Toni Negri: « un pas en avant, deux en arrière: la fin des groupes »

Replaçons à présent les élé­ments du texte dans une per­spec­tive his­torique

1 Ce texte, daté du 1er mai 1973, tenait lieu d’Appendice n°3 à Anto­nio Negri « Par­ti­to operaio con­tro il lavoro », op. cit. Il a été Pub­lié dans Pao­lo Carpig­nano, Ser­gio Bologna, Anto­nio Negri, Crisi e orga­niz­zazione opera­ia, op. cit

, non pas de manière générale mais dans le cadre qui nous intéresse immé­di­ate­ment de l’expérience de ces dernières années. Le ter­ror­isme et la « longue marche à tra­vers les insti­tu­tions

2 « Pour élargir la base du mou­ve­ment étu­di­ant, Rudi Dutschke a pro­posé la stratégie de la “longue marche à tra­vers les insti­tu­tions” : il s’agit de tra­vailler con­tre les insti­tu­tions établies tout en y tra­vail­lant, mais pas seule­ment de les saper de l’intérieur, plutôt au con­traire de “faire son boulot”, d’apprendre (à pro­gram­mer et lire le lan­gage des ordi­na­teurs, à enseign­er à tous les niveaux, à se servir des mass media, à organ­is­er la pro­duc­tion, à repér­er l’obsolescence cal­culée et à y faire échec, à con­cevoir l’esthétique indus­trielle, etc.), et de préserv­er en même temps sa pro­pre con­science en tra­vail­lant avec autrui. L’effort con­certé pour instau­r­er des con­tre-insti­tu­tions fait par­tie de cette longue marche. » Her­bert Mar­cuse, Con­tre-révo­lu­tion et révolte [1972], Seuil, 1973.

» (c’est-à-dire le néo-réformisme), sont les deux faces de la crise théorique du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire né en 1968. Mais la crise n’est pas seule­ment théorique, elle est aus­si pra­tique. Les groupes sont engagés dans un irréversible mécan­isme de dis­so­lu­tion, la seule issue sem­ble être de renouer liens avec les insti­tu­tions ou, à l’opposé, à s’engager indi­vidu­elle­ment vers le ter­ror­isme. Des micro-par­tis se for­ment, le paysage devient mobile, insta­ble, périlleux. Le mot d’ordre de la con­struc­tion du par­ti et de l’organisation de l’insurrection s’effiloche en déci­sions minori­taires, inca­pables de se répli­quer poli­tique­ment de manière mas­sive. Ce prob­lème n’est pas pro­pre au mou­ve­ment ital­ien, il con­cerne toutes les sit­u­a­tions (en Europe et en Amérique) qui ont con­nu l’explosion de 1968.

Et pour­tant, tous ces cama­rades, tout ce per­son­nel poli­tique, ont été pris dans une phase réelle d’action poli­tique révo­lu­tion­naire. Il faut tous les préjugés sec­taires des bureau­crates du mou­ve­ment ouvri­er offi­ciel pour refuser de l’admettre. En réal­ité, des mil­liers de cama­rades savent ce que veut dire pro­duire de l’agitation révo­lu­tion­naire et gér­er des espaces de pou­voir ouvri­er: c’est ce qui s’est passé en 1968–1969. Mais tan­dis que la classe ouvrière et cer­tains secteurs du pro­lé­tari­at ont con­tin­ué de se mou­voir sur ce ter­rain, le per­son­nel poli­tique des groupes a volé en éclats. La crise pra­tique s’est com­pliquée d’une crise théorique: la marche à suiv­re s’est révélée con­fuse, le réflexe – puis­sant jusqu’alors – de l’unité ouvrière sur la base de la sol­i­dar­ité poli­tique des groupes s’est affaib­li, des ten­ta­tions con­traires ont prospéré.

Il serait trop facile de répli­quer que la con­tre-attaque des réformistes, l’habileté et la vital­ité incon­testa­bles du syn­di­cat ont restreint et blo­qué les marges d’expression et de luttes des groupes – et fal­si­fié le rap­port entre l’avant-garde et les mass­es. Trop facile de pré­ten­dre que là où il y a eu résis­tance et pro­gres­sion du mou­ve­ment poli­tique, la répres­sion a dure­ment frap­pé par­mi les cadres mil­i­tants. Ni l’usage cap­i­tal­iste de la crise, ni le déséquili­bre, en ter­mes d’organisation, entre les fins et les moyens, n’expliquent la phase actuelle de dis­so­lu­tion des groupes. Cela ne suf­fit pas: il y a autre chose. Et cette chose, c’est l’absence d’une théorie motrice, d’une analyse révo­lu­tion­naire qui aurait per­mis aux avant-gardes d’avancer du même pas que le mou­ve­ment de masse.

Car il nous sem­ble que le mou­ve­ment de masse a avancé et qu’il a poten­tielle­ment résolu, pour son pro­pre compte, dans la lutte, les prob­lèmes qui ont causé la dis­so­lu­tion du mou­ve­ment poli­tique né en 68, dans les usines comme à l’extérieur. Une reprise uni­taire de l’offensive poli­tique doit par con­séquent aujourd’hui pren­dre une con­science nou­velle de l’état d’avancement du mou­ve­ment réel, rou­vrir une enquête de masse dans les usines et dans l’ensemble du pro­lé­tari­at, se restruc­tur­er au rythme du rap­port entre avant-garde et mass­es tel que défi­ni par le mou­ve­ment de classe. Mais nous y revien­drons.

Il nous faut tout d’abord regarder les moments cri­tiques qui ont déter­miné his­torique­ment la réces­sion du mou­ve­ment et surtout la dis­so­lu­tion du rap­port entre avant-garde et mass­es dont il était né. Il faut dis­tinguer trois phas­es: la pre­mière s’étend des pre­miers soulève­ments de Valdag­no, de Valle Giu­lia, de Por­to Marghera, de Pirelli, jusqu’au print­emps de la FIAT en 1969. La deux­ième va de la con­tre-attaque d’Agnelli le 3 sep­tem­bre 1969 et de l’insurrection de Por­to Marghera en juil­let-août 1970

3 Sur l’insurrection à Por­to Marghera, voir Devi Sac­chet­to et Gian­ni Sbro­gio, Pou­voir ouvri­er à Por­to Marghera, Du Comité d’usine à l’Assemblée de ter­ri­toire (Vénétie – 1960–1980), Les nuits rouges, 2012

jusqu’en mars 1972. La troisième s’est ouverte à Mirafiori en mars 1973. Avec cette dernière phase, une nou­velle per­spec­tive organ­i­sa­tion­nelle, un nou­veau saut en avant sem­blent se dessin­er.

