Lotta continua, 5 août 1977
De la longue polémique à propos des « intellectuels » français et italiens qui a traversé la presse de juillet, il est peut-être possible de tirer aujourd’hui quelques considérations critiques, qui pourraient également solliciter la réflexion de quelques autres.
1) On a pu toucher du doigt l’impossibilité presque absolue de faire percevoir l’existence d’une position démocratique cohérente à partir du moment où entre en jeu, directement ou indirectement, le terrorisme. Tout le monde a vu à la télévision le visage de Pajetta, et les expressions de ce visage tourné vers l’avocat Cappelli ou vers l’étudiant Branchini ont donné, je crois, la mesure physique de cette impossibilité
1 « Le camarade Cappelli, avocat du Soccorso rosso, raconte de manière simple et claire ce qui lui est arrivé : incarcéré pendant des mois (l’avocat Sergio Spazzali est, lui, toujours en prison) parce qu’il a défendu des Brigadistes rouges. Pajetta s’insurge, les veines de son cou et de ses tempes sont gonflées : “Vous devez dire si vous êtes d’accord avec les BR ! Vous devez dire si vous condamnez ou non leurs crimes”. Cappelli lui rappelle qu’il est avocat et qu’en Italie, il existe un droit à la défense. Puis c’est un étudiant bolonais qui parle. Son maire [Zangheri, PCI] se tourne vers lui, perfide et persuasif […] : – ayez le courage de vos actions, l’exhorte-t-il, mielleux, – ayez le courage de dire que vous êtes contre l’État, pourquoi acceptez-vous d’être défendus ? Pourquoi jouez-vous les victimes ? », Lotta continua, 27 juin 1977. Eco a fait la remarque il y a quelque temps que quiconque prenait la défense d’un terroriste était assimilé à un terroriste. Aujourd’hui, le cercle semble s’être élargi: un député démo-chrétien a qualifié de « complices objectifs » des BR ceux-là mêmes qui avaient signé les référendums des radicaux2 Comme nous avons pu le voir aux chapitres 9 et 10, le Parti radical, emmené par Marco Pannella, a fait grand usage dans les années 1970 de l’arme référendaire, notamment pour l’abrogation de la loi Reale. . Pire: récemment dans L’Unità, un commentateur de l’émission de Biagi n’hésite pas à invoquer un « regroupement hétéroclite » allant « des ‘non-violents’ de Pannella aux défenseurs des Brigades rouges, et à ceux qui exaltent les pillages à Bologne ».
C’est le ministre Cossiga qui a fourni le modèle de ce type de position, en réprouvant fermement et à plusieurs reprises toute attitude de « compréhension » à l’égard du terrorisme, dont il a réclamé à voix forte l’« éradication ». Le terme « compréhension » est assez ambigu: il peut impliquer pour l’auditeur aussi bien la solidarité pure et simple à l’égard des BR que l’effort pour comprendre politiquement et intellectuellement la sombre réalité quotidienne qui est en train d’advenir dans le pays. Il n’est pas difficile d’imaginer à quel point ce type de méthode peut être néfaste, non seulement pour l’intelligence critique, mais pour l’action politique même. Dans ce domaine, il est déconseillé (voire condamné) d’approfondir le réel; ce qui est conseillé, en revanche, c’est un procédé semi-magique, dicté par l’égarement, en vertu duquel quiconque s’approche, ou parle, ou s’occupe en quoi que ce soit d’un phénomène donné en devient responsable. En lieu et place de l’intelligence tournée vers la réalité, on tend à instaurer un tabou sur certains pans de la réalité. Mais ce tabou finit par la frapper tout entière.
