L’autre édition, l’autre communication

Pri­mo Moroni et Bruna Miorel­li, Ombre Rosse, été 1979, repris dans I fiori di Guten­berg, Arcana, 1979.

Mais le livre n’en est pas moins un out­il essen­tiel de trans­mis­sion du savoir. Le pas­sage à la pro­duc­tion du livre reste un prob­lème pour le mou­ve­ment. Pro­duit sou­vent hâtif, sans réelle mat­u­ra­tion, il se réduit presque tou­jours au livre-doc­u­ment, au livre qui colle à l’actualité, à la pseu­do-réflex­ion ou au compte-ren­du de luttes.

Si, dans les pre­mières années qui suiv­ent 68, le tra­vail de con­tre-infor­ma­tion était assuré par la pub­li­ca­tion de revues et de brochures, le livre, sou­vent aride remâchage des clas­siques du marx­isme ou his­toire de l’organisation, ser­vait à l’école des cadres mil­i­tants. Plus tard, dans la phase du « per­son­nel est poli­tique », on est passé aux car­nets, aux manuels sur les herbes, sur le corps et sur la drogue pour en arriv­er aux tristes réc­its écrits par les anciens lead­ers lors des com­mé­mora­tions décen­nales. « Le livre est un objet spé­ci­fique, il implique une réflex­ion plus longue, un rap­port au temps dif­férent de celui de l’actualité », et pour­tant l’épaisseur théorique sem­ble faire défaut aux lead­ers poli­tiques de cette décen­nie, presque comme s’il restait l’apanage de la généra­tion cul­turelle précé­dente: Tron­ti, Asor Rosa, Cac­cia­ri, Bologna, Negri.

Les livres, en somme, ne sont pas à vers­er à l’actif de l’édition mil­i­tante. Le rap­port entre les jeunes du mou­ve­ment et l’écriture reste des plus dif­fi­ciles. On sait pour­tant que la redé­cou­verte de la lit­téra­ture et de la poésie, la pro­fonde révo­lu­tion du lan­gage engagée par le mou­ve­ment de 77 et surtout la grande, la puis­sante trans­for­ma­tion de la réal­ité des modes de vie ne peu­vent rester sans débouchés lit­téraires, même si c’est à long terme, et prob­a­ble­ment du fait d’une généra­tion nou­velle, qui ne sera pas celle des « poli­tiques ».

Mal­gré cela, le foi­son­nement des petites maisons d’édition et des micro-­ini­tia­tives édi­to­ri­ales est plus vivant que jamais.

À Bologne, à Rome, à Milan et en « province », un phénomène nou­veau appa­raît: plus d’une dizaine de petites maisons d’édition, en lien étroit avec des imprimeries som­maire­ment out­il­lées, se sont équipées en off­set qui ne coûte que quelques mil­lions de lires1 Le salaire ouvri­er s’élevait à 150 000 lires en 1975 et per­met une impres­sion de bonne qual­ité. Elles pub­lient des ouvrages, y com­pris à de faibles tirages, qui sont ensuite dis­tribués par un cir­cuit alter­natif. Le phénomène, déjà con­nu en Alle­magne après la répres­sion bru­tale exer­cée par les autorités sur toutes les formes de pro­duc­tion non insti­tu­tion­nelle, a trou­vé chez nous d’autres moti­va­tions, d’autres raisons d’être.

Car on ne peut pas dire que l’industrie cul­turelle exerce des formes ouvertes de répres­sion vis-à-vis des intel­li­gences émer­gentes: sim­ple­ment elle les ignore.

Elle a longtemps snobé, par exem­ple, l’expérience des Quaderni rossi. Elle tolère avec peine les nou­veaux auteurs s’ils ne sont pas directe­ment assign­a­bles à des caté­gories lit­téraires établies, celles des Moravia, des Calvi­no, de la veine améri­caine, et ain­si de suite. Elle en arrive sou­vent à engager – même avec retard et lorsque l’organisation des opéra­teurs cul­turels le per­met – une de ces fig­ures sus­cep­ti­bles de jouer le rôle d’intermédiaire direct avec le mou­ve­ment. Au mieux, le nou­veau tal­ent est repéré lorsqu’il pub­lie pour la pre­mière fois dans des revues ou dans la petite édi­tion – ce qui revient à lui faire jouer le rôle de fil­tre; mais le plus sou­vent, la grande édi­tion préfère fab­ri­quer elle-même livres et auteurs en interne, dans une plan­i­fi­ca­tion pré­cise.