Au cours de la pre­mière phase, un long proces­sus d’insubordination ouvrière con­tre le plan cap­i­tal­iste, con­tre le social­isme du cap­i­tal, con­tre la dom­i­na­tion cap­i­tal­iste sur le développe­ment, arrive à mat­u­ra­tion. Le rap­port entre les mou­ve­ments de la classe et les posi­tions des avant-gardes est total et spon­tané. La force motrice du mou­ve­ment repose tout entière sur l’autonomie du com­porte­ment ouvri­er. Du point de vue des objec­tifs, la rup­ture du lien entre salaire et pro­duc­tiv­ité (aus­si bien au plan de l’entreprise: lutte con­tre le sys­tème des primes, égal­i­tarisme, etc., qu’au plan général: lutte pour le salaire social, etc.) se trans­forme rapi­de­ment en lutte con­tre le tra­vail. Du point de vue de la forme de la lutte, on assiste à un proces­sus d’identification avec l’objectif qui rend le pro­jet mas­sive­ment uni­taire: puisque l’objectif est égal­i­taire, égal­i­taire sera l’organisation de la lutte à la base. Le refus de la négo­ci­a­tion des con­trats et le refus du tra­vail devi­en­nent syn­onymes. En somme: le refus du tra­vail est le style du tra­vail poli­tique, la haine de l’organisation du tra­vail est le point d’appui et le moteur du pro­jet. Du point de vue des artic­u­la­tions stratégiques du pro­jet, la spon­tanéité est de mise. La prévi­sion la plus aven­tureuse ne regarde guère au-delà quelques semaines, les niveaux de masse font preuve d’une telle force d’invention qu’elle emporte tout sur son pas­sage, tout de suite. La ques­tion de l’organisation (et de l’insurrection) se calque en quelque sorte sur les niveaux de masse. L’avant-garde est com­plète­ment inter­change­able avec le mou­ve­ment glob­al, les rythmes et les formes de la cir­cu­la­tion des luttes sont autant d’articulations du pro­jet insur­rec­tion­nel; les objec­tifs, les rythmes et les formes de la lutte sont des élé­ments fon­gi­bles. Dans cette pre­mière phase de lutte, la con­science révo­lu­tion­naire fait un énorme pas en avant.

Avec la con­tre-attaque d’Agnelli, les mis­es à pied de sep­tem­bre 1969 et le début de la lutte sur les con­trats, s’ouvre un proces­sus con­tra­dic­toire, fon­da­men­tale­ment négatif. La néces­sité d’incorporer au mou­ve­ment spon­tané des mass­es une con­science des artic­u­la­tions tac­tiques et stratégiques du proces­sus insur­rec­tion­nel devient pre­mière. Ça n’est qu’à cette con­di­tion qu’il est pos­si­ble de se libér­er de l’étau dans lequel le mou­ve­ment se trou­ve pris, entre d’un côté les pre­miers assauts de la con­tre-attaque d’Agnelli, et de l’autre la manœu­vre d’encerclement des syn­di­cats. Le mou­ve­ment met ces prob­lèmes à l’ordre du jour: il devient clair qu’on ne pour­ra tenir les espaces de pou­voirs qui ont été con­quis, et les éten­dre, qu’à la con­di­tion de réar­tic­uler sur le plan organ­i­sa­tion­nel ce que le mou­ve­ment de masse, prof­i­tant de sa force et de l’effet de sur­prise, avait mis à plat avec ent­hou­si­asme. Mais met­tre le prob­lème à l’ordre du jour ne sig­ni­fie pas le résoudre. C’est là, au con­traire, que s’ouvre une crise pro­fonde et douloureuse. Les pre­mières expéri­ences ne sont pour­tant pas néga­tives: après Turin et Por­to Marghera, le ter­rain d’expérimentation se déplace à Milan, c’est-à-dire dans une métro­pole où ce qui se joue a moins à voir directe­ment avec l’usine qu’avec un com­man­de­ment cap­i­tal­iste extrême­ment com­plexe et artic­ulé. Et le prob­lème est immé­di­ate­ment posé à l’échelle de cette com­plex­ité: les luttes milanais­es sur le loge­ment sont sans doute le témoignage le plus aigu de ce savoir. Sur le plan mil­i­taire égale­ment, l’articulation du dis­cours entre avant-garde et masse tend à se dévelop­per. Le 1er août 1970, l’insurrection à Por­to Marghera et dans d’autres cen­tres de la Vénétie révèle, à une vaste échelle ter­ri­to­ri­ale, une artic­u­la­tion offen­sive entre groupes d’attaque et mou­ve­ment de masse, qui per­met de per­fec­tion­ner les mod­èles de la guéril­la urbaine et de dépass­er le for­mi­da­ble précé­dent de la révolte de masse du 3 juil­let 1969 à Turin. Cela vaut aus­si pour la général­i­sa­tion des luttes pour le loge­ment à Milan. Mais c’est la ten­ta­tive, par la suite, de faire cor­re­spon­dre la forme de l’organisation à ces tâch­es nou­velles et urgentes qui échoue. Ce proces­sus occupe la majeure par­tie de l’année 1971, avec la con­sti­tu­tion sec­taire des groupes, l’usurpation bureau­cra­tique de la direc­tion poli­tique con­tre les instances organ­isées de l’autonomie ouvrière. La vraie tâche, celle de recom­pos­er de l’intérieur la cohé­sion de la force ouvrière unifiée, se trans­forme en une mis­sion de guide extérieur, de direc­tion abstraite. Le tiers-inter­na­tion­al­isme le plus rus­tre tri­om­phe. Dans le même temps, alors que la lutte ouvrière pour­suit en l’intensifiant la destruc­tion de la hiérar­chie d’usine, lance le mot d’ordre du salaire garan­ti et déclenche les pre­mières luttes sur cette ques­tion, les groupes se con­cen­trent sur une capac­ité d’attaque qui est désor­mais abstraite parce qu’elle ne « prend » pas sur les niveaux de masse, et qui devient impuis­sante parce qu’elle se veut une attaque directe con­tre l’État. La « descente vers le Sud » qu’engagent les groupes lors de cette phase, loin de porter, sur le plan du dis­cours et de l’organisation, une nou­velle artic­u­la­tion entre les luttes ouvrières dans les métrop­o­les et les luttes ouvrières dans les zones de sous-développe­ment, un pro­jet de mou­ve­ment qui ferait le lien entre l’action des avant-gardes et les com­porte­ments de masse, pro­pose un retour à l’idéologie spon­tanéiste de 68, sur­chargée – de manière dou­ble­ment fausse – d’une insis­tance tout à fait hors de pro­pos sur la vio­lence du sous-pro­lé­tari­at con­tre l’État (sim­ple pro­jec­tion, en réal­ité, du sub­jec­tivisme et de l’auto-référentialité des groupes)

