Ce texte a été publié dans Dal movimento ai gruppi, supplément au journal Il Manifesto, 1986.
Lotta continua
Au printemps 1969, des groupes de militants du Potere operaio toscan et du Mouvement étudiant turinois affluent aux portes de l’usine FIAT Mirafiori où, hors de tout contrôle syndical, une puissante offensive ouvrière est en marche. Le groupe de l’hebdomadaire La Classe, composé essentiellement de militants du Potere operaio de Vénétie et, d’Émilie et du Mouvement étudiant romain intervient à la FIAT depuis quelques semaines déjà. En juin, il devient l’organe de presse de l’assemblée permanente ouvriers-étudiants, qui rassemble les cadres ouvriers à la tête des différentes luttes d’ateliers et l’ensemble des collectifs étudiants. Après « la bataille de corso Traiano », à l’occasion d’une grève syndicale sur la réforme des retraites début juillet, l’assemblée permanente appelle à un congrès national des avant-gardes d’usines pour la fin du mois. À cette occasion, le groupe de La Classe et celui qui réunit le Potere operaio toscan et les étudiants turinois se séparent. La ligne proposée par La Classe qui consiste à identifier les objectifs à même de désarticuler le plan du capital, en tablant sur le refus ouvrier du travail, est jugée « économiciste ». Les Toscans et les Turinois lui opposent un projet qui vise à l’accroissement de la conscience antagoniste ouvrière par une mobilisation continue et ciblée. Au cours de l’été, une alliance se crée autour de cette seconde position, qui rallie une partie du mouvement trentin et des cadres étudiants de l’Université catholique de Milan. Le groupe décide de faire paraître un journal national, dont le titre reprend l’immuable slogan qui figure sur tous les tracts de l’assemblée ouvriers-étudiants de Turin: « Lotta continua ». En novembre paraissent deux numéros zéro, bientôt suivis du premier numéro de la série régulière. Ils sont presque entièrement consacrés à la chronique des luttes ouvrières et étudiantes. Le second numéro affiche en page centrale un long article théorique intitulé Trop et trop peu, qui expose le point de vue de LC sur la question de l’organisation: « […] Il apparaît à présent clairement que les organisations traditionnelles ne sont parvenues à trahir les intérêts de la classe que dans la mesure où elles arrivaient à étouffer l’initiative directe des masses […]. La nouvelle organisation doit alors en premier lieu garantir que ne se reproduise pas un mécanisme de pouvoir fondé sur l’inertie et la passivité, mais que soit sollicitée, dans la plus grande discipline collective et la plus grande solidarité possibles, la plus grande émancipation réelle des exploités […].
Mais les exploités ne disposent pas tous du même niveau de conscience […]. Une minorité, plus active et plus combattante dans la lutte de masse, mieux à même d’en traduire les exigences et d’en orienter la force, est déjà disposée à exercer sa tâche au-delà même de la situation spécifique de lutte dont elle est issue […]. Cette minorité, qui constitue l’avant-garde interne des luttes dans le conflit général de classe, a besoin de s’unir à toutes les autres avant-gardes, de s’organiser […]. Aucune “théorie” de la révolution prolétaire n’est valable une fois pour toutes. Aucune stratégie révolutionnaire n’est une vue de l’esprit, aucune stratégie ne peut faire l’impasse sur l’expérience pratique, concrète de l’histoire passée et présente du mouvement révolutionnaire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’aucune théorie ne peut se développer indépendamment des idées exprimées par les masses dans les luttes, de la manière dont la lutte de masse révèle le fonctionnement de la société et les possibilités réelles de dépassement révolutionnaire […]. C’est dans le rapport entre la généralisation de la lutte de classe et sa direction politique qu’il faut trouver la réponse à la question de l’organisation. Il n’existe pas de ligne politique “juste” indépendamment de la force du mouvement de masse […]. Si cette hypothèse est la bonne, si l’organisation n’est pas une étape mais bien un processus, alors jamais, à aucun moment, l’organisation n’est définitive, à aucun moment l’avant-garde organisée ne peut se cristalliser, se détacher du mouvement de masse, à moins de courir le risque de faire passer sa logique interne – et inévitablement bureaucratique – avant celle de la lutte du prolétariat. Si le parti signifie cette cristallisation, alors nous sommes contre le parti […]. »
