Il convient d’examiner – fût-ce brièvement – les raisons qui conduisent les forces de droite (grandes entreprises italiennes, militaires et forces internationales) à tenter d’imposer, sur le plan à la fois politique militaire, un virage autoritaire à droite. Disons-le clairement, les motifs qui poussent les groupes réactionnaires à des choix de ce type coïncident pour partie avec la critique que fait la gauche des superstructures du système. Leur opposition fondamentale tient plutôt aux buts que, respectivement, ils poursuivent. Les forces de droite critiquent les superstructures du système qu’ils ont pour perspective de modifier, pour les mettre en conformité avec leurs propres exigences d’exploitation et de domination sans partage de la sphère publique et privée. Quant à nous, nous entendons à l’inverse faire glisser la critique de la superstructure à la structure elle-même, c’est-à-dire au système capitaliste dans son ensemble, et à travailler par conséquent à son renversement et à son abolition.
Pour les grands groupes industriels, politiques et militaires italiens et internationaux, les raisons qui militent en faveur d’un coup d’État sont les suivantes:
a) le fonctionnement de l’appareil d’État, du gouvernement et de la partitocratie italienne – encore fondé sur le vieux schéma clientéliste – s’oppose aux exigences d’une industrie capitaliste italienne et internationale moderne. On entend parler de diverses parts de l’« obsolescence des institutions ». Les rapporteurs du Proggetto 801 Le Proggetto 80 est une commission de réflexion lancée en 1968 sous le gouvernement de centre-gauche, qui avait établi les objectifs à long terme (jusqu’aux années 1980) d’une réforme de l’État au ministère du budget, entre autres, y font explicitement allusion, lorsqu’ils insistent sur l’obstacle fondamental que constituerait une telle obsolescence pour un développement capitaliste à venir. Ce qui ne les empêche pas par la suite de développer une fantomatique hypothèse de développement capitaliste, sans s’attarder outre mesure sur la manière dont ils entendent dépasser cette « obsolescence » de l’appareil d’État et de gouvernement. Cela signifie-t-il que le coup d’État serait pour eux une chose acquise?
Cette obsolescence de l’appareil administratif, juridique et politique de l’État et du système de gouvernement est d’autant plus grave qu’elle se traduit non seulement par une lenteur excessive du processus législatif (précisément à un moment où la rapidité de l’intervention législative est une condition essentielle pour le bon fonctionnement du système, surtout en matière économique), mais aussi, sur le plan politique et financier, par une paralysie progressive de l’État et des organismes publics, due à la complexité et à la lenteur des procédures bureaucratiques. Cette paralysie pèse lourdement sur le bon développement économique des entreprises privées et publiques. Enfin, il faut compter avec le mécontentement larvé qui se répand dans les hautes sphères militaires, à cause du caractère confus de la politique militaire du gouvernement italien et de l’insuffisance des crédits alloués au ministère de la défense. Il est bien évident qu’il n’est pas question pour la gauche d’endiguer cette « obsolescence » au prix de l’instauration en Italie d’une nouvelle forme, moderne et internationale, de fascisme. Nous la considérons au contraire comme inhérente au système, et par conséquent elle ne peut être résolue qu’en éliminant le mal à la racine.
Aujourd’hui, pour la grande industrie et pour l’impérialisme international, le système politique actuel, indépendamment de la mauvaise gestion qu’en a fait la DC et des limites (fondamentalement de classe) de la Constitution sur laquelle il se fonde, le système politique actuel constitue un obstacle objectif au capitalisme de type colonial dont le développement est programmé en Italie dans les prochaines années.
b) Une crise grave se profile à l’échelle internationale. Elle a pour cause deux phénomènes concomitants aux États-Unis: d’une part une inflation rapide et exponentielle; de l’autre, la mise en œuvre de mesures anti-inflationnistes qui ont entraîné une paralysie relative et porté un coup d’arrêt au développement du processus de production. Sur le marché financier international, qui vit à l’heure de la crise du dollar, les symptômes de cette crise sont déjà nettement visibles. Dans ce contexte, l’industrie craint évidemment de se retrouver entre le marteau (c’est-à-dire l’irrépressible montée en puissance des revendications ouvrières, susceptibles à tout instant de déborder les limites que lui a fixées le syndicat pour affirmer un caractère plus nettement politique) et l’enclume (que représenteraient pour un pays exportateur de 25% de son produit national brut une crise économique aux États-Unis et ses répercussions sur le commerce international).