4 La « descente vers le sud », ici cri­tiquée par Toni Negri, ren­voie à l’attention soutenue de groupes comme Lot­ta con­tin­ua à l’égard des révoltes qui écla­tent à cette époque dans le Sud de l’Italie, assor­tie d’une cer­taine fas­ci­na­tion pour le car­ac­tère « pré-cap­i­tal­iste » du sous-pro­lé­tari­at mérid­ion­al. Sur ces ques­tions, voir chapitre 10 – Lan­fran­co Camini­ti : L’autonomie mérid­ionale, ter­ri­toire d’ombres et luttes solaires, p. 518 sqq

. Le proces­sus organ­i­sa­tion­nel qui con­siste à artic­uler une con­ti­nu­ité des moments d’organisation dans la dis­con­ti­nu­ité du mou­ve­ment de masse, est bru­tale­ment inter­rompu. Entre fin 1971 et mars 1972, les groupes par­tent à l’attaque, seuls. Quand le 11 mars 1972, les groupes sont gag­nés par l’impression fugace qu’ils ont rem­porté une vic­toire mil­i­taire au plan mét­ro­pol­i­tain et nation­al, ils vien­nent en réal­ité, de par leur exis­tence séparée, d’essuyer le plus dur, le pire des revers. Ils seront lour­de­ment défaits: la répres­sion les trou­vera isolés et pour­ra s’acharner sur eux. La dis­tance avec la classe est totale: fin 1972, les groupes seront totale­ment absents de la mobil­i­sa­tion sur les con­trats.

C’est ici que la crise organ­i­sa­tion­nelle con­naît des réper­cus­sions théoriques. C’est ici que se con­firme l’écart gran­dis­sant avec les niveaux de masse – qui exis­tait déjà dans les faits avant d’être théorisé et jus­ti­fié par l’idéologie de « l’autocritique », de l’organisation nou­velle, de la con­ti­nu­ité généra­tionnelle des cadres poli­tiques, etc.; ici qu’apparaissent les deux voies de l’idéologie – la voie néo-réformiste qui pose la néces­sité de renouer un lien avec les mass­es, mais ne peut l’envisager autrement que dans la col­lab­o­ra­tion avec le syn­di­cat, et la voie ter­ror­iste qui table sur l’exemplarité d’actions offen­sives comme moments de cristalli­sa­tion du mou­ve­ment de masse; c’est ici donc que l’on fait deux pas en arrière. L’usage cap­i­tal­iste de la crise – qui s’accentue pen­dant ce temps – n’est pas analysé: la crise n’est prise en compte qu’en ter­mes cat­a­strophistes, aus­si bien par les néo-réformistes qui y fondent leurs espoirs d’unité dans les insti­tu­tions et de front uni avec le mou­ve­ment de masse, que bien sûr par les ter­ror­istes. Quant au prob­lème de l’organisation, dans les deux cas, la néces­sité de sub­stituer à la con­ti­nu­ité du pro­jet ouvri­er la cohérence d’une ligne autori­taire et d’une ini­tia­tive évidem­ment bureau­cra­tique – tout ceci con­duit à exal­ter les fonc­tions du groupe, la cohé­sion et l’homogénéité idéologique de la direc­tion, sa ver­ti­cal­ité, etc. Et l’insurrection – à sup­pos­er qu’on en par­le encore – rede­vient un « art », un moment que « quelqu’un » soudain décide! Que ces pas en arrière sont acca­blants!

Mais la classe ouvrière et le pro­lé­tari­at vont de l’avant. D’abord en con­sol­i­dant leurs objec­tifs, en ten­ant des espaces de pou­voir, en affir­mant l’irrévocabilité du pou­voir ouvri­er et pro­lé­taire. Mais aus­si sur le plan de l’organisation. Le savoir que l’insurrection n’est pas un « art » mais une « sci­ence », une capac­ité à trans­former minu­tieuse­ment tout le par­cours de la sub­ver­sion en mou­ve­ments de masse et en opéra­tions d’avant-garde – le savoir en somme que le cap­i­tal, à ce stade de développe­ment, n’offre ni ven­tres mous à frap­per ni mail­lons faibles à bris­er, ni déto­na­teurs à action­ner, mais que seul un rap­port poli­tique con­scient, con­tinu et organ­isé est à ce jour capa­ble d’identifier ce qu’il faut détru­ire par une force mas­si­fiée – ce savoir est tout entier dans la classe ouvrière.

La troisième phase du proces­sus d’organisation de la classe ouvrière s’ouvre en mars 1973 à Mirafiori. La direc­tion est cette fois com­plète­ment interne à l’autonomie de classe, le déploiement de l’offensive est en même temps sa capac­ité uni­fi­ca­trice, on voit appa­raître les linéa­ments d’un mod­èle d’organisation appro­prié. À ce niveau de la lutte de classe, l’autonomie ouvrière com­mence à écrire son « Que faire? ». Le sous-titre en est: L’insurrection comme sci­ence. Cette fois-ci, peut-être, si on par­ve­nait à pren­dre posi­tion sur ce ter­rain, en arri­mant de nou­veau la théorie au mou­ve­ment de masse, on n’aurait peut-être pas à atten­dre aus­si longtemps que dans les années 1960, entre la répéti­tion générale de la piaz­za Statu­to et l’insurrection du 3 juil­let [1969].