2) Une telle position ne pourrait pas avoir le succès qu’elle a eu jusqu’ici si le phénomène du terrorisme n’avait été préalablement soumis à un processus d’isolement, en vertu duquel il apparaît dans un espace et un temps déserts, sans précédents ni relations significatives avec le reste de la réalité italienne. C’est la « violence » à l’état pur, aveuglante, des titres des journaux et des photos à la télévision. Cet isolement spectaculaire du terrorisme est mis en œuvre mécaniquement par les mass media, qui mettent en avant les aspects visuels, immédiatement visibles, des situations. Il est néanmoins certain que cet isolement ne pourrait avoir lieu si les actions des BR n’étaient pas déjà très largement orientées par une dimension spectaculaire, qui a fait de la grande majorité des Italiens des spectateurs, d’abord épouvantés, puis pris par l’ennui. Qu’on prenne pour exemple la récente série de « jambisations »: le sinistre « avertissement » d’empreinte mafieuse est rapidement devenu un genre de téléfilm, itératif et monotone. En somme, les terroristes, qui partaient d’un scénario écrit dans le style du dix-neuvième siècle, ont rencontré les mass-médias: une machine curieuse de tout ce qui se passe juste en dehors du champ, et qui les a par conséquent promus au rang d’acteurs. Mais ils ne se sont pas rendu compte que c’était une machine carnivore.
À présent, même face à ce spectacle du terrorisme, l’intelligence conserve le goût de retracer le maillage des relations, des liens plus ou moins évidents. Elle ne se contente pas d’instantanés. On se demande, comme Boulgakov dans sa célèbre comédie, de quelles expérimentations tordues – ou en l’espèce de quelles inerties, de quelles omissions, de quels sommeils politiques travestis en méditations sur l’histoire – naissent ces œufs terroristes
3 Il s’agit vraisemblablement des Œufs fatidiques [1925], Marabout, 1973. On se demande si le terrorisme ne serait pas, par exemple, non seulement la cause, mais aussi la conséquence de la situation actuelle. C’est à partir de ces questions – et pas seulement de la sinistre variation des programmes avec pistolets – qu’elle déduit l’urgence de ses propres actions.
3) C’est dans ce contexte qu’advient un singulier phénomène: l’« unisson » avec lequel la presse italienne dans sa quasi-totalité a condamné, tout au moins au début, les initiatives française et italienne contre la répression du dissensus.
Sans vouloir entrer dans le détail de cette condamnation, il importe ici de souligner qu’en cette occasion, le commentaire, qui occupe déjà en règle générale une place prépondérante dans les journaux italiens (cf. M. Dardano, Il linguaggio dei giornali italiani, Laterza, 1976), a ici pris une importance massive, tandis que l’information à laquelle il référait (c’est-à-dire la déclaration française et la nôtre) n’est littéralement apparue nulle part. Comme on le sait, les textes incriminés, envoyés à tous les journaux par le biais des agences de presse, n’ont été publiés que par Lotta continua. Non pas donc « les faits séparés des opinions », comme l’annonce le sous-titre d’un des hebdomadaires italiens les plus diffusés
4 Il s’agit du magazine Panorama, hebdomadaire d’information tabloïd édité par le groupe Mondadori, mais les « opinions » sans les « faits »! Ce mouvement univoque, généralisé, immédiat, mérite une grande attention et me semble un indice de cet état de guerre non déclarée, qui tend à envahir les institutions italiennes. À ce propos, j’ai lu il y a quelques jours dans un article de Lucio Lombardo Radice, dans L’Unità, une phrase à vous faire froid dans le dos. « “Nous sommes en guerre” affirme quelqu’un, “et à la guerre, ce qui compte c’est de frapper ses ennemis”. » À l’auteur, que je ne connais pas, de cette phrase et à Lombardo Radice, qui accepte d’être en guerre, fût-elle démocratique, je voudrais demander: vous rendez-vous compte que la guerre dont vous parlez si tranquillement, ce pourrait être la guerre civile?
C’est dans cette optique qu’il faut regarder les manifestations de chauvinisme rampant qui, dans les modalités les plus diverses, des plus subtiles aux plus grossières, a accompagné le chœur des condamnations. Il est peut-être inutile de rappeler que ce type de réaction n’est pas typique de l’Italie, elle est même rare dans notre pays. Et elle est assez similaire à la réaction de la presse allemande lorsque Sartre a décidé d’aller visiter en prison les membres du groupe Baader-Meinhof: une réaction qui fut alors vigoureusement déplorée par la quasi-totalité de la presse italienne. Évidemment, si une telle réaction a lieu ici, maintenant, dans notre pays, on est obligé de penser qu’une transformation profonde est en cours, une préparation souterraine aux armes dont il semble opportun de se préoccuper.