La sépa­ra­tion entre ces deux formes d’édition est nette. Les gross­es maisons d’édition ont un pro­jet cul­turel pré­cis qui fait presque tou­jours défaut aux petites, lesquelles, en revanche, ont des par­cours cul­turels plus sou­ples et plus labiles. Plus encore: la pro­gram­ma­tion des titres est l’élément fon­da­men­tal, le soubasse­ment de toute leur poli­tique édi­to­ri­ale; tan­dis que les 80 à 90 petits édi­teurs act­ifs aujourd’hui en Ital­ie fondent leur exis­tence pré­cisé­ment sur l’idée inverse, pas telle­ment par manque de struc­tures, d’organisation du tra­vail ou de per­son­nel com­pé­tent, mais parce que ce qui compte, ce qui est vital pour eux, c’est de sor­tir le bon livre au bon moment. Deux ou trois mois suff­isent pour le fab­ri­quer. Ils s’adressent à un pub­lic restreint, répon­dent à un besoin sou­vent émer­gent ou en voie de for­ma­tion, les trois mille exem­plaires de tirage moyen sont donc presque tou­jours suff­isants.

C’est pour cette rai­son que bien sou­vent la petite édi­tion a un train d’avance, tant en ce qui con­cerne les phénomènes soci­aux qui exploseront par la suite, qu’avec la redé­cou­verte de filons qui seront exploités plus tard par la grande édi­tion. C’est le cas du livre sur Radio Alice, pub­lié en décem­bre 1976 par l’Erba voglio

2 Col­lec­tif A/Traverso, Alice è il diavo­lo, sul­la stra­da di Majakovskij : testi per una prat­i­ca di comu­ni­cazione sovver­si­va, L’Erba voglio, 1976, réed. aug­men­tée, Shake 2002. Tr. fr : Radio Alice radio libre, Lab­o­ra­toire de Soci­olo­gie de la Con­nais­sance – JP Delarge 1977, avec une pré­face de Félix Guat­tari

, qui sur le moment n’eut aucun écho, mais qui plus tard nour­rit un intérêt immense pour le lan­gage, les radios libres, l’imagination nou­velle: autant d’éléments qui allaient attein­dre des niveaux explosifs au print­emps 1977. C’est aus­si le cas de la réédi­tion des poètes sur­réal­istes, des grands écrivains du passé comme Vir­ginia Woolf, redé­cou­verte par les édi­tions « fémin­istes », et plus tard repub­liée en grand tirage par les gros édi­teurs, tou­jours prêts à saisir au vol les indi­ca­tions du mou­ve­ment.

Les pre­miers numéros d’A/traverso sor­tent en 1975. La revue se veut un out­il de recherche ouverte sur l’ensemble des prob­lèmes du lan­gage, du « per­son­nel » et de l’intelligence vis-à-vis du pou­voir, par-delà les rigides sché­mas idéologiques des organ­i­sa­tions, mais aus­si du « sem­piter­nel » débat sur la crise du mil­i­tan­tisme et l’émergence des besoins. On cherche des voies plus com­plex­es, référant à un ter­rain cul­turel qui va de Maïakovs­ki à Bataille, des Quaderni rossi à Deleuze et Guat­tari. C’est là un pro­jet de petite révo­lu­tion cul­turelle qui naît, non par hasard, à Bologne, comme une réponse en miroir à un mod­èle du « social­isme réal­isé », oppres­sant, faible, peu attrayant. De là aus­si un cer­tain par­cours par­al­lèle avec les « nou­veaux philosophes » comme Bernard-Hen­ri Lévy ou André Glucks­mann qui, en épou­sant la cause de toutes les dis­si­dences, por­taient une vio­lente attaque con­tre les pays du « goulag

3 Ce « par­cours par­al­lèle » con­naî­tra une fin rapi­de : Fran­co Berar­di, l’un des fon­da­teurs d’A/traverso pub­lie en 1977 L’ideologia francese : con­tro i « nou­veaux philosophes » (Squi/libri). Gilles Deleuze avait écrit la même année : « Ce qui me dégoûte est très sim­ple : les nou­veaux philosophes font une mar­ty­rolo­gie, le Goulag et les vic­times de l’histoire. Ils vivent de cadavres. […] Les résis­tants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n’a mis quelqu’un en prison pour son impuis­sance et son pes­simisme, au con­traire. Du point de vue des nou­veaux philosophes, les vic­times se sont fait avoir, parce qu’elles n’avaient pas encore com­pris ce que les nou­veaux philosophes ont com­pris », Gilles Deleuze, « À pro­pos des nou­veaux philosophes et d’un prob­lème plus général », Sup­plé­ment à la revue Minu­it n° 24, mai 1977, repris dans Deux régimes de fous, textes et entre­tiens 1975–1995, Minu­it, 2003.

».