Mais rien de tout cela ne suf­fit tant que la lutte con­tre l’État n’en passe pas par la théorie (la con­science cri­tique du point de vue de la classe) de la crise. La ten­ta­tive cap­i­tal­iste d’ouvrir des brèch­es dans la com­po­si­tion de classe – car c’est en cela que con­siste « la crise » du point de vue du cap­i­tal – et l’articulation de moyens de répres­sion de masse et d’offensives répres­sives spo­radiques (l’anticipation provo­ca­trice) util­isés à cette fin, sont inté­grées à la con­cep­tion ouvrière de l’organisation et ren­ver­sées jusqu’à devenir des fonc­tions du pro­jet révo­lu­tion­naire. Il n’est pas dans notre pro­pos de prôn­er une quel­conque « recherche du temps per­du »: les niveaux de classe dont il est ques­tion aujourd’hui ont été déter­minés par la puis­sante émer­gence de l’ouvrier-masse, par la mas­si­fi­ca­tion de sa fig­ure organ­i­sa­tion­nelle, mais on sait aus­si qu’ils ont été et qu’ils seront pro­fondé­ment trans­for­més par la crise. Ce que le cap­i­tal réar­tic­ule avec la crise, se réar­tic­ule objec­tive­ment: trans­former en fonc­tion sub­jec­tive cette matéri­al­ité de l’articulation ouvrière voulue par le cap­i­tal au moyen de la crise, voilà ce qu’il faut accom­plir aujourd’hui. La con­science générale que le salaire est du pou­voir passe par l’articulation organ­i­sa­tion­nelle des instances qui s’attaquent à la capac­ité cap­i­tal­iste de blo­quer la demande ouvrière de salaire, et de pou­voir.

Prenons un exem­ple. Sup­posons que dans cer­taines grandes usines, la demande ouvrière de salaire garan­ti obti­enne gain de cause. L’appareil de pou­voir cap­i­tal­iste utilis­era cette vic­toire ouvrière pour créer des divi­sions entre les dif­férentes strates ouvrières, entre l’usine et le quarti­er, pour obtenir un cer­tain nom­bre de trêves, etc. La tâche immé­di­ate des avant-gardes de masse con­sis­tera, à l’inverse, à ren­dre cette con­quête immé­di­ate­ment général­is­able. Mais, cette pres­sion de masse est-elle suff­isante? Non, elle ne l’est pas. Le ren­verse­ment révo­lu­tion­naire du pro­jet cap­i­tal­iste visant à étouf­fer les luttes pour le salaire garan­ti ne sera pos­si­ble que si, simul­tané­ment, se développe la lutte pour l’appropriation, c’est-à-dire la lutte pour la garantie du panier de biens con­quis par le pro­lé­tari­at, et cela non seule­ment au niveau des avant-gardes mais de façon motrice et exem­plaire sur tous les ter­rains de la lutte pro­lé­taire. La seule manière de main­tenir, d’élargir, de con­solid­er les espaces de pou­voir est d’en appel­er tou­jours plus directe­ment à des niveaux de pou­voir plus avancés: c’est le seul grad­u­al­isme que nous con­nais­sons.

Et, là encore, cette fonc­tion s’enracine immé­di­ate­ment dans la com­po­si­tion de la classe ouvrière. Entre 1968 et aujourd’hui, les avant-gardes se sont mod­i­fiées, leur déter­mi­na­tion offen­sive s’est accrue à la mesure de la riposte cap­i­tal­iste et de la crise. Ce sont les groupes et les cadres poli­tiques qu’ils ont pro­duits qui ont idéol­o­gisé 1968 et inter­rompu la « con­ti­nu­ité d’une généra­tion »! Ce n’est pas la classe. Ici, dans la lutte, l’autonomie a été un ter­rain d’innovations con­stantes de l’initiative poli­tique et surtout a ouvert l’horizon de la lutte armée. Le jeune ouvri­er – entré en usine après 68 – a apporté à l’organisation une con­science nou­velle du rap­port entre lutte pour le salaire et lutte pour le pou­voir, entre lutte d’usine et lutte de quarti­er, entre lutte par­ti­c­ulière et lutte générale. Le jeune, le nou­v­el ouvri­er – véri­ta­ble­ment multi­na­tion­al – ne traî­nait der­rière lui aucun fétiche polémique. Il n’avait pas eu à arracher la vic­toire, il avait vain­cu avant d’entrer à l’usine où il appa­rais­sait déjà comme un pro­duit social­isé de la lutte

5 Cette expres­sion ren­voie à la con­cep­tion de l’ouvri­er social, dont il sera de nou­veau ques­tion par la suite. « Le pas­sage de la com­po­si­tion de l’ouvrier-masse à la com­po­si­tion de l’ouvrier social ne sig­ni­fie pas seule­ment un per­fec­tion­nement sup­plé­men­taire de la force pro­duc­tive du tra­vail. Il ne sig­ni­fie pas seule­ment la propo­si­tion d’un nou­veau sys­tème des besoins. Il sig­ni­fie plutôt qu’ici quand la dialec­tique de la com­po­si­tion s’épuise en une total­ité de sub­or­di­na­tion au cap­i­tal, la rébel­lion pro­lé­taire envahit tout le tis­su de la com­po­si­tion et du sys­tème des besoins. Con­tre la valeur d’échange appa­rait son opposé, le tra­vail comme créa­tiv­ité, comme libéra­tion ; con­tre le sys­tème des besoins se des­sine, sur cette polar­ité libérée, la pos­si­bil­ité d’un sys­tème de luttes. […] Au sys­tème des besoins se sub­stitue le sys­tème des luttes : un sys­tème alter­natif de luttes qui se sait être la réap­pro­pri­a­tion antag­o­niste des forces pro­duc­tives par le sujet pro­lé­taire, comme tra­vail vivant social. » Anto­nio Negri Pro­le­tari e sta­to : per una dis­cus­sione su autono­mia opera­ia e com­pro­mes­so stori­co, Fel­trinel­li, 1976 [repris dans I lib­ri del rogo, DeriveAp­pro­di, 2006]. Voir égale­ment Anto­nio Negri, Dall’operaio mas­sa all’operaio sociale, op. cit. Steve Wright com­mente cette notion dans À l’assaut du ciel, op. cit., notam­ment dans le chapitre « Negri et l’ouvrier social ».

