Fin 1970 et début 1971 une série d’actions violentes sont revendiquées par des groupes clandestins qui se réclament souvent des Brigades rouges. On recense aussi quelques épisodes plus obscurs, ou plus provocateurs, que les fascistes et la police tentent de leur attribuer. Il s’agit en règle générale d’attentats « au plastic » accompagnés de tracts exaltant les BR. Lesquelles, pourtant, réprouvent l’usage des explosifs, comme cela transparaît clairement dans un de leurs textes: « Il n’est pas difficile de constater que l’usage de la dynamite a généralement pour effet de terroriser les masses de manière indiscriminée, et pas seulement l’ennemi. Il prête en outre le flanc aux interprétations les plus disparates, à droite comme à gauche, étant donné l’usage fréquent qu’en a fait la réaction. »
Quant aux attentats « au plastic » les BR expliquent dans un long communiqué qu’ils sont pour eux clairement d’empreinte fasciste, et d’inspiration policière. Dans le même texte, le groupe détaille la logique de ses actions et de ses objectifs:
« Dans les usines, nous avons frappé les despotes, les valets des patrons, les plus haïs de la classe ouvrière, lorsque des camarades avaient été frappés et qu’une riposte était nécessaire;
nous avons frappé les fascistes parce qu’ils sont le bras armé dont le capital se sert aujourd’hui pour contrer les luttes ouvrières et la revendication prolétarienne du pouvoir;
nous avons toujours frappé les ennemis du peuple et nous les avons toujours frappés dans le cadre de larges mouvements de lutte.
C’est pourquoi, même si nous sommes persuadés qu’aucun camarade ne tombera dans le piège de ces actions fascistes “signées” de notre sigle, nous mettons en garde les forces de la réaction:
QUI JOUE AVEC LE FEU
SE BRÛLE LES DOIGTS
RIEN NE RESTERA IMPUNI!
Aux policiers et aux fascistes nous adressons un message clair: il n’y aura pas de pitié pour vous, le poing de la justice prolétaire s’abattra avec une force terrible sur tous ceux qui complotent, intriguent et œuvrent contre les intérêts des prolétaires.
LIRE, FAIRE CIRCULER, PASSER À L’ACTION.
COMMANDEMENT UNIFIÉ DES BRIGADES ROUGES
1 Soccorso rosso, Brigate rosse…, op. cit. »
D’autres actions qui se revendiquent des BR sont au contraire bien accueillies. C’est ainsi qu’un groupe romain sera surnommé « les BR de Rome » par le journal Nuova resistenza. Ses actions, qui durent jusqu’au milieu de l’année 1971, visent principalement des fascistes ou des locaux fascistes (on se rappelle notamment de l’attentat contre Junio Valerio Borghese, qui avait été impliqué dans une tentative un peu grotesque de « coup d’État »), et ses revendications sont elles aussi fortement teintées d’antifascisme. Les BR, malgré leurs divergences, reconnaissent aussi les actions des GAP.
Les GAP font une entrée fracassante sur la scène politique le 16 avril 1970, soit quatre mois seulement après le « massacre d’État ». Le pays est encore secoué par les polémiques, et les formations fascistes toujours plus arrogantes sont systématiquement « couvertes » par la police. Il est 20h33 lorsque, pendant la diffusion du journal du soir, une voix se fait entendre sur le canal audio de la télévision. À Gênes, où survient l’interférence, le retentissement est énorme. D’autres « émissions du peuple » seront diffusées par la suite dans d’autres régions, notamment à Trente et à Milan. Les communiqués de Radio GAP sont publiés dans Potere operaio (lequel au demeurant publie également ceux des BR) et dans Nuova resistenza, qui donne en outre des précisions sur les divergences politiques entre les GAP et les BR.
Parmi les différents groupes qui apparaissent à cette période, les GAP sont en effet les seuls, avec les BR, à faire preuve d’une certaine consistance politique. Ils savent échapper habilement aux enquêtes policières, ils disposent manifestement de moyens financiers et bousculent, par leurs actions comme par leurs émissions pirates, le débat politique. D’ailleurs, même Lotta continua s’intéresse de plus en plus à leurs actions.