Entre l’hiver 1976 et juil­let 1977, on assiste à l’explosion d’un phénomène sans précé­dent: 69 nou­velles revues voient le jour, pour un tirage total de 300000 exem­plaires, dont 288000 ven­dus. Elles sont imprimées dans neuf régions dif­férentes d’Italie, aus­si bien dans des métrop­o­les que dans des local­ités improb­a­bles comme Pero, Ses­to San Gio­van­ni, Brughe­rio, dans les provinces de Catan­zaro, Ascoli Piceno, Fer­rara, Rim­i­ni, Savona ou Impe­ria. Zut, A/traverso, Wow, Bilot le jour­nal de la Bri­an­za, et Nel mor­bido blu du Catan­zaro, dans une sur­prenante homogénéité lan­gag­ière, témoignent de par­cours cul­turels com­muns et expri­ment les con­tenus du mou­ve­ment de 77. On théorise la trans­ver­sal­ité à l’intérieur des grandes ques­tions sociales, en dehors de la con­trainte de caté­gories comme celles de pro­lé­tari­at ou de bour­geoisie, désor­mais usées par l’idéologie.

Comme l’a fait aupar­a­vant le fémin­isme, on s’oppose à tout sys­tème idéologique. L’antagonisme rad­i­cal rompt avec l’entrisme et avec l’illusion de pou­voir trans­former les par­tis, les syn­di­cats, les régions, les écoles ou l’industrie cul­turelle. Le quo­ti­di­en vécu comme moment révo­lu­tion­naire dans tous ses aspects doit con­sumer le plus d’inventivité et de créa­tiv­ité pos­si­ble. De là l’usage ironique du lan­gage, les non­sense, la reven­di­ca­tion du droit au voy­age (avec des bil­lets de train impec­ca­ble­ment fal­si­fiés), du droit au spec­ta­cle, pas celui de ban­lieue, mais celui des « pre­mières » (c’est ain­si que les Cir­coli gio­vanili occu­pent les salles du cen­tre-ville), l’intelligence tech­ni­co-sci­en­tifique (qui rend fous les feux rouges de Bologne et vide les cab­ines télé­phoniques de la moitié du pays), le « totoïsme révo­lu­tion­naire », c’est-à-dire la pas­sion com­mune pour la fig­ure géniale de Totò, dont on redé­cou­vre les racines pop­u­laires. Radio Alice rompt avec toutes les con­ven­tions de la com­mu­ni­ca­tion

4 « Nous dis­ons que le lan­gage n’est pas un moyen pour com­mu­ni­quer quelque chose qui se tiendrait ailleurs (un con­tenu hors du lan­gage lui-même, de la démarche même du rap­port de com­mu­ni­ca­tion) … En con­clu­sion, le lan­gage n’est pas un moyen mais une pra­tique, un ter­rain absol­u­ment matériel, qui mod­i­fie la réal­ité, le rap­port de forces entre les class­es, la forme des rap­ports inter­per­son­nels, les con­di­tions de la lutte pour le pou­voir », « Un lan­gage sale pour le mou­ve­ment », Radio Alice radio libre, op. cit. Ou encore : « Recom­mençons depuis le début et n’effaçons rien. La schiz­o­phrénie en appen­dice. / Informer ne suf­fit pas. / Ki émet Ki reçoit ? / “Ouvri­ers-Étu­di­ants”, le papi­er se gaspille… / La vague arrive la pre­mière, d’abord, tout de suite. / Comme une brève incise, un point de référence partout. / L’information aug­mente, les liaisons se mul­ti­plient… Ki informe que le jour X à une cer­taine heure / dans tel ate­lier de telle usine / est arrivé tel épisode de lutte, / Ki peut s’étendre ? ou ke dans la « nième » classe / du cours AC de telle école / les étu­di­ants se sont mis à rire bruyam­ment / face à la stu­pid­ité du MEGA pro­fesseur, / l’invitant à sor­tir ? Ou que pen­dant la dernière année, / 3 mil­lions de femmes ont avorté d’une-manière-irre-spons-able ? / Ou ke dans la seule Turin le nom­bre de familles / qui autoré­duisent les fac­tures du gaz / a aug­men­té le mois dernier, de 15 000 à 70 000 ? […] Ki reçoit cette infor­ma­tion ? […] Il faut enreg­istr­er chaque écart min­ime / dans le dia­gramme quo­ti­di­en des luttes », Radio Alice, 5 août 1976

. Chose inédite dans la gauche ital­i­enne, le mou­ve­ment révo­lu­tionne le lan­gage, dans une recherche con­sciente. Il invente de nou­velles méth­odes d’impression avec des coupures de jour­naux, des feu­tres et du papi­er blanc tapé à la machine et appliqué sur un calque, qui per­met une mise en page libre, affranchie des con­traintes typographiques.

