Être optimiste – explique Amendola – cela ne signifie pas ne pas voir la gravité de la situation et les dangers qui menacent notre démocratie
1 L’ensemble de cet entretien fait référence à un texte de Norberto Bobbio paru dans La Stampa du 15 mai 1977, intitulé « Le devoir d’être pessimiste », repris dans Italie 1977, op. cit. Au contraire, je considère avoir participé ces dernières années à ce que le pays, mais aussi les communistes se rendent compte de la gravité de la crise, qui n’est pas seulement économique et italienne, mais politique et mondiale. Il ne s’agit pas d’occulter les problèmes, mais de mobiliser les forces qui sont en mesure de les maîtriser et de les résoudre.
« Personnellement, je considère que ces forces existent et c’est en cela que réside le principal motif de mon optimisme. Et je ne me réfère pas seulement aux forces traditionnelles de la gauche, mais à un éventail beaucoup plus large qui comprend également de nombreuses forces catholiques, tout au moins celles qui perçoivent ce que la situation présente a de dramatique. »
Q. Y a‑t-il quelque chose ou quelqu’un dont vous auriez véritablement peur?
R. Je crains par-dessus tout deux choses. D’abord, que les forces politiques, partis et syndicats, n’aient pas pleinement conscience de la situation et continuent par conséquent à s’amuser avec des procédures dilatoires. Ensuite qu’il y ait un déphasage entre l’aggravation rapide de la crise et la lenteur des temps requis par la clarification politique. Je reconnais qu’après trente ans de profonds désaccords avec la DC, il faut compter avec une certaine viscosité des processus politiques, qui ne peut être éliminée en quelques jours ou en quelques semaines, mais il faut également dire qu’au point où nous sommes, il nous faut faire quelques pas en avant significatifs si l’on veut donner au pays la sensation que nous voulons emprunter une voie nouvelle.
Q. Ce que vous dites relève de la logique la plus orthodoxe du compromis historique: nous sommes prêts, avec les catholiques, à changer en mieux notre démocratie, etc. À cette logique, Bobbio réplique: « Il me semble impossible que la fin de la première République puisse être évitée. » Qu’est-ce que vous répondez?
R. Je réponds que l’affirmation de Bobbio me semble particulièrement grave. Il donne pour d’ores et déjà perdue une bataille qui est toujours en cours. Au contraire de Bobbio, je vois surgir des éléments nouveaux de conscience et de maturité politique, surtout de la part de la classe ouvrière.
Q. Bobbio poursuit en disant: « Je laisse volontiers aux fanatiques, c’est-à-dire ceux qui veulent la catastrophe, et aux sots, c’est-à-dire ceux qui pensent qu’à la fin tout s’arrange, le plaisir d’être optimistes. Le pessimisme aujourd’hui est un devoir civil. Un devoir civil, parce que seul un pessimisme radical de la raison peut éveiller quelques frémissements parmi ceux qui, d’un côté où de l’autre, montrent qu’ils ne savent pas s’apercevoir que le sommeil de la raison engendre les monstres. » Selon Bobbio, vous seriez donc un « sot »? Qu’avez-vous à répondre?
R. Encore une fois, Bobbio fait la preuve qu’il a une conception aristocratique de la lutte politique et qu’il ignore tout des raisons conscientes qui guident la lutte idéale et politique des forces populaires. Aujourd’hui, dans le pays, heureusement pour nous, se manifestent bien plus que les « frémissements » évoqués par Bobbio. C’est-à-dire que chaque jour, nous assistons à de multiples expressions d’un courage politique qui ne sont ni des signes de sottise ni des signes d’ignorance, mais qui manifestent au contraire la ferme volonté de sauvegarder les conquêtes de la Résistance et de trente ans de démocratie républicaine. Prédire une défaite certaine lorsque la bataille est encore en cours ne signifie pas à mon avis être pessimiste, mais tout simplement défaitiste.