En dehors de ces piratages, l’activité des GAP consiste essentiellement en une série d’attaques contre des centres du pouvoir bourgeois (consulat des USA, siège du PSU, usines, dépôts Ignis, raffinerie Garrone, etc.). À la lecture de leurs communiqués, on comprend que leur position est fondamentalement défensive et qu’elle reproduit les modèles de la lutte des partisans pendant la Résistance. Leur optique relève moins de la guérilla urbaine que d’une guérilla de type cubain en zone de montagne, où il est possible de mieux se défendre pendant de longues périodes.
Les GAP estiment que le plus grand danger auquel est exposée l’Italie est celui d’un coup d’État d’extrême droite: la tentative ratée du 7 décembre 1970 a produit sur eux une impression durable. Ce jour-là, Junio Valerio Borghese (un aristocrate qui commandait autrefois la tristement célèbre Decima MAS
2 La Xa Flottiglia MAS ou Decima MAS (pour Memento audere semper : « Souviens-toi d’oser toujours ») est une unité de nageurs de combat de la marine royale italienne qui opérait lors de la Seconde Guerre mondiale) pénètre à la tête d’un groupe de conjurés fascistes dans les locaux du ministère de l’intérieur. Ce devait être le signal du coup d’État. Mais, au dernier moment, les conjurés reçoivent un contre-ordre. Quelque chose, au plus haut niveau, n’avait probablement pas fonctionné. Les enquêtes qui ont suivi ont montré que le « coup d’État manqué » était lié à un autre « complot » de droite, dit de la « Rose des vents », et qui impliquait des officiers supérieurs de l’armée. Le général Vito Miceli, qui avait été pendant trois ans le chef de l’USPA (l’Office de sécurité du Pacte Atlantique) et pendant quatre ans celui du SID (le plus important service secret italien) sera arrêté dans le cadre de cette affaire.
Cet épisode fait très nettement apparaître les différences entre les GAP et les BR. Pour les BR, il n’y a aucun danger immédiat de coup d’État militaire et Valerio Borghese est un fantoche. « Ce qui en revanche est très important, c’est la manière dont le gouvernement a tenté d’utiliser ces chimères. Depuis trois ans, la classe ouvrière est perpétuellement à l’offensive. Le pouvoir, pris dans des difficultés insolubles, doit cacher aux yeux des masses la lèpre qui le ronge chaque jour davantage. Il invente alors la jolie fable du “prince noir” (putschiste) pour la vendre à l’opinion publique
3 Soccorso rosso, Brigate rosse…, op. cit. » Les BR accusent aussi les révisionnistes (PCI et syndicats) de se servir de ces fariboles pour inciter les avant-gardes ouvrières à accepter le jeu parlementaire et pour contenir leur volonté de lutte.
La position des GAP est toute différente: « le coup d’État est imminent. » Dans un texte publié par Potere operaio et Lotta continua, ils insistent sur « le rôle toujours plus prééminent des forces militaires de l’État et des forces paramilitaires fascistes […] Seule une fuite a permis d’éventer, au dernier moment, un coup d’État préparé avec un soin méticuleux […] par des centaines d’officiers des forces armées, par les commandements supérieurs des carabiniers, par les représentants de la finance et de l’industrie capitaliste italienne, ainsi que ceux de l’impérialisme américain
4 Ibidem».
Logiquement, les deux organisations diffèrent aussi dans le jugement qu’elles portent sur les révisionnistes du PCI. Pour les GAP, « même la gauche traditionnelle, représentée par le PCI […] s’inquiète de voir chaque jour sa marge de manœuvre se rétrécir ». De là l’appel aux militants du PCI: « La classe ouvrière, les travailleurs, exigent unanimement une politique de front uni contre le fascisme, contre le patronat capitaliste et contre l’impérialisme. Les camarades adhérents au PCI veulent-ils faire partie de ce front révolutionnaire et antifasciste
5 Ibidem? »
Dans ce court extrait, on retrouve des thèmes historiques du mouvement ouvrier organisé: de la stratégie du « front uni » héritée de la IIIe Internationale à la nécessité d’y recourir pour défendre la démocratie, comme cela avait été le cas pendant la Résistance. Les différences avec les BR sont, on le voit, profondes. Elles reflètent aussi la personnalité de celui dont on découvrira par la suite qu’il est le principal animateur des GAP: Giangiacomo Feltrinelli.