. Dans sa struc­ture de pro­lé­taire il n’y avait, matérielle­ment, ni résig­na­tion ni cal­cul com­plice des pos­si­bil­ités bureau­cra­tiques, mais plutôt la fraîcheur d’une série de besoins sat­is­faits et une haine nou­velle pour l’exploitation. Aujourd’hui la lutte de classe et l’organisation nou­velle se mesurent à l’aune de cette for­mi­da­ble et fraiche réal­ité. Ici les groupes n’ont rien à ajouter.

***

Des mil­liers de mil­i­tants issus des groupes en voie de dis­so­lu­tion rejoignaient des cen­taines de col­lec­tifs, de comités, d’assemblées autonomes, de cen­tres soci­aux, de maisons occupées, qui allaient pro­lifér­er les années suiv­antes dans toutes les villes d’Italie et con­stituer une véri­ta­ble scène sociale du mou­ve­ment de libéra­tion. L’expression même de « mou­ve­ment de libéra­tion » a été inven­tée pour désign­er ce nou­veau proces­sus, qui ne se lim­i­tait plus à la sphère de la reven­di­ca­tion ou du con­flit mais qui choi­sis­sait celle de l’auto-constitution.

Mais la genèse de l’autonomie n’a vrai­ment pas été un proces­sus linéaire ou uni­voque. L’autonomie, c’était une immense galax­ie où l’on pou­vait dis­tinguer dif­férentes con­stel­la­tions, dif­férents sous-réseaux dotés cha­cun de leur his­toire poli­tique, de leur for­ma­tion cul­turelle, de leur imag­i­naire, mais aus­si de leurs jour­naux, de leurs out­ils de com­mu­ni­ca­tions, de leurs locaux pro­pres.

Nous ne détaillerons pas ici la géo­gra­phie de ces groupes. On peut cepen­dant en indi­quer cer­tains par­mi les plus impor­tants: les Comi­tati autono­mi romains, rassem­blés autour du groupe de la via dei Volsci, por­taient une con­cep­tion ­forte­ment mar­quée par le spon­tanéïsme, héri­tière du lux­em­bur­gisme, et étaient implan­tés surtout par­mi les tra­vailleurs de cer­tains ser­vices (hôpi­taux, chemins de fer, postes et télé­com­mu­ni­ca­tions, énergie), mais aus­si par­mi les étu­di­ants fuori sede de Rome et les jeunes pro­lé­taires des quartiers

6 En jan­vi­er 1973, on pou­vait lire dans un doc­u­ment qui mar­quait la nais­sance des Comi­tati : « Lier les luttes d’usines aux luttes sociales : le loge­ment, les fac­tures, les crèch­es […] La Zone n’est pas un organe de pro­pa­gande mais un pro­jet sur le ter­ri­toire, relié à la capac­ité de con­tre-pou­voir. » Voir Vin­cen­zo Mil­i­uc­ci, Sirio Pac­ci­no, Daniele Pif­fano, « Comi­tati autono­mi operai di via dei Volsci, in Ser­gio Bianchi, Lan­fran­co Camini­ti (dir.), Gli autono­mi, vol.1, op. cit

. À Milan, des mil­i­tants issus du Grup­po Gram­sci et une par­tie de ceux qui prove­naient de Potere operaio mirent sur pied une struc­ture d’intervention mét­ro­pol­i­taine avec des ouvri­ers de Sit-Siemens et d’Alfa Romeo et, plus tard, de nom­breuses autres usines de la cein­ture Nord. De la fusion entre une par­tie des ex-mil­i­tants de Potere operaio et de mil­i­tants ouvri­ers de issus Lot­ta con­tin­ua allaient égale­ment naître les Comi­tati comu­nisti riv­o­luzionari (CoCoRi). Mais ces quelques élé­ments ne ren­dent en rien compte du four­mil­lant proces­sus d’organisation dif­fuse dont les véri­ta­bles pro­tag­o­nistes étaient les jeunes pro­lé­taires, mar­gin­aux par rap­port aux groupes autonomes organ­isés mais insérés dans des dynamiques d’agrégation spon­tanée, mag­ma­tique, incon­trôlable. Cette réal­ité sociale allait engen­dr­er deux sen­si­bil­ités poli­tiques dif­férentes, deux options de fond, qui allaient tra­vers­er toute l’histoire de l’autonomie. Mais ce serait sim­pli­fi­er que de les réduire aux enjeux spec­tac­u­laires de la vio­lence et de l’organisation.

On pour­rait dire qu’à par­tir de 1973, sont apparues d’une part une ten­dance néolénin­iste et mil­i­tariste (qui se définis­sait comme Autonomie Ouvrière Organ­isée, avec des majus­cules) et de l’autre, une ten­dance créa­tive-désir­ante qui mis­ait davan­tage sur la dis­sémi­na­tion sociale des com­porte­ments que sur leur organ­i­sa­tion poli­tique. Mais ce serait là encore une sim­pli­fi­ca­tion intem­pes­tive. En réal­ité, la source de l’ambivalence con­sti­tu­tive de l’autonomie se trou­ve dans la for­mule de Potere operaio que nous avons déjà men­tion­née, à pro­pos de l’occupation de Mirafiori: « Le par­ti de Mirafiori se forme pour mon­tr­er l’impossibilité pour le cap­i­tal d’utiliser les instru­ments de répres­sion et de restruc­tura­tion […] ».

