme et de l’apathie, ne pouvait donc être renversé qu’à la condition de ne pas se limiter à la transformation radicale de ses formes économiques et institutionnelles. Dans ce « système », le pouvoir n’irradiait pas à partir d’un centre unique, d’un cerveau unique, il était au contraire diffus, il se reproduisait par métastases. Par conséquent, les théories révolutionnaires classiques, qui soutenaient la nécessité de se concentrer sur la conquête du point névralgique, à savoir l’appareil d’État, n’étaient pas en mesure de s’y opposer efficacement. La prise du pouvoir politique ne pouvait plus suffire, la révolution devait être totale, c’est-à-dire sociale et ininterrompue. Elle ne pouvait se limiter aux seules structures, elle devait aussi atteindre chaque individu dans son entièreté, sa complexité, et ses contradictions. C’est à cette seule condition que pourrait réellement advenir l’« homme nouveau », la nouvelle humanité.
Mais aux marges de cette aspiration spontanée, largement majoritaire pendant toute la phase des occupations d’universités, une autre composante présentait toutes les nuances du vaste éventail des « hérésies » historiques de la gauche: anarchistes, conseillistes, marxistes-léninistes, pro-maoïstes, opéraïstes, etc. Tous ces courants, issus de l’histoire de la gauche hétérodoxe, s’étaient eux aussi agrégés au mouvement et ils contribuèrent notablement à la formation lente mais inexorable de leaderships.
Dans les pays européens, après la phase initiale d’offensive contre l’autoritarisme académique, les étudiants se donnèrent pour objectif de sortir des universités et d’investir l’ensemble de la société. S’ensuivit un intense débat sur la stratégie qu’il convenait d’adopter, qui fit apparaître deux orientations distinctes. La première proposait d’opérer une lente et patiente contagion des contenus de la contestation et des propositions alternatives dont elle était porteuse dans toutes les structures régissant les relations sociales. C’est ce qu’on a appelé la « longue marche à travers les institutions ». La seconde, à l’inverse, n’était pas favorable à un élargissement à l’ensemble de la société, dans lequel elle voyait un risque de déperdition des forces du mouvement. Cette seconde tendance s’attela à produire une définition précise du rapport capital-travail comme rapport spécifique, matériellement central dans la formation des équilibres de pouvoir, clef de voûte de l’ensemble des contradictions sociales. La formalisation de ces deux propositions stratégiques laissa apparaître d’irréversibles divergences de fond entre les deux composantes qui avaient jusque-là coexisté au sein du mouvement.
Une fois sorti de l’enceinte des universités, le mouvement dut tenir le terrain de l’affrontement de rue pour faire face aux appareils répressifs institutionnels, et ces différences s’en trouvèrent encore accentuées. Les formes défensives ou offensives de la violence, même si elles s’en tenaient à une représentation symbolique de la guerre, furent pour beaucoup dans la décrédibilisation du projet de « longue marche » dont l’ambition tactique était de prendre le temps de son développement, en évitant que le conflit ne dégénère en affrontement ouvert. Les feux du Mai français marquèrent en ce sens un tournant pour le mouvement, qui s’orienta dès lors irréversiblement vers une accélération du conflit. On éprouva alors la nécessité de recourir à un cadre théorique et pratique qui appartenait au fonds des cultures révolutionnaires traditionnelles. Ainsi les influences respectives exercées sur le mouvement par les deux tendances s’inversèrent, et celle qui avait été jusque-là minoritaire devint soudain majoritaire. Ainsi s’explique également le regain de tout un répertoire révolutionnaire « classique » (du plus orthodoxe: le marxisme-léninisme, au plus renouvelé: l’opéraïsme), qui concevait la rencontre entre étudiants et ouvriers comme une condition nécessaire et résolutoire dont dépendait l’issue de la révolution. Ainsi s’explique enfin la renaissance complète, en l’espace de quelques mois, de toutes les structures organisées sous la forme-parti, qu’avait créées la diaspora de la gauche hétérodoxe au cours des décennies précédentes.