À sa création, Lotta continua est plus particulièrement présente dans le centre et le Nord du pays. À Turin, elle est l’héritière directe de l’assemblée ouvriers-étudiants; à Milan au contraire elle se heurte longtemps à l’hégémonie du Movimento studentesco de la Statale. En avril 1972, le journal Lotta continua devient un quotidien national. Au début de l’année 1975, le groupe tient son premier congrès en vue de se transformer en parti. Aux élections administratives de juin, LC choisit pourtant de ne pas adhérer à la liste Democrazia proletaria, qui rassemble le PDUP et Avanguardia operaia, et appelle à voter pour le PCI. Aux élections législatives du mois de juin suivant, en revanche, au terme d’exténuantes négociations, le groupe intègre la coalition DP, qui sort battue de l’épreuve électorale. Quelques mois plus tard, lors de son second congrès à Rimini, la révolte des femmes et des jeunes d’une part, celle des services d’ordre de l’autre, amènent les dirigeants de LC à acter la dissolution de l’organisation. Le quotidien continue quant à lui son activité en tant qu’« organe du mouvement ».
Potere operaio
Le congrès national des comités et des avant-gardes ouvrières s’ouvre à Turin à la fin du mois de juillet 1969. Il est organisé par l’hebdomadaire La Classe qui, depuis sa première parution, au mois de mai, a joué un rôle important pour coordonner localement les luttes des différents ateliers FIAT. Après le grand cycle de luttes autonomes du printemps, l’objectif est désormais de construire une organisation révolutionnaire à l’échelle nationale.
Mais le projet unitaire est un échec et les deux principaux courants qui avaient fait de l’assemblée ouvriers-étudiants de Turin le centre de l’organisation des luttes autonomes des mois précédents sortent du congrès divisés: d’un côté le groupe de La Classe, de l’autre celui qui réunit les militants du Potere operaio toscan et le Movimento studentesco turinois. Les raisons de la discorde ne sont bien sûr pas sans lien avec des problèmes de personnes, mais des divergences plus profondes sont également en jeu. La Classe insiste sur le caractère politique des objectifs salariaux, sur la direction ouvrière du conflit social, sur la lutte contre le travail.
Pendant l’été, le groupe de La Classe donne naissance à Potere operaio. Le groupe a ses bases à Rome, mais aussi en Vénétie, parmi les cadres militants qui interviennent depuis des années dans les usines de Porto Marghera. Le premier numéro du journal éponyme paraît en septembre. L’éditorial, « De La Classe à Potere operaio », expose les positions du groupe: « […] Il faut être clair: il y a un saut entre le discours porté par La Classe et celui que nous entendons mettre en œuvre avec Potere operaio. Ce saut n’a rien d’abstrait: il a été rendu nécessaire par le niveau actuel de la conflictualité et, en premier lieu, par les impératifs d’organisation […].
Disons-le clairement: Agnelli a décelé les limites de la « lutte continue », du blocage de la production, même si cette perspective le terrorise au point lui faire perdre la tête […]. Il est donc nécessaire d’aller au-delà de la gestion ouvrière de la lutte dans les usines, au-delà de l’organisation de l’autonomie, et de mettre en place une direction ouvrière du cycle de luttes sociales présentes et à venir. La simple coordination, l’unification des objectifs ne sont plus suffisantes […].
Que signifie une “direction ouvrière” du cycle de luttes? Cela veut d’abord dire assurer dans les faits l’hégémonie de la lutte ouvrière par rapport aux luttes des étudiants et des prolétaires.
La fin de l’autonomie du mouvement étudiant, entendue comme organisation spécifique composée de différentes tendances (opéraïste, m‑l, anarchiste), a été actée par l’expérience même de l’assemblée permanente ouvriers-étudiants à Turin […].