Cette con­cep­tion qui est au fonde­ment de toutes les pra­tiques de résis­tance à la restruc­tura­tion, de la reprise de toute la veille mytholo­gie com­mu­niste de la guerre civile et de la jus­tice pro­lé­taire, cette con­cep­tion est fausse et lim­i­tante. Elle fait du mou­ve­ment de l’autonomie un mou­ve­ment de résis­tance: résis­tance con­tre la restruc­tura­tion cap­i­tal­iste et suré­val­u­a­tion de la capac­ité de la com­po­si­tion sociale pro­lé­taire issue des luttes de 1968–1973 à se main­tenir.

La défense de l’identité poli­tique et cul­turelle du mou­ve­ment se heur­ta à la rigid­ité de la com­po­si­tion sociale de la force de tra­vail et à son refus de se con­former aux nou­velles formes tech­nologiques de l’organisation du tra­vail.

En réal­ité, dès 1973, la con­tre-offen­sive patronale prit pour cible les bases struc­turelles de la com­po­si­tion de classe: tout d’abord par le blocage des embauch­es et l’arrêt du turn over dans l’ensemble du cycle de pro­duc­tion de la FIAT. Puis, lente­ment au départ et de manière de plus en plus effrénée par la suite, par l’introduction de tech­nolo­gies de labor-sav­ing et le démem­bre­ment des grandes unités pro­duc­tives. Ce tour­nant inau­gure la pro­fonde redéf­i­ni­tion de l’ensemble du sys­tème pro­duc­tif ital­ien (mais il s’agit là d’un proces­sus inter­na­tion­al), avec la mar­gin­al­i­sa­tion du tra­vail indus­triel et l’expansion du cycle de tra­vail immatériel: les années 1980.

L’autonomie ne dis­po­sait pas des out­ils cul­turels qui lui auraient per­mis de faire face à cette tran­si­tion pro­duc­tive et sociale, à cette décom­po­si­tion. Elle ten­ta hys­térique­ment de se sub­stituer à un proces­sus de recom­po­si­tion sociale qu’il aurait fal­lu suiv­re de l’intérieur, en renonçant à tout forçage sub­jec­tif, et aux hypostases de par­ti. Mais il s’agit là d’un proces­sus qui appar­tient à l’histoire de la péri­ode suiv­ante, celle qui pré­pare le mou­ve­ment de 77, où l’on man­qua l’occasion de redis­tribuer les cartes dans la per­spec­tive d’un nou­veau proces­sus de recom­po­si­tion, l’occasion de com­pren­dre les lignes de trans­for­ma­tion du tra­vail humain après la vague du refus du tra­vail, l’occasion d’identifier les nou­veaux ter­rains où le com­man­de­ment s’était déplacé et où l’action cri­tique, l’auto-organisation, l’invention révo­lu­tion­naire auraient dû se déplac­er égale­ment

7 Cette analyse rap­pelle la cri­tique qu’adresse Ser­gio Bologna à la caté­gorie « d’ouvrier social » dans sa recen­sion du livre d’Antonio Negri, Pro­le­tari e Sta­to, à quelques mois de l’explosion du « mou­ve­ment de 77 » : « Il y a eu de nom­breuses petites (ou grandes) batailles, mais pen­dant qu’elles se déroulaient, la com­po­si­tion poli­tique de la classe a sub­stantielle­ment changé dans les usines, et cer­taine­ment pas dans le sens indiqué par Negri. […] Au con­traire, une plus grande divi­sion s’est pro­duite : non pas entre usine et société, mais à l’intérieur de l’usine elle-même, entre la droite et la gauche de la classe ouvrière. En somme il y a eu une réaf­fir­ma­tion de l’hégémonie réformiste sur les usines, bru­tale et implaca­ble dans ses efforts pour démem­br­er la gauche de la classe et l’expulser de l’usine. […] Nous n’en sommes pas à l’an I, nous ne sommes pas revenus au réveil de la “nou­velle gauche” des années 1960, nous n’en sommes même pas à la redéf­i­ni­tion d’une fig­ure sociale dif­férente de celle de l’ouvrier-masse. Même s’il était vrai que la rela­tion entre ouvri­er social et par­ti est dif­férente […] La forme du dis­cours poli­tique est obsolète, le lan­gage mil­lé­nar­iste nous “casse les couilles”, et cette forme de théorie mérite d’être rejetée comme tout autre “théorie générale”. » Pri­mo Mag­gio, n° 7, 1976 – disponible en ligne et dans Cesare Bermani (dir.), La Riv­ista Pri­mo Mag­gio, op. cit

.

Entre la fin de Potere operaio, la nais­sance des con­seils d’usine et la crise des groupes poli­tiques organ­isés, les pre­mières assem­blées autonomes se con­stituent dans les usines. On doit leur exis­tence non seule­ment à l’action de toute une série de cadres poli­tiques for­més dans les luttes, mais aus­si et surtout à la grande lutte de la FIAT en 1972–73, à ce paysage poli­tique et ouvri­er com­plexe que l’on appellera « le par­ti de Mirafiori

8 Ces dif­férentes assem­blées et comités autonomes se réu­niront à Bologne en mars 1973, à l’occasion de la pre­mière Assem­blée nationale de l’Autonomie ouvrière. Y par­ticipent, par­mi de nom­breuses autres réal­ités de luttes, l’Assemblea autono­ma dell’Alfa Romeo, l’Assemblea autono­ma del­la Pirelli, le Comi­ta­to di lot­ta del­la Sit-Siemens (Milan), l’Assemblea autono­ma di Por­to Marghera, le Comi­ta­to operaio del­la Fiat-Rival­ta (Turin), le Comi­ta­to politi­co ENEL, le Col­let­ti­vo lavo­ra­tori e stu­den­ti del Poli­clin­i­co (Rome), les Comi­tati operai (Flo­rence et Bologne). Dans le doc­u­ment intro­duc­tif de l’Assemblée, on lit : « C’est à par­tir de 1968 que le refus de masse, du côté ouvri­er, d’accepter le tra­vail comme ter­rain de l’affrontement, en le refu­sant un point c’est tout, prend le nom d’autonomie. »

».

