La clandestinité, l’idéologie, l’organisation

Après la mort de Fel­trinel­li, une par­tie des mil­i­tants des GAP rejoignent les BR qui sont désor­mais com­plète­ment clan­des­tines et qui ont per­du, avec la dis­pari­tion de Nuo­va resisten­za, leur forme de représen­ta­tion semi-légale. En sep­tem­bre 1971, pour ren­dre leurs déci­sions publiques, elles font cir­culer un opus­cule clan­des­tin inau­gu­rant une série de « réflex­ions théoriques » qui se pour­suiv­ront au cours des années suiv­antes.

Ce texte, qui prend la forme d’une auto-inter­view, met forte­ment l’accent sur la régres­sion qui touche le sys­tème démoc­ra­tique. La pen­sée poli­tique des BR sem­ble en proie à une pro­fonde et soudaine trans­for­ma­tion. Patrons et bour­geois, tout le monde y passe dans une atmo­sphère d’an mil: une page de l’Histoire est en train de se tourn­er, la révo­lu­tion est une force de la nature qui frappe irré­press­ible­ment à nos portes.

Cette accéléra­tion idéologique doit cer­taine­ment beau­coup au cli­mat de répres­sion qui sévit alors en Ital­ie, mais aus­si à l’impression pro­duite par le « coup d’État » informel de De Gaulle en France

1 Le 29 mai 1968, De Gaulle dis­paraît en héli­cop­tère avant de revenir en France pour annon­cer dans un dis­cours radiod­if­fusé la dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale et de nou­velles élec­tions lég­isla­tives pour juin 1968. Il en appelle égale­ment aux préfets « pour empêch­er la sub­ver­sion à tout moment et en tous lieux ». Il a déjà été ques­tion de cette lec­ture de la sit­u­a­tion française en terme de « tour­nant autori­taire » au chapitre 5, à pro­pos des « événe­ments de la Bus­so­la », p. 256 sqq

. L’erreur de fond con­siste prob­a­ble­ment à croire que « le pro­lé­tari­at comme classe (tout le pro­lé­tari­at et pas seule­ment les franges avancées de l’autonomie, même s’il s’agit d’avant-gardes de masse) ressent ce cli­mat exacte­ment de la même manière que les milieux de la gauche révo­lu­tion­naire, qui sont la prin­ci­pale cible de cette per­pétuelle et asphyxi­ante répres­sion

2 Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit

».

Cette analyse com­plète­ment idéologique de la com­po­si­tion de classe, cette sous-éval­u­a­tion de la capac­ité de riposte des pou­voirs, poussent les BR à aban­don­ner la théorie des temps longs qu’elles défendaient depuis leurs orig­ines. Para­doxale­ment, elles repren­nent à leur compte, en les ampli­fi­ant, les inquié­tudes de Fel­trinel­li et des GAP sur l’imminence d’un « tour­nant réac­tion­naire ».

Dans l’auto-interview que nous avons évo­quée, à la ques­tion: « Vous pensez donc à un retour du fas­cisme? », les BR répon­dent:

« Le prob­lème ne se pose pas en ces ter­mes […]. En France, le “coup d’État” de De Gaulle et le “fas­cisme gaulliste” qui règne actuelle­ment présen­tent toutes les apparences de la démoc­ra­tie. À court terme, c’est cer­taine­ment le mod­èle le moins incon­fort­able. Il serait toute­fois ingénu de croire que face à un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire com­bat­if, on puisse assis­ter à une sta­bil­i­sa­tion de la sit­u­a­tion économique et sociale qui aille dans le sens de la mod­éra­tion […]. Lorsqu’il y a plusieurs années nous avons refusé, avec l’ensemble de la gauche révo­lu­tion­naire, la voie du réformisme, deux per­spec­tives se sont présen­tées à nous: soit répéter l’expérience his­torique du mou­ve­ment ouvri­er dans ses ver­sions anar­cho-syn­di­cal­iste ou de la IIIe inter­na­tionale, soit au con­traire épouser l’expérience révo­lu­tion­naire mét­ro­pol­i­taine de notre époque