c) Le fait qu’une partie de la DC et le PSI cherchent à construire une nouvelle « majorité », impliquant une participation directe ou indirecte du PCI, viole des engagements internationaux précis pris dans le cadre du Pacte Atlantique et de l’OTAN et en vertu desquels (comme c’est déjà arrivé en Grèce) un coup d’État préventif ou un virage autoritaire à droite s’imposent.
d) Enfin, l’arsenal de forces et de lois actuellement disponibles s’avère incapable de contenir les revendications ouvrières, paysannes et étudiantes, et l’action politique des groupes d’extrême gauche. Ces revendications et les mouvements qui les portent ne visent pas simplement à une modification de la répartition du revenu par l’augmentation du salaire. En exigeant la déconnexion du salaire et de la productivité, la réduction des rythmes de travail épuisants et la semaine de 40 heures, ils touchent à l’efficience même de l’appareil productif. Le refus de la FIAT de négocier sur ces questions, l’impossibilité – en dépit de la complicité des directions syndicales – de contenir ces revendications, et le virage à droite qui s’en est suivi du côté du grand monopole turinois sont en ce sens symptomatiques. À ceux qui se demanderaient quels intérêts auraient aujourd’hui les grands groupes monopolistes italiens à un virage autoritaire à droite, il suffit de rappeler la nature des revendications ouvrières qui, par leur incidence sur la productivité, frappent précisément les entreprises qui disposent du capital fixe le plus important.
Pour conclure: dans un moment comme celui que nous vivons, où se profile le spectre menaçant d’une crise financière et économique internationale, les superstructures du système aussi bien que les revendications ouvrières constituent des obstacles au développement capitaliste italien.
Le recours au coup d’État ou à un virage radical et autoritaire à droite serait par conséquent tout à fait conforme aux exigences du système et à la nécessité de dépasser (même provisoirement) à son profit les contradictions les plus aiguës du moment.
La perspective flatteuse d’un très large succès joue en faveur de ce dessein et des ambitions qu’il affiche. Le manque de stratégie révolutionnaire des classes opprimées exploitées ne peut que conforter les forces de droite dans cette visée. Sans parler de la politique du PCI qui, dans sa quête d’une « (éphémère) nouvelle majorité », est disposé, pourvu qu’il arrive à ses fins, à ignorer non seulement la faiblesse fondamentale de toute coalition gouvernementale, actuelle ou future, mais aussi jusqu’aux désormais évidents complots et autres manœuvres de ceux qui préparent ce tournant droitier. Le PCI que les masses, sur la foi de la tradition révolutionnaire, regardent encore comme un guide sûr, néglige encore (et peu importe de savoir si cela est ou non délibéré) de mener une analyse correcte de la situation et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. L’Histoire nous apprend que ce n’est pas en acquiesçant ni en se soustrayant à une lutte qui apparaît désormais comme inévitable que l’on évite l’affrontement: la seule conséquence de cette attitude, c’est qu’on y arrive impréparé.
Mais il est d’autres symptômes de l’imminence d’un coup d’État ou d’un virage radical autoritaire à droite. En comparant les situations des pays qui ont connu récemment un coup d’État ou un sursaut réactionnaire, on relève en général les « constantes » suivantes: 1) la dénonciation répétée de l’anarchie dans laquelle seraient tombés le pays et la production industrielle à cause des manifestations et des revendications ouvrières; 2) la dénonciation usuelle et généralisée de la crise de l’État, de l’incompétence des partis et de la corruption galopante dans tous les secteurs de la vie publique; 3) le surgissement d’un scandale au cœur de la démocratie parlementaire ou parmi les hauts fonctionnaires de l’appareil d’État; 4) l’arrestation de personnalités du monde de la culture et de l’édition de gauche (journalistes, éditeurs); 5) l’inculpation et l’arrestation simultanées de centaines de personnes qui avaient fait preuve de combativité politique lors de conflits précédents; 6) l’arrestation de représentants syndicaux; 7) la multiplication des agressions perpétrées par des groupes d’extrême droite à l’encontre d’organisations et de personnalités de gauche; 8) la dissolution du parlement suite au refus de certains secteurs du monde parlementaire de respecter le mandat formel de cette institution.
Il convient de noter, soit dit en passant, qu’aujourd’hui en Italie, beaucoup de ces symptômes sont en train d’apparaître ou sont déjà des réalités, tandis que d’autres, en particulier la dissolution des Chambres, reviennent sans cesse dans les discours que l’on entend dans les milieux officiels.
- 1Le Proggetto 80 est une commission de réflexion lancée en 1968 sous le gouvernement de centre-gauche, qui avait établi les objectifs à long terme (jusqu’aux années 1980) d’une réforme de l’État