Il va sans dire que Potere operaio refuse de se considérer comme l’organe des assemblées ouvriers-étudiants actuelles et moins encore futures: un tel projet serait aussi absurde qu’inconvenant. La bataille sur la ligne, pour la formation d’une direction ouvrière du cycle de luttes, est une tout autre affaire. Elle requiert avant tout un ancrage local, et un rayon d’intervention des cadres ouvriers qui ne se limite pas à l’organisation de la lutte en usine. Pour autant, ce n’est pas une théorie des cadres qui garantira une direction politique. Ce qu’il nous faut affronter aujourd’hui, c’est la question du rapport entre autonomie et organisation, c’est le rôle des avant-gardes de classe, c’est le rapport complexe qui lie les luttes ouvrières et les luttes populaires en général […].
Organisation du refus du travail, organisation politique ouvrière […], hier le problème était celui de la lutte continue, aujourd’hui c’est celui de la lutte continue et de la lutte organisée […].
Alors pourquoi Potere operaio? Certainement pas pour reprendre un mot d’ordre ou une formule des groupes minoritaires des années 1960. Au contraire. Le “Pouvoir ouvrier” pour ressaisir la dynamique de lutte de masse de la classe ouvrière des années 1960, pour s’emparer de cette formidable poussée vers une organisation ouvrière globale à partir de la lutte de masse, pour l’organisation subjective, pour planifier, guider, diriger les luttes ouvrières de masse […].
Le sens que nous donnons au cri “Pouvoir ouvrier”, c’est l’impératif d’une direction du conflit révolutionnaire contre l’organisation capitaliste du travail: en tant que construction effective à l’intérieur de la lutte de classe et par la lutte de masse, de la direction politique et de l’organisation ouvrière de la révolution. »
Potere operaio continuera de paraître jusqu’à la dissolution du groupe, fin 1973, selon une périodicité bimensuelle puis mensuelle. En septembre 1971, après l’échec d’un projet d’unification avec Il Manifesto, le mensuel, qui a pris un tour exclusivement théorique, est complété par un hebdomadaire, Potere operaio del lunedì, qui paraîtra à partir de février 1972.
Il Manifesto
Le projet de la revue Il Manifesto naît à l’été 1968. Il s’agit de répondre, y compris sur le plan théorique, au haut niveau de conflictualité de classe qui s’est développé en Occident et dans le monde entier depuis la fin des années 1960. Le premier numéro du journal paraît un an plus tard. La rédaction se compose d’un groupe de militants de la gauche du PCI, dont trois sont députés. Le pari est ambitieux mais risqué à plusieurs titres. Les groupes de la gauche extraparlementaire, qui sont en train de se constituer, considèrent avec défiance cette initiative issue des rangs du PCI, d’autant plus que l’explosion de l’autonomie ouvrière du printemps précédent semble valider les hypothèses les plus radicales. Mais le principal danger vient du PCI lui-même qui, de façon prévisible, accuse Il Manifesto de scissionnisme. Malgré ces pressions, le groupe décide de tenir bon et le premier numéro du mensuel paraît en juin 1969.
Dans l’éditorial, le groupe expose son projet de liaison entre la gauche historique et les nouveaux mouvements révolutionnaires. « Cette publication naît d’un constat que nous pensons partagé: la lutte du mouvement ouvrier, l’histoire même du mouvement sont entrées dans une phase nouvelle, beaucoup de schémas interprétatifs consacrés, beaucoup de comportements se sont effondrés de manière irréversible, nous ne pouvons faire face à la crise sociale et politique que nous vivons par les moyens qui nous étaient habituels […].
Les problèmes auxquels nous faisons face ne sont ni isolés ni secondaires. Il s’agit de saisir: la nature de la crise qui secoue le capitalisme avancé, les motifs de la fracture du mouvement ouvrier et communiste, les voies d’une transition vers le socialisme dans une société “avancée” comme la nôtre, les conditions d’une jonction entre les offensives qui ont émaillé ces dernières années et une tradition longue d’un demi-siècle […].