3 Ibi­dem

. »

Fortes de ce choix, les BR se pro­posent d’être le point de référence et d’agrégation pour la for­ma­tion du par­ti armé « qui ne doit pas être com­pris comme le bras armé d’un mou­ve­ment de masse désar­mé, mais comme son point d’unification le plus haut. Il ne s’agit pas de don­ner le coup d’envoi de la lutte armée, parce que celle-ci a mal­heureuse­ment déjà com­mencé à l’initiative de la bour­geoisie

4 Ibi­dem

».

Naturelle­ment, « sans théorie, pas de révo­lu­tion »: les BR ont pour références le « marx­isme-lénin­isme, la révo­lu­tion cul­turelle pro­lé­tari­enne et l’expérience en cours des mou­ve­ments de guéril­la urbaine

5 Ibi­dem

». C’est ain­si que com­mence la péri­ode de la « pro­pa­gande armée »: une longue série d’actions exem­plaires, qui visent surtout des « petits chefs » et des fas­cistes, et qui ont pour but de sus­citer une adhé­sion de masse.

En 1972, dans le cli­mat poli­tique le plus « chaud » qu’on ait con­nu ces trois dernières années, les BR procè­dent au pre­mier enlève­ment poli­tique de l’histoire ital­i­enne: celui de l’ingénieur Idal­go Mac­chiari­ni, l’un des dirigeants les plus haïs de l’usine Sit-Siemens à Milan. L’action s’inscrit dans un con­texte de con­flit social général­isé. En jan­vi­er, les ouvri­ers avaient blo­qué Por­to Marghera pen­dant deux jours; en févri­er avait débuté le procès de « la piaz­za Fontana », qui s’était très vite mué en un vio­lent acte d’accusation con­tre les « com­plots d’État ». Une minu­tieuse opéra­tion de con­tre-infor­ma­tion, assor­tie d’une cam­pagne de masse sur le mot d’ordre « Val­pre­da libre! C’est l’État qui mas­sacre » avait fait s’effondrer l’édifice de men­songes échafaudé par les corps séparés de l’État avec l’appui de cer­tains secteurs de la mag­i­s­tra­ture

6 Voir La Piste rouge, Italia 1972, op. cit

. Le 11 mars, à Milan, lors d’une des plus vio­lentes man­i­fes­ta­tions de rue qu’on ait jamais con­nue, les cama­rades « tien­nent » la ville pen­dant plusieurs heures. Le siège du Cor­riere del­la Sera essuie une vio­lente attaque de « cham­pagne molo­tov

7 La sig­ni­fi­ca­tion poli­tique de cet événe­ment don­nera lieu à des appré­ci­a­tions con­trastées, comme on le ver­ra plus loin dans le texte de Toni Negri – Un pas en avant, deux pas en arrière, la fin des groupes

».

L’ingénieur Mac­chiari­ni est donc retenu sous la men­ace des armes dans une camion­nette où il sera soumis pen­dant une ving­taine de min­utes à un « procès poli­tique », avant d’être relâché. Lorsqu’ils com­mu­niquent sur cette action, les BR utilisent le même lan­gage que les insti­tu­tions de l’État: « procès », « arresta­tion », « mise en lib­erté pro­vi­soire ». Il est bien évi­dent que l’usage de ces ter­mes com­porte une part d’ironie, mais ils sont aus­si le symp­tôme d’une ten­dance qui va aller en s’accentuant dans la pra­tique armée, et qui con­siste à adopter le vis­age d’un « con­tre-État », d’une organ­i­sa­tion autori­taire et hiérar­chisée, d’une « forme-par­ti » bureau­cra­tique et ver­ti­cale. Cette évo­lu­tion mèn­era à terme aux « pris­ons du peu­ple », aux « procès devant la jus­tice pro­lé­taire », et jusqu’aux pures et sim­ples « exé­cu­tions », inévita­bles résul­tats d’une « clan­des­tin­i­sa­tion » qui pro­duit des règles inflex­i­bles et des mil­i­tants durs et obéis­sants, qui exé­cu­tent les ordres sans trop dis­cuter.