Les Assem­blées autonomes ouvrières (et leurs jour­naux: Sen­za padroni à Alfa Romeo, Lavoro zero à Por­to Marghera, Mirafiori rossa à Turin, etc.) tis­sent des liens avec les Col­letivi politi­ci stu­den­teschi (CPS) tout juste émer­gents et les Col­let­tivi autono­mi qui fleuris­sent dans de nom­breux quartiers pro­lé­taires mét­ro­pol­i­tains. Dans les écoles, dans les usines, dans la société, ils con­stituent un vaste et informel réseau de con­flict­ual­ité qui, par la sin­gu­lar­ité de ses objec­tifs et de ses con­tenus, des­sine les con­tours de l’aire de l’Autonomie. Nom­breux sont ceux qui, rapi­de­ment, la rejoignent. À Milan par exem­ple, la revue Rosso

9 Sur la revue Rosso, dont le pre­mier numéro est pub­lié en mars 1973 avec le sous-titre « bimen­su­el du groupe Gram­sci », voir Avete paga­to caro. Non avete paga­to tut­to, La riv­ista Rosso (1973–1979), DeriveAp­pro­di, 2007. Mar­cel­lo Tarì, dans Autonomie !, La Fab­rique, 2011, con­sacre une large place à l’histoire de Rosso. Pour un point de vue « interne » au groupe de la revue, on pour­ra lire Insur­rec­tion de Pao­lo Pozzi, Nau­tilus, 2010

naît de la crise de Potere operaio, bien­tôt ral­liée par des mem­bres d’autres organ­i­sa­tions en crise. À Milan, tou­jours, la sor­tie de Lot­ta con­tin­ua du « courant ouvri­er » abouti­ra à la nais­sance de Sen­za Tregua puis, au terme de mul­ti­ples expéri­ences croisées, aux CoCoRi. En Vénétie, les aires de l’autonomie se rassem­bleront autour des col­lec­tifs et du jour­nal Potere operaio per il comu­nis­mo qui pren­dra après 1977 le nom d’Autono­mia.

À Rome, l’éclatement du groupe Il Man­i­festo donne lieu à la revue Riv­ol­ta di classe, qui devient I Volsci en 1978, et con­stituera l’une des aires les plus impor­tantes de l’autonomie au Cen­tre-sud. À Rome tou­jours, le proces­sus de décom­po­si­tion de Potere operaio et d’autres groupes, aboutit à la paru­tion des revues Metropoli et Pre-print

10 Une grande par­tie des pub­li­ca­tions de cette « aire » de l’Autonomie a fait l’objet du sec­ond vol­ume de l’ouvrage de Ser­gio Bianchi, Lan­fran­co Camini­ti (dir.), Gli autono­mi, op. cit

. La dif­fu­sion de masse des com­porte­ments autonomes cul­mine avec le « mou­ve­ment de 77 ». Des dizaines de jour­naux voient le jour, sur le mod­èle d’A/traverso – qui, lancé en 1975, atteint les 20000 exem­plaires en 1977.

En réal­ité, le mou­ve­ment de 77 est mar­qué par l’apparition sur le marché du tra­vail d’un nou­veau sujet pro­lé­taire, doté d’un haut degré de savoir et d’un bon niveau d’études, qui se dis­tingue de l’« ouvri­er-masse » par son refus de l’insertion « for­cée » dans l’usine. C’est ain­si qu’apparaît cette sorte « ouvri­er social » qu’avaient déjà théorisés cer­taines aires de l’autonomie, en affir­mant la néces­sité ten­dan­cielle d’abandonner le ter­rain de l’usine.