Ni le repli dogmatique, ni la foi dans la spontanéité, ni la complaisance envers nos propres habitudes, ni l’arrogance de groupe ne peuvent nous y aider. Ce à quoi nous invitent les faits, c’est au contraire à une dialectique ouverte à l’intérieur du mouvement tout entier, à une circulation maximale des idées, aussi modestes soient-elles, à un vrai travail collectif, sans autres limites que celles qui s’imposent à la responsabilité et la conscience de chacun […].
On en est venus à perdre de vue le sens de la révolution comme rupture, comme renversement de l’ordre existant des choses
1 « Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement », Karl Marx, L’Idéologie allemande [1845], in Œuvres, Tome III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. Est-ce abstrait, est-ce de l’intellectualisme que de rouvrir cette perspective dans toutes ses potentialités? Ne voit-on pas au contraire que tout ce qui arrive dans le monde, et même les conquêtes du passé, nous indique que les conditions sont aujourd’hui réunies pour que le discours théorique de Marx prenne corps dans la réalité historique et dans l’actualité politique, avec toute la force de sa radicalité originelle?
Sur un terrain plus directement politique, il est absolument nécessaire d’examiner et de renouveler courageusement les schémas stratégiques, la pratique politique et les modalités organisationnelles du mouvement ouvrier […]. La gauche révolutionnaire occidentale témoigne encore d’une faiblesse historique face au capitalisme développé. Elle critique le système du point de vue de ses insuffisances productives sans s’attaquer à sa véritable nature; ses plates-formes de luttes dépassent rarement l’aspect strictement revendicatif, sa structure interne demeure centralisée et hiérarchique […].
Notre pays jouit d’un privilège probablement unique: il est d’une part le théâtre d’expériences, de luttes, d’aspirations profondes et originales, comme nombre de pays occidentaux, qui font apparaître de nouveaux acteurs, d’authentiques protagonistes du conflit social; de l’autre, il abrite le plus puissant mouvement de masse du monde capitaliste, avec un Parti communiste qui ne refuse pas de dépasser ses propres limites et ses propres conditionnements historiques. Un dialogue entre passé et futur s’est ainsi ouvert dans les faits, avant même que les intentions ne s’en manifestent. Seule une jonction non superficielle entre ce que l’histoire et la lutte de la classe ouvrière ont déjà produit et ce que la lutte de classe est en train de produire de nouveau, permettra de réaliser le saut qualitatif qui est la condition de la victoire. »
Mais le PCI décline l’invitation et les membres de la rédaction sont exclus du Parti en octobre. Il Manifesto se transforme en organisation politique. La revue continue de paraître jusqu’en 1971, date à laquelle elle devient le premier quotidien de la gauche extraparlementaire. La même année, un projet de fusion avec Potere operaio échoue.
En 1972, Il Manifesto se présente aux élections, avec Pietro Valpreda comme tête de liste, mais il n’obtient pas le quorum nécessaire. En 1975, le groupe s’allie avec une fraction du PSIUP et du parti catholique MPL pour créer le PDUP, qui présente des listes aux élections administratives de 1975, parfois seul, parfois avec Avanguardia operaia. La coalition Democrazia proletaria, qui se présente aux élections législatives de l’année suivante, comprend cette fois-ci des candidats de Lotta continua. Mais, même si la liste obtient cinq sièges, le résultat demeure insatisfaisant2 La coalition reste loin derrière le PCI. DP se transformera en parti en 1978, et se dissout définitivement en 1991 pour rejoindre le Movimento per la rifondazione comunista (MRC). Par la suite, une partie des membres du PDUP, dont certains fondateurs d’Il Manifesto, retournera au PCI.