4) Un fait qui n’a pas été noté jusqu’ici: toute la polémique déclenchée par quelques « intellectuels » a été dans les faits en grande partie menée par des journalistes. Les intellectuels, au sens classique, traditionnel du terme, qui sont intervenus jusqu’ici ont en général fourni des contributions « en marge », non déterminantes du point de vue du débat. Ceux qui ont répondu avec vivacité, de la manière surprenante dont on a parlé, ce sont tous ceux qui participent au réseau de l’information. Cette dernière a été évidemment heurtée dans un certain nombre de ses présupposés de base: le pluralisme des voix, la coexistence plus ou moins pacifique de toutes les opinions, l’absence de « répression ». Il est vrai que dans cette situation d’alarme, la structure de l’information a tranquillement contredit ces présupposés, en se révélant par moments une machine pour parler des autres et à la place des autres. En tout cas, ce « silence radio » général, perdu dans la clameur la plus assourdissante a permis de révéler à beaucoup de journalistes un aspect significatif de leur travail au sein de la structure autoritaire des journaux, il les a mis face à des choix et à des responsabilités tout à fait spécifiques. Lorsqu’un journaliste propose à son directeur de travailler sur le dissensus et s’entend répondre tranquillement: « Ah oui, parce que toi aussi tu fais partie du dissensus », il fait l’expérience sur sa propre peau de cette contagion semi-magique dont je parlais tout à l’heure, ce processus de marquage qui devient net et violent dans les situations de tension. Mais il est amené en outre à réfléchir directement, et à la première personne, sur sa position, sur son rôle subordonné/insubordonné dans une situation précise.
Maintenant, tout cela a signifié, et pas seulement pour les journalistes, de sortir pour un temps des discours génériques sur les « intellectuels » et leur rôle vis-à-vis de la classe, vis-à-vis du parti […]. C’est sans doute l’un des aspects positifs de la polémique de juillet. Toute une conception littéraire-humaniste des intellectuels et de leur influence sur le « prince moderne » – tous ces discours de ces derniers mois, dans lesquels il était si facile d’apercevoir, sous la pâle lumière de la demande de « garanties », le rapport courtisan des postes et des carrières garanties « théologiquement » – tout cela a été pour un temps démantelé, et mis de côté.
Pour une fois, des milliers d’« intellectuels » ont été contraints de se poser le problème de leur connexion/déconnexion avec les structures normatives de la société dont ils font partie, de manière directe, précise, sans s’abriter derrière l’idéologie et sans le réconfort d’aucune religion.
- 1« Le camarade Cappelli, avocat du Soccorso rosso, raconte de manière simple et claire ce qui lui est arrivé : incarcéré pendant des mois (l’avocat Sergio Spazzali est, lui, toujours en prison) parce qu’il a défendu des Brigadistes rouges. Pajetta s’insurge, les veines de son cou et de ses tempes sont gonflées : “Vous devez dire si vous êtes d’accord avec les BR ! Vous devez dire si vous condamnez ou non leurs crimes”. Cappelli lui rappelle qu’il est avocat et qu’en Italie, il existe un droit à la défense. Puis c’est un étudiant bolonais qui parle. Son maire [Zangheri, PCI] se tourne vers lui, perfide et persuasif […] : – ayez le courage de vos actions, l’exhorte-t-il, mielleux, – ayez le courage de dire que vous êtes contre l’État, pourquoi acceptez-vous d’être défendus ? Pourquoi jouez-vous les victimes ? », Lotta continua, 27 juin 1977
- 2Comme nous avons pu le voir aux chapitres 9 et 10, le Parti radical, emmené par Marco Pannella, a fait grand usage dans les années 1970 de l’arme référendaire, notamment pour l’abrogation de la loi Reale.
- 3Il s’agit vraisemblablement des Œufs fatidiques [1925], Marabout, 1973
- 4Il s’agit du magazine Panorama, hebdomadaire d’information tabloïd édité par le groupe Mondadori