Lucia Martini et Oreste Scalzone: phénomènes de lutte armée dans le ­mouvement et à ses marges

Le « 68 des ouvri­ers », c’est le tri­om­phe de la vie irré­ductible à l’économie et aux règles compt­a­bles. C’est là que com­mence à se man­i­fester une très forte demande de trans­for­ma­tions sociales, sans qu’aucun débouché lui soit don­né. À ce moment-là, dans les cul­tures du mou­ve­ment, « nous voulons tout » c’était l’exigence de tout le pou­voir, le pou­voir de trans­former rad­i­cale­ment la vie de la société et des indi­vidus. Aujourd’hui, peut-être, on peut dire que la lutte pour le pou­voir est un piège qui mène droit au social­isme, c’est-à-dire à un mode de pro­duc­tion éta­tique (cap­i­tal­is­to-éta­tique) qui nie la demande de libéra­tion com­mu­niste portée par les luttes. Aujourd’hui, peut-être, on peut dire que le max­i­mum de révo­lu­tion his­torique­ment pos­si­ble, c’était cet extra­or­di­naire désor­dre sous le ciel, ce pou­voir ouvri­er et pro­lé­taire qui était un pou­voir de refus et de néga­tion. Mais à ce moment-là, on cher­chait le point de non-retour, on voulait débouch­er sur un pou­voir, y com­pris formel. De tout cela, il n’y a pas eu, dans la poli­tique réformiste, la moin­dre tra­duc­tion adéquate.

La lutte armée a donc été la pro­lon­ga­tion – mal com­prise – de cette tra­jec­toire. Non pas que tous aient voulu la guerre civile, mais « tous » ont par­ticipé à en con­stituer les prémiss­es cul­turelles et matérielles. Et cer­tains – ils n’étaient pas rares – en ont tiré les con­séquences. C’est sur cette ques­tion du « débouché » que l’expérience extra­parlemen­taire s’est désagrégée. Il y a eu un moment où c’était soit le PCI et le syn­di­cat, soit les Brigades rouges. Et entre les deux, la crise vécue avec lucid­ité par Potere operaio, ou l’irresponsable dém­a­gogie ver­bale des autres groupes.

Le PCI et le syn­di­cat sont déjà engagés dans la svol­ta dell’EUR, dans le gou­verne­ment d’unité nationale, c’est-à-dire qu’ils se sont « fait État ». Pour beau­coup, il n’est resté comme pos­si­bil­ité de con­tes­ta­tion poli­tique que la « lutte armée ». Pourquoi un débouché mal com­pris? Parce qu’on n’était pas arrivés au bout d’une cri­tique rad­i­cale de la poli­tique. De la poli­tique y com­pris comme « urgence révo­lu­tion­naire ». De la poli­tique y com­pris comme théorie des stades de tran­si­tion. De la poli­tique y com­pris comme théorie du semi-État ouvri­er. De la poli