Avanguardia operaia
Au printemps 1968, une grève à l’usine Pirelli Bicocca se conclut par la signature d’un contrat d’entreprise. Un groupe d’ouvriers – dont un certain nombre de militants syndicaux – fait alors circuler un texte qui critique et dit son refus de l’accord. Le Comité unitaire de base Pirelli est né: il regroupe les ouvriers les plus combatifs, des étudiants, ainsi que quelques techniciens et employés. Le CUB Pirelli représente en 1968 le degré le plus avancé d’organisation ouvrière autonome. Le poids du CUB et des autres Comités de base qui voient rapidement le jour dans de nombreuses entreprises ne cesse de s’accroître au cours des années suivantes. Ils resteront l’une des formes les plus avancées de l’autonomie ouvrière, même si, à la différence des avant-gardes ouvrières de Turin, et en particulier de celle de la FIAT, ils chercheront toujours à éviter la rupture ouverte avec le syndicat.
Avanguardia operaia se crée à l’automne, sur la vague de l’expérience de Bicocca, et restera toujours majoritaire au sein des CUB. Ses dirigeants ont derrière eux une longue expérience militante, d’abord dans la IVe Internationale (trotskiste), puis d’intervention dans les usines. L’organisation se présente officiellement dans un long texte publié chez Samonà e Savelli, Per il rilancio di una politica di classe. « L’opuscule qui suit – peut-on lire dans l’introduction – exprime les opinions d’un groupe de militants révolutionnaires milanais, pour la plupart ouvriers, et dont certains sont engagés depuis des années dans la tentative d’opérer une jonction entre les groupes d’avant-garde presque exclusivement composés d’intellectuels et les secteurs des cadres et des militants ouvriers. Cette tentative a non seulement des ambitions pratiques, mais elle participe aussi d’une recherche, au cours de laquelle un certain nombre d’hypothèses ont été échafaudées, enrichies et parfois abandonnées, où s’est élaborée une ligne générale de travail, que toutefois nous nous gardons bien de tenir pour définitive […]. Dans le moment politique actuel, il est primordial d’établir un lien entre les anciennes et les nouvelles avant-gardes révolutionnaires, entre les militants de groupes minoritaires de tradition plus ou moins ancienne et les nouveaux groupes d’étudiants et d’ouvriers, sur une ligne commune d’intervention politique en direction de la classe ouvrière et des masses étudiantes. Dans cette perspective, il est nécessaire de battre en brèche les tendances sectaires, le chauvinisme groupusculaire et les barrières idéologiques abstraites […] La crise des rapports entre les organisations officielles bureaucratisées et réformistes d’une part, et les larges secteurs des cadres, des militants et des masses prolétaires de l’autre, est de moins en moins latente, différents phénomènes sont là pour nous l’indiquer. Elle offre aux minorités d’avant-garde un terrain propice au travail ouvrier. Cette crise, en l’absence d’une intervention massive et déterminée, peut conduire à la capitulation de l’ensemble de la classe ouvrière italienne et de ses cadres face à la social-démocratie et au néocapitalisme. Nous ne sommes pourtant pas pessimistes, puisque nous considérons qu’aujourd’hui en Italie, une grande partie des groupes révolutionnaires et de leurs cadres sont suffisamment mûrs pour mener une intervention politique en direction de larges masses étudiantes et ouvrières […]. La lutte des masses étudiantes a, par-delà les idéologies, joué pour les différentes tendances présentes dans le mouvement, le rôle d’un révélateur. Elles ont soutenu tous ceux qui œuvraient à le rejoindre, et c’est ainsi que le mouvement a intégré les meilleurs cadres étudiants issus de ces différents groupes. Mais ceux qui dans une logique opportuniste de petits partis, ont tenté d’enfermer le mouvement dans leurs propres schémas sans jamais accepter d’en tirer le moindre enseignement, convaincus par avance de leur prééminence et de leur rôle charismatique, ont été marginalisés au même titre que les partis traditionnels, et se sont désagrégés […]. Nous augurons que cet opuscule […] pourra contribuer à orienter y compris les cadres et les groupes des nouvelles avant-gardes étudiantes dans la direction du travail ouvrier. Il est inutile de souligner à quel point cela est important au regard de l’objectif central de la formation d’un nouveau parti marxiste et révolutionnaire […]. »
La revue Avanguardia operaia commence à paraître en décembre. Il devait à l’origine s’agir d’un mensuel mais l’année suivante, seuls deux numéros verront le jour, l’un en mai, l’autre en décembre. Entre 1969 et 1971, tandis que le rayon d’action des CUB s’élargit, AO s’implante dans une série de cercles et de groupes qui essaiment dans différentes villes. Il sort ainsi du contexte milanais et s’impose comme une organisation d’échelle nationale. Milan reste néanmoins sa base principale, malgré la division du CUB Pirelli en juin 1969 entre une fraction majoritaire liée à AO et une aile plus « mouvementiste », qui comprend notamment le Gruppo Gramsci et le Collectif politique métropolitain. En octobre 1971, un bimensuel d’agitation reprend le titre Avanguardia operaia. Il deviendra à peine un an plus tard un hebdomadaire qui sortira régulièrement jusqu’à la publication du Quotidiano dei lavoratori. La production de brochures théoriques traitant de thèmes spécifiques est abondante: on en compte environ 25 au début des années 1970. Lors des élections administratives de 1975, puis des législatives de 1978, AO adhère à la coalition Democrazia proletaria.