Dès la fin des années 1950, Feltrinelli avait été un acteur important du débat culturel. Sa maison d’édition, ses librairies étaient un bel exemple du renouveau culturel et politique qui avait traversé la société italienne. En 1949, il avait fondé l’Istituto Feltrinelli per la storia del movimento operaio: un geste important qui venait combler une grave lacune dans la culture de la gauche marxiste. Inscrit au PCI, Feltrinelli s’en était progressivement éloigné pour porter son attention sur les luttes révolutionnaires dans le Tiers-monde.
Les « opuscules des librairies Feltrinelli » publiaient avec une extraordinaire réactivité des documents sur les luttes de libération et sur les luttes étudiantes en cours. Feltrinelli s’était progressivement rapproché de la gauche révolutionnaire. Il avait soutenu la scission de Falce Martello (un groupe de 1500 adhérents du PCI de la zone de Sesto San Giovanni qui allaient fonder par la suite l’Unione dei comunisti italiani m‑l, et plus tard Servire il popolo). Mais il cherchait surtout à mettre en lumière dans l’histoire du PCI, cette poche de résistance révolutionnaire qui n’avait jamais cessé de penser à prendre le pouvoir. Et c’est probablement dans ce cadre qu’il entre en contact avec un certain nombre de cercles d’anciens partisans, surtout en Ligurie où l’on peut supposer que se sont implantées les premières bases des GAP.
Pendant l’année 1968, Feltrinelli multiplie les voyages en Amérique Latine, pour des raisons éditoriales (il avait publié les œuvres de Che Guevara et de nombreux romanciers latino-américains), mais aussi pour apporter un soutien concret aux guérillas en cours. Il est arrêté en Bolivie et la présidence de la République intervient directement pour obtenir sa libération. Ami de Castro et de Régis Debray (qui a rejoint le Che en Bolivie), il se convertit progressivement à l’idée que la bourgeoisie italienne n’est pas en mesure de faire face au conflit social en cours et qu’elle sera contrainte (y compris à cause de sa position dans le déploiement militaire occidental) de recourir à des solutions autoritaires.
Pour Feltrinelli, nous sommes entrés dans la phase « coup d’État et guérilla ». Il expose ce point de vue dans une série d’opuscules: Italia 1968 : guerriglia politica; Persiste la minaccia di un colpo di stato; Estate 19696 « Italie 1968 : guérilla politique » ; « La menace d’un coup d’État n’est pas dissipée » ; « Été 1969 ». Il publie aussi Le Sang des Lions d’Édouard-Marcel Sumbu, à propos de la guérilla au Congo, qui propose en appendice un efficace manuel de guérilla urbaine, et qui deviendra une sorte de livre culte du mouvement.
Cette agitation, cette propagande permanentes autour des idées et des pratiques révolutionnaires place Feltrinelli dans la ligne de mire de la presse conservatrice, laquelle ne perd pas une occasion, chaque fois qu’il se passe quelque chose, d’insinuer qu’il pourrait bien en être le complice. La police et la magistrature deviennent également plus insistantes et multiplient les enquêtes et les interrogatoires. À partir de 1970, Feltrinelli passe de plus en plus de temps à l’étranger. Depuis différents lieux de séjour, il donne des interviews et écrit des textes pour des revues italiennes, où il fait état de ses positions. C’est ainsi qu’il expose à la revue Compagni quelques-unes de ses réflexions politiques:
« Seule une lutte qui mettra réellement en jeu les avant-gardes du prolétariat sera en mesure de stopper l’offensive réactionnaire. Jusqu’ici, mes interventions politiques sont toujours passées par l’activité éditoriale, mais à partir de maintenant j’envisage d’intervenir plus directement dans le cours des choses
7 Collectif, L’affare Feltrinelli, Stampa club, 1972. »
En 1971, Feltrinelli est suspecté de complicité dans le meurtre de Roberto Quintanilla, le Consul de Bolivie à Hambourg. Cet ancien chef de la police secrète bolivienne, qui est l’un des responsables de l’assassinat du Che, a été abattu par une femme. L’arme, un Colt Cobra 38, a été retrouvée et il apparaît qu’elle appartient à Feltrinelli, lequel déclare l’avoir perdue.