Au fil des années, cette dynamique fera peu à peu des BR une réplique spécu­laire de l’État et les ren­dra tou­jours plus indéchiffrables pour le mou­ve­ment.

Quoi qu’il en soit, ce pre­mier enlève­ment sus­cite plutôt un mou­ve­ment de sym­pa­thie générale par­mi les avant-gardes ouvrières et même de la part de cer­taines organ­i­sa­tions extra­parlemen­taires. Potere operaio, dans un com­mu­niqué, en livre une analyse fon­da­men­tale­ment pos­i­tive:

« Pour la pre­mière fois dans l’histoire de la classe ouvrière ital­i­enne, un com­man­do ouvri­er est passé à la pra­tique de l’enlèvement. Nous prenons acte de la récep­tion pos­i­tive de cette action au sein de la classe ouvrière. Le saut qual­i­tatif qu’elle a man­i­festé dans la ges­tion de la lutte a été posi­tif […]. Il sem­ble que dans la classe ouvrière milanaise, qui est aujourd’hui à l’avant-garde du mou­ve­ment glob­al, l’articulation entre actions de masse et actions d’avant-garde soit désor­mais un fait acquis

8 Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit

[…]. »

Même Lot­ta con­tin­ua, qui avait porté un juge­ment négatif sur l’action de Lainate, pub­lie un com­mu­niqué de sol­i­dar­ité: « Nous con­sid­érons que cette action s’inscrit de manière cohérente dans la volon­té général­isée des mass­es de men­er la lutte de classe y com­pris sur le ter­rain de la vio­lence et de l’illégalité

9 Ibi­dem

. »

Au moment même où Mac­chiari­ni est enlevé, une action sim­i­laire a lieu en France. Robert Nogrette, un cadre de chez Renault, est enlevé le 9 mars 1972 par la Nou­velle résis­tance pop­u­laire, le noy­au armé de la désor­mais dis­soute Gauche pro­lé­tari­enne10 Nogrette sera libéré au bout de deux jours. Cet enlève­ment inter­vient après la mort de Pierre Overney, ancien ouvri­er de Renault Bil­lan­court tué le 25 févri­er 1972 par un vig­ile lors d’une man­i­fes­ta­tion de la Gauche pro­lé­tari­enne aux portes de l’usine. L’opération se ter­mine sans effu­sion de sang au bout de 48 heures. Elle est accueil­lie avec ent­hou­si­asme par Lot­ta con­tin­ua qui titre sur une demi-page: « Enlève­ments des dirigeants de Sit-Siemens et de Renault: la jus­tice révo­lu­tion­naire com­mence à faire peur – Vive la jus­tice révo­lu­tion­naire

11 Cité par Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit

. »

Fin 1972 et début 1973, l’existence des BR et la ques­tion du « spon­tanéisme armé » sus­ci­tent des dis­cus­sions enflam­mées, mais il est incon­testable que les BR com­men­cent à se nim­ber d’une aura de roman­tisme et empor­tent la sym­pa­thie générale. Leur com­pé­tence sur les ques­tions qui touchent à l’usine, leur pra­tique de l’« enquête ouvrière » avec des méth­odes aus­si expédi­tives qu’efficaces, leur usage pondéré de la vio­lence (jusqu’en juin 1974, aucune des actions des BR n’aura d’issue mortelle, et même lorsque cela sera le cas – deux fas­cistes tués à Padoue – elles fer­ont leur aut­o­cri­tique en par­lant d’un « acci­dent du tra­vail »), et leur dis­cours que l’idéologie n’a pas encore encom­bré de for­mules cryp­tiques, pro­duisent leur effet sur les mil­i­tants, mais aus­si dans les secteurs ouvri­ers de base. L’année 1973 est celle où les BR s’enracinent dans le tis­su ouvri­er turi­nois, avec les enlève­ments du syn­di­cal­iste Labate (de la CISNAL, fas­ciste) et d’Ettore Ame­rio, le chef du per­son­nel de la FIAT. Ces deux actions s’inscrivent dans la vive polémique qui oppose les groupes extra­parlemen­taires à la direc­tion de la FIAT après la décou­verte d’une impor­tante doc­u­men­ta­tion démon­trant la com­plic­ité stipendiée des forces de police et d’« agents fas­cistes » dans le « fichage », le con­trôle et la répres­sion des avant-gardes d’usine.