Movimento studentesco
Aux côtés des principaux groupes, naissent et meurent entre 1969 et le début des années 1970 une série de formations mineures, dont beaucoup ne sont présentes que dans une seule ville. De peu de poids sur le plan national, elles représentaient néanmoins souvent des réalités locales importantes.
Il Potere operaio de Pise, donnera naissance, non seulement à Lotta continua, mais aussi à quelques-unes des organisations les plus intéressantes de la période, en particulier du point de vue de l’analyse théorique. Le groupe a été fondé à Pise en 1967. Il compte parmi ses leaders Adriano Sofri, Gian Maria Cazzaniga, Vittorio Campione, Luciano Della Mea. Il Potere operaio intervient activement dans les usines (au premier rang desquelles Saint-Gobain), et il est massivement présent pendant les luttes étudiantes de 1968. Cette année-là, Pise est certainement la ville la plus touchée par la répression. À l’automne, la lutte reprend en usine, avec les grèves à Marzotto et à Saint-Gobain. La manifestation organisée devant la Bussola par Il Potere operaio la nuit de la Saint-Sylvestre connaît une fin tragique: l’étudiant Soriano Ceccanti est grièvement blessé.
Les événements de la Bussola provoquent la première scission au sein du groupe. Cazzaniga et Campione quittent l’organisation et fonderont peu après le Circolo Karl Marx. Au printemps, Della Mea quitte à son tour Il Potere operaio et fonde, avec le groupe de la revue Nuovo impegno, la Lega dei comunisti. Au début des années 1970, Della Mea se rapprochera de Lotta continua, tandis que le reste de la Lega rejoindra le groupe romain Unità operaia. Presque au même moment, le Circolo Karl Marx et plusieurs Circoli Lenin fusionneront dans l’Organizzazione dei lavoratori comunisti.
À Rome, naissent les Nuclei comunisti rivoluzionari, sous la houlette de Franco Russo qui, sans parvenir à une véritable unification, se coordonnent avec Lotta comunista, une organisation qui excède la dimension strictement locale, avec des foyers d’activité particulièrement forts en Calabre.
À Milan, le groupe local le plus fort est certainement le Movimento studentesco de la Statale, emmené par Mario Capanna, Turi Toscano et Luca Cafiero. En dépit de son nom, le « Movimento » est structuré comme une organisation à part entière, avec son service d’ordre, et jouit d’une suprématie incontestée à la Statale. À la différence de toutes les autres organisations, il ne cherche pas à intégrer des cadres ouvriers, et n’intervient pas directement dans les usines. Il insiste en revanche sur la spécificité de la composante étudiante à l’intérieur d’un regroupement plus large, qu’il souhaite le plus hétérogène possible. Des rencontres, des confrontations et des séminaires sont organisés à la Statale avec les autres forces sociales. Au début des années 1970, le MS exerce à Milan une suprématie que seule Avanguarda operaia (qui regroupe la plus grande partie des cadres d’usines) est réellement en mesure de lui disputer. En 1971, une fraction du MS, emmenée par Popi Saracino, scissionne pour former le Gruppo Gramsci. Ses militants établissent des contacts avec le reste de la gauche extraparlementaire – ce que refusait le MS, retranché sur le terrain de l’université – et publient un mensuel théorique: Rassegna comunista. Le MS cesse toute activité en 1973. Une partie de ses militants donneront par la suite naissance au Movimento dei lavoratori per il socialismo.