Q. Bobbio, pourtant, n’est pas un cavalier solitaire du pessimisme; Leonardo Sciascia et Eugenio Montale le sont tout autant, et peut-être davantage. Montale, par exemple, a justifié ces jurés de Turin qui se sont refusé à juger les Brigades rouges. Et Sciascia a ajouté qu’il était d’accord avec eux puisque cela ne valait vraiment pas la peine de lutter pour la survie de ce régime. Que répondez-vous à cela?
R. Que les déclarations de Sciascia et de Montale m’ont fait de la peine, mais ne m’ont en rien surpris. Le courage civique n’a jamais été une qualité très répandue dans de larges sphères de la culture italienne. N’oublions pas que pendant le fascisme, la pratique du « nicodémisme » était très répandue chez beaucoup d’intellectuels (qui pourtant n’étaient pas fascistes et qui nourrissaient au contraire des sentiments démocratiques): cette pratique consistait à toujours rendre à César (c’est-à-dire au régime) l’hommage qui lui était dû, en réservant à l’usage exclusif de sa propre conscience les croyances intimes en la liberté. J’espérais qu’après la Résistance et les luttes dures de ces dernières années, cette vieille et confortable défroque aurait disparu pour toujours. Je m’illusionnais. Et en effet je vois refleurir l’ancien vice sous des formes naturellement différentes. Les déclarations de Sciascia et de Montale sont profondément anti-éducatives, puisqu’elles sont prononcées précisément au moment où tous les Italiens sont appelés à donner une preuve de courage civique, chacun à la place qu’il occupe
2 « Excellente, cette remarque finale. Serait-ce une question impertinente et anti-éducative que de demander : et ceux qui n’occupent aucune place ? et les chômeurs ? », Leonardo Sciascia, « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », art. cit.
Ce n’est plus aujourd’hui le temps des fuites ou des capitulations, individuelles ou collectives. C’est le temps, au contraire, de la plus ferme intransigeance, où il est nécessaire de repousser avec courage le chantage de la violence. C’est un devoir des organes de l’État républicain que de défendre la démocratie et la sécurité des citoyens. Mais cette défense serait vaine si chaque citoyen n’était en mesure d’accomplir complètement son devoir, à la place où il se trouve et avec d’autant plus de fermeté qu’il occupe un poste de plus haute responsabilité politique.
Q. Vous avez comparé les nouveaux guérilleros aux vieux squadristes, tout au moins à des véhicules objectifs d’un futur autoritaire. Voulez-vous dire par là que vous éprouvez au moins la crainte d’une possible renaissance du fascisme?
R. J’ai toujours pensé que dans la société italienne, et malgré la Résistance, persistaient les racines d’un fascisme qui pourrait revenir sous des formes nouvelles. L’action des autonomes et autres squadrismes, qui se présentent sous l’étendard de l’extrémisme, mais qui, comme par hasard, attaquent toujours les partis de gauche et les institutions républicaines, est dangereuse parce qu’elle tend – objectivement – quelles que soient leurs intentions, à éroder l’unité des gauches, à décomposer le tissu social et à ouvrir la voie à un gouvernement autoritaire. Que faire alors? Je pense que le vrai problème n’est pas tant celui de promulguer de nouvelles lois répressives que celui plutôt d’ôter aux « guérilleros » les cautions politiques et culturelles dont ils ont bénéficié jusqu’à aujourd’hui, de la part de certains secteurs de la gauche parlementaire ou extraparlementaire.
- 1L’ensemble de cet entretien fait référence à un texte de Norberto Bobbio paru dans La Stampa du 15 mai 1977, intitulé « Le devoir d’être pessimiste », repris dans Italie 1977, op. cit
- 2« Excellente, cette remarque finale. Serait-ce une question impertinente et anti-éducative que de demander : et ceux qui n’occupent aucune place ? et les chômeurs ? », Leonardo Sciascia, « Du défaitisme, de la viande et d’autres choses encore », art. cit