La base ouvrière accueille avec une ironie amusée la dif­fu­sion des « procès-ver­baux » de l’« inter­roga­toire » d’Amerio, et laisse, dans l’indifférence la plus totale, le syn­di­cal­iste fas­ciste Labate enchaîné à un poteau face à Mirafiori atten­dre que la police vienne le libér­er.

La grande occu­pa­tion de la FIAT en 1973 et les luttes du « par­ti de Mirafiori

12 Voir dans ce chapitre – L’occupation de Mirafiori et l’émergence de l’autonomie comme pro­jet poli­tique, p. 408 sqq. Le col­lec­tif Videobase a réal­isé un film durant cette occu­pa­tion de l’usine de Turin : Lot­ta di classe alla Fiat (1973)

 » redis­tribueront toutes les cartes et boule­verseront le paysage poli­tique de la gauche révo­lu­tion­naire. Il en sor­ti­ra d’une part le pro­jet de l’« autonomie organ­isée », et de l’autre les BR, non plus seule­ment comme point d’agrégation des ten­dances rad­i­cales, mais comme pro­jet poli­tique autonome, comme par­ti. Ce proces­sus, s’il n’est pas immé­di­ate­ment vis­i­ble, ne fera que se con­solid­er avec le temps.

dans ce chapitre« Gian­gia­co­mo Fel­trinel­li: Estate 69 (extrait)Les NAP et les luttes de détenus »
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    Le 29 mai 1968, De Gaulle dis­paraît en héli­cop­tère avant de revenir en France pour annon­cer dans un dis­cours radiod­if­fusé la dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale et de nou­velles élec­tions lég­isla­tives pour juin 1968. Il en appelle égale­ment aux préfets « pour empêch­er la sub­ver­sion à tout moment et en tous lieux ». Il a déjà été ques­tion de cette lec­ture de la sit­u­a­tion française en terme de « tour­nant autori­taire » au chapitre 5, à pro­pos des « événe­ments de la Bus­so­la », p. 256 sqq
  • 2
    Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit
  • 3
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  • 4
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  • 6
    Voir La Piste rouge, Italia 1972, op. cit
  • 7
    La sig­ni­fi­ca­tion poli­tique de cet événe­ment don­nera lieu à des appré­ci­a­tions con­trastées, comme on le ver­ra plus loin dans le texte de Toni Negri – Un pas en avant, deux pas en arrière, la fin des groupes
  • 8
    Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit
  • 9
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  • 10
    Nogrette sera libéré au bout de deux jours. Cet enlève­ment inter­vient après la mort de Pierre Overney, ancien ouvri­er de Renault Bil­lan­court tué le 25 févri­er 1972 par un vig­ile lors d’une man­i­fes­ta­tion de la Gauche pro­lé­tari­enne aux portes de l’usine
  • 11
    Cité par Soc­cor­so rosso, Brigate rosse…, op. cit
  • 12
    Voir dans ce chapitre – L’occupation de Mirafiori et l’émergence de l’autonomie comme pro­jet poli­tique, p. 408 sqq. Le col­lec­tif Videobase a réal­isé un film durant cette occu­pa­tion de l’usine de Turin : Lot­ta di classe alla Fiat (1973)