Unione dei comunisti (m‑l)
Parmi tous les groupes marxistes-léninistes, l’Unione dei comunisti italiani (UCI) est celui qui exerce le plus grand attrait sur le mouvement étudiant. Il s’agit certainement de la formation prochinoise la plus organisée, la plus coordonnée, celle dont la propagande est la plus aboutie. Comme ses homologues, elle est dogmatique, sectaire et grandiloquente, mais elle abrite également des composantes plus raffinées, qui proviennent surtout du mouvement étudiant romain.
Le groupe se forme en octobre 1968. Ses dirigeants proviennent de Falce martello, un groupuscule milanais autrefois lié à la IVe Internationale et passé au marxisme-léninisme après le début de la Révolution culturelle chinoise, et du mouvement étudiant romain. Lors des manifestations, les cortèges de l’Unione sont encadrés de manière presque chorégraphique, elle impose à ses militants une discipline ultra-rigoureuse qui régit non seulement la vie politique mais aussi la vie privée, elle exige de ses adhérents le don de la plus grande partie de leur revenu, elle crée des « organisations sectorielles » qui s’occupent spécifiquement des jeunes, des femmes, des ex-partisans ou de la propagande.
L’UCI publie un hebdomadaire, Servire il popolo. L’éditorial du premier numéro spécifie quels doivent être les « rapports adéquats » entre le prolétariat, les masses populaires et le parti: « le parti marxiste-léniniste est au service du peuple, c’est le parti du prolétariat qui apporte au peuple les propositions révolutionnaires du prolétariat, qui seront la solution à ses problèmes. La direction de la lutte révolutionnaire est entre les mains de la classe prolétarienne, mais la cause pour laquelle on combat est celle du peuple tout entier, si l’on excepte la poignée des riches exploiteurs du peuple et la clique de ses serviteurs […]. C’est la tâche du parti marxiste-léniniste que de faire en sorte que la ligne révolutionnaire soit correctement exécutée, de manière à répondre aux intérêts généraux de la cause du peuple […]. Servir le peuple, c’est-à-dire amener la ligne de masse à ses éléments conscients, la ligne faite d’idées justes, de formes d’organisation justes, d’incitations justes à la lutte, afin qu’elle soit transmise au peuple tout entier, pour que ce soit le peuple lui-même, dans son immense créativité, qui réalise la transformation de la société dans le sens indiqué par la ligne révolutionnaire prolétarienne. »
L’étoile de l’Unione ne brille que quelques mois. Début 1969, commencent les classiques procès internes dont le premier à faire les frais est Luca Meldolesi, dirigeant romain et représentant de la tendance la moins dogmatique et stalinienne. Le leader, Aldo Brandirali, l’accuse de l’habituelle liste d’infamies, l’exclut de la direction en février 1969, et l’envoie se rééduquer « au sein du peuple ». Rééducation manifestement manquée, puisque quelques mois plus tard, Meldolesi est exclu de l’organisation.
En 1972, l’UCI, désormais réduite à une frange insignifiante, décide que le moment est mûr pour sa transformation en parti. Celui-ci transforme son hebdomadaire en quotidien et se présente aux élections, où il ne recueille que 85000 voix, empruntant ainsi la voie qui mène à sa disparition définitive.
- 1« Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement », Karl Marx, L’Idéologie allemande [1845], in Œuvres, Tome III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard
- 2La coalition reste loin derrière le PCI. DP se transformera en parti en 1978, et se dissout définitivement en 1991 pour rejoindre le Movimento per la rifondazione comunista (MRC)