Mais la charge de créa­tiv­ité exprimée par le mou­ve­ment de 77 aura aus­si des issues édi­to­ri­ales imprévis­i­bles, par exem­ple Il Male, jour­nal ironique et désacral­isant dont la rédac­tion réu­nit le meilleur des dessi­na­teurs de strips en Ital­ie, et attein­dra rapi­de­ment des tirages impor­tants.

L’aire de la « con­tre-infor­ma­tion » con­naî­tra un autre des­tin: elle sera con­trainte de se repli­er sur elle-même à mesure que s’imposeront la répres­sion de la lutte armée et le dur­cisse­ment du mod­èle répres­sif car­céral.

dans ce chapitre« Des luttes à la com­mu­ni­ca­tion, de la com­mu­ni­ca­tion aux luttes.Aldo Bono­mi: La con­tre-infor­ma­tion »
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    Le salaire ouvri­er s’élevait à 150 000 lires en 1975
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    Col­lec­tif A/Traverso, Alice è il diavo­lo, sul­la stra­da di Majakovskij : testi per una prat­i­ca di comu­ni­cazione sovver­si­va, L’Erba voglio, 1976, réed. aug­men­tée, Shake 2002. Tr. fr : Radio Alice radio libre, Lab­o­ra­toire de Soci­olo­gie de la Con­nais­sance – JP Delarge 1977, avec une pré­face de Félix Guat­tari
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    Ce « par­cours par­al­lèle » con­naî­tra une fin rapi­de : Fran­co Berar­di, l’un des fon­da­teurs d’A/traverso pub­lie en 1977 L’ideologia francese : con­tro i « nou­veaux philosophes » (Squi/libri). Gilles Deleuze avait écrit la même année : « Ce qui me dégoûte est très sim­ple : les nou­veaux philosophes font une mar­ty­rolo­gie, le Goulag et les vic­times de l’histoire. Ils vivent de cadavres. […] Les résis­tants sont plutôt de grands vivants. Jamais on n’a mis quelqu’un en prison pour son impuis­sance et son pes­simisme, au con­traire. Du point de vue des nou­veaux philosophes, les vic­times se sont fait avoir, parce qu’elles n’avaient pas encore com­pris ce que les nou­veaux philosophes ont com­pris », Gilles Deleuze, « À pro­pos des nou­veaux philosophes et d’un prob­lème plus général », Sup­plé­ment à la revue Minu­it n° 24, mai 1977, repris dans Deux régimes de fous, textes et entre­tiens 1975–1995, Minu­it, 2003.
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    « Nous dis­ons que le lan­gage n’est pas un moyen pour com­mu­ni­quer quelque chose qui se tiendrait ailleurs (un con­tenu hors du lan­gage lui-même, de la démarche même du rap­port de com­mu­ni­ca­tion) … En con­clu­sion, le lan­gage n’est pas un moyen mais une pra­tique, un ter­rain absol­u­ment matériel, qui mod­i­fie la réal­ité, le rap­port de forces entre les class­es, la forme des rap­ports inter­per­son­nels, les con­di­tions de la lutte pour le pou­voir », « Un lan­gage sale pour le mou­ve­ment », Radio Alice radio libre, op. cit. Ou encore : « Recom­mençons depuis le début et n’effaçons rien. La schiz­o­phrénie en appen­dice. / Informer ne suf­fit pas. / Ki émet Ki reçoit ? / “Ouvri­ers-Étu­di­ants”, le papi­er se gaspille… / La vague arrive la pre­mière, d’abord, tout de suite. / Comme une brève incise, un point de référence partout. / L’information aug­mente, les liaisons se mul­ti­plient… Ki informe que le jour X à une cer­taine heure / dans tel ate­lier de telle usine / est arrivé tel épisode de lutte, / Ki peut s’étendre ? ou ke dans la « nième » classe / du cours AC de telle école / les étu­di­ants se sont mis à rire bruyam­ment / face à la stu­pid­ité du MEGA pro­fesseur, / l’invitant à sor­tir ? Ou que pen­dant la dernière année, / 3 mil­lions de femmes ont avorté d’une-manière-irre-spons-able ? / Ou ke dans la seule Turin le nom­bre de familles / qui autoré­duisent les fac­tures du gaz / a aug­men­té le mois dernier, de 15 000 à 70 000 ? […] Ki reçoit cette infor­ma­tion ? […] Il faut enreg­istr­er chaque écart min­ime / dans le dia­gramme quo­ti­di­en des luttes », Radio Alice, 5 août 1976