Le 15 mars 1972, le cadavre de Giangiacomo Feltrinelli est découvert par un paysan sous un pylône, à Segrate dans la périphérie de Milan, entouré de plusieurs charges d’explosif encore intactes. La mort de Feltrinelli et les conjectures qui l’accompagnent occuperont le centre du débat qui fait rage à l’époque
8 C’est le point de départ du livre de Nanni Balestrini, L’Éditeur [1989], POL, 1995. Le front uni des démocrates et des mouvementistes commence à se fissurer, la paranoïa de l’« ennemi intérieur » se développe.
Initialement, les « démocrates » interprètent la mort de Feltrinelli comme un énième épisode de la « stratégie de la tension », comme un « meurtre d’État ». Les hypothèses et les contre-enquêtes se multiplient. L’aire des démocrates et même les groupes extraparlementaires ne doutent pas un seul instant qu’il s’agisse d’une provocation. C’est Potere operaio qui le premier jette un pavé dans la mare, en révélant dans les pages de son journal l’appartenance de Feltrinelli aux GAP, sous le nom de guerre de « commandant Osvaldo
9 Le 29 mars 1972, l’hebdomadaire Potere operaio del lunedì, titrera au dessus du portrait de l’éditeur : « Un révolutionnaire est tombé. »».
Dans les groupes de la gauche extraparlementaire, la mort de Feltrinelli ravive le débat sur les formations clandestines. Si Lotta continua s’aligne sur la position de Potere operaio (qui doit alors essuyer bien des attaques), Avanguardia operaia décide, avec d’autres représentants de l’aile démocratique, de sortir du « Comité national de lutte contre le massacre d’État ». Elle accuse Potere operaio et Lotta continua de se livrer à « une analyse insensée de la politique italienne et des tâches qui incombent au mouvement, analyse qui les pousse à considérer les GAP et les BR comme des camarades ».
Par-delà les polémiques, le front qui unissait démocrates et mouvementistes appartient désormais au passé. Du côté des organisations extraparlementaires, même la solidarité de base qui était née après l’attentat de la piazza Fontana sur le fonds commun d’une identité démocratique radicale et de la nécessité de démasquer « les mystères de l’État », est mise à mal.
Il y a deux types de réactions parmi les camarades: d’une part un réflexe d’organisation qui revient à porter l’accent sur la démocratie formelle (participation aux élections, référendum, etc.); de l’autre un repli individuel, mais assez courant, sur soi-même ou vers les partis traditionnels. L’un et l’autre de ces choix impliquent le reniement du passé. Mais il y a aussi ceux qui, dans les organisations ou à leur marge, accordent une attention croissante aux groupes armés clandestins, et contribuent à alimenter un vaste débat souterrain sur la nécessité nouvelle de la « lutte armée ». Ce débat qui ne s’épuisera pas avant longtemps aura pour effet de désagréger par pans entiers la base des organisations extraparlementaires.
- 1Soccorso rosso, Brigate rosse…, op. cit
- 2La Xa Flottiglia MAS ou Decima MAS (pour Memento audere semper : « Souviens-toi d’oser toujours ») est une unité de nageurs de combat de la marine royale italienne qui opérait lors de la Seconde Guerre mondiale
- 3Soccorso rosso, Brigate rosse…, op. cit
- 4Ibidem
- 5Ibidem
- 6« Italie 1968 : guérilla politique » ; « La menace d’un coup d’État n’est pas dissipée » ; « Été 1969 »
- 7Collectif, L’affare Feltrinelli, Stampa club, 1972
- 8C’est le point de départ du livre de Nanni Balestrini, L’Éditeur [1989], POL, 1995
- 9Le 29 mars 1972, l’hebdomadaire Potere operaio del lunedì, titrera au dessus du portrait de l’éditeur : « Un révolutionnaire est tombé. »