dans ce chapitre« L’occupation de Mirafiori et l’émergence de l’autonomie comme pro­jet poli­tiqueLucio Castel­lano: L’autonomie, les autonomies »
  • 1
    Ce texte, daté du 1er mai 1973, tenait lieu d’Appendice n°3 à Anto­nio Negri « Par­ti­to operaio con­tro il lavoro », op. cit. Il a été Pub­lié dans Pao­lo Carpig­nano, Ser­gio Bologna, Anto­nio Negri, Crisi e orga­niz­zazione opera­ia, op. cit
  • 2
    « Pour élargir la base du mou­ve­ment étu­di­ant, Rudi Dutschke a pro­posé la stratégie de la “longue marche à tra­vers les insti­tu­tions” : il s’agit de tra­vailler con­tre les insti­tu­tions établies tout en y tra­vail­lant, mais pas seule­ment de les saper de l’intérieur, plutôt au con­traire de “faire son boulot”, d’apprendre (à pro­gram­mer et lire le lan­gage des ordi­na­teurs, à enseign­er à tous les niveaux, à se servir des mass media, à organ­is­er la pro­duc­tion, à repér­er l’obsolescence cal­culée et à y faire échec, à con­cevoir l’esthétique indus­trielle, etc.), et de préserv­er en même temps sa pro­pre con­science en tra­vail­lant avec autrui. L’effort con­certé pour instau­r­er des con­tre-insti­tu­tions fait par­tie de cette longue marche. » Her­bert Mar­cuse, Con­tre-révo­lu­tion et révolte [1972], Seuil, 1973.
  • 3
    Sur l’insurrection à Por­to Marghera, voir Devi Sac­chet­to et Gian­ni Sbro­gio, Pou­voir ouvri­er à Por­to Marghera, Du Comité d’usine à l’Assemblée de ter­ri­toire (Vénétie – 1960–1980), Les nuits rouges, 2012
  • 4
    La « descente vers le sud », ici cri­tiquée par Toni Negri, ren­voie à l’attention soutenue de groupes comme Lot­ta con­tin­ua à l’égard des révoltes qui écla­tent à cette époque dans le Sud de l’Italie, assor­tie d’une cer­taine fas­ci­na­tion pour le car­ac­tère « pré-cap­i­tal­iste » du sous-pro­lé­tari­at mérid­ion­al. Sur ces ques­tions, voir chapitre 10 – Lan­fran­co Camini­ti : L’autonomie mérid­ionale, ter­ri­toire d’ombres et luttes solaires, p. 518 sqq
  • 5
    Cette expres­sion ren­voie à la con­cep­tion de l’ouvri­er social, dont il sera de nou­veau ques­tion par la suite. « Le pas­sage de la com­po­si­tion de l’ouvrier-masse à la com­po­si­tion de l’ouvrier social ne sig­ni­fie pas seule­ment un per­fec­tion­nement sup­plé­men­taire de la force pro­duc­tive du tra­vail. Il ne sig­ni­fie pas seule­ment la propo­si­tion d’un nou­veau sys­tème des besoins. Il sig­ni­fie plutôt qu’ici quand la dialec­tique de la com­po­si­tion s’épuise en une total­ité de sub­or­di­na­tion au cap­i­tal, la rébel­lion pro­lé­taire envahit tout le tis­su de la com­po­si­tion et du sys­tème des besoins. Con­tre la valeur d’échange appa­rait son opposé, le tra­vail comme créa­tiv­ité, comme libéra­tion ; con­tre le sys­tème des besoins se des­sine, sur cette polar­ité libérée, la pos­si­bil­ité d’un sys­tème de luttes. […] Au sys­tème des besoins se sub­stitue le sys­tème des luttes : un sys­tème alter­natif de luttes qui se sait être la réap­pro­pri­a­tion antag­o­niste des forces pro­duc­tives par le sujet pro­lé­taire, comme tra­vail vivant social. » Anto­nio Negri Pro­le­tari e sta­to : per una dis­cus­sione su autono­mia opera­ia e com­pro­mes­so stori­co, Fel­trinel­li, 1976 [repris dans I lib­ri del rogo, DeriveAp­pro­di, 2006]. Voir égale­ment Anto­nio Negri, Dall’operaio mas­sa all’operaio sociale, op. cit. Steve Wright com­mente cette notion dans À l’assaut du ciel, op. cit., notam­ment dans le chapitre « Negri et l’ouvrier social ».
  • 6
    En jan­vi­er 1973, on pou­vait lire dans un doc­u­ment qui mar­quait la nais­sance des Comi­tati : « Lier les luttes d’usines aux luttes sociales : le loge­ment, les fac­tures, les crèch­es […] La Zone n’est pas un organe de pro­pa­gande mais un pro­jet sur le ter­ri­toire, relié à la capac­ité de con­tre-pou­voir. » Voir Vin­cen­zo Mil­i­uc­ci, Sirio Pac­ci­no, Daniele Pif­fano, « Comi­tati autono­mi operai di via dei Volsci, in Ser­gio Bianchi, Lan­fran­co Camini­ti (dir.), Gli autono­mi, vol.1, op. cit
  • 7
    Cette analyse rap­pelle la cri­tique qu’adresse Ser­gio Bologna à la caté­gorie « d’ouvrier social » dans sa recen­sion du livre d’Antonio Negri, Pro­le­tari e Sta­to, à quelques mois de l’explosion du « mou­ve­ment de 77 » : « Il y a eu de nom­breuses petites (ou grandes) batailles, mais pen­dant qu’elles se déroulaient, la com­po­si­tion poli­tique de la classe a sub­stantielle­ment changé dans les usines, et cer­taine­ment pas dans le sens indiqué par Negri. […] Au con­traire, une plus grande divi­sion s’est pro­duite : non pas entre usine et société, mais à l’intérieur de l’usine elle-même, entre la droite et la gauche de la classe ouvrière. En somme il y a eu une réaf­fir­ma­tion de l’hégémonie réformiste sur les usines, bru­tale et implaca­ble dans ses efforts pour démem­br­er la gauche de la classe et l’expulser de l’usine. […] Nous n’en sommes pas à l’an I, nous ne sommes pas revenus au réveil de la “nou­velle gauche” des années 1960, nous n’en sommes même pas à la redéf­i­ni­tion d’une fig­ure sociale dif­férente de celle de l’ouvrier-masse. Même s’il était vrai que la rela­tion entre ouvri­er social et par­ti est dif­férente […] La forme du dis­cours poli­tique est obsolète, le lan­gage mil­lé­nar­iste nous “casse les couilles”, et cette forme de théorie mérite d’être rejetée comme tout autre “théorie générale”. » Pri­mo Mag­gio, n° 7, 1976 – disponible en ligne et dans Cesare Bermani (dir.), La Riv­ista Pri­mo Mag­gio, op. cit
  • 8
    Ces dif­férentes assem­blées et comités autonomes se réu­niront à Bologne en mars 1973, à l’occasion de la pre­mière Assem­blée nationale de l’Autonomie ouvrière. Y par­ticipent, par­mi de nom­breuses autres réal­ités de luttes, l’Assemblea autono­ma dell’Alfa Romeo, l’Assemblea autono­ma del­la Pirelli, le Comi­ta­to di lot­ta del­la Sit-Siemens (Milan), l’Assemblea autono­ma di Por­to Marghera, le Comi­ta­to operaio del­la Fiat-Rival­ta (Turin), le Comi­ta­to politi­co ENEL, le Col­let­ti­vo lavo­ra­tori e stu­den­ti del Poli­clin­i­co (Rome), les Comi­tati operai (Flo­rence et Bologne). Dans le doc­u­ment intro­duc­tif de l’Assemblée, on lit : « C’est à par­tir de 1968 que le refus de masse, du côté ouvri­er, d’accepter le tra­vail comme ter­rain de l’affrontement, en le refu­sant un point c’est tout, prend le nom d’autonomie. »
  • 9
    Sur la revue Rosso, dont le pre­mier numéro est pub­lié en mars 1973 avec le sous-titre « bimen­su­el du groupe Gram­sci », voir Avete paga­to caro. Non avete paga­to tut­to, La riv­ista Rosso (1973–1979), DeriveAp­pro­di, 2007. Mar­cel­lo Tarì, dans Autonomie !, La Fab­rique, 2011, con­sacre une large place à l’histoire de Rosso. Pour un point de vue « interne » au groupe de la revue, on pour­ra lire Insur­rec­tion de Pao­lo Pozzi, Nau­tilus, 2010
  • 10
    Une grande par­tie des pub­li­ca­tions de cette « aire » de l’Autonomie a fait l’objet du sec­ond vol­ume de l’ouvrage de Ser­gio Bianchi, Lan­fran­co Camini­ti (dir.), Gli autono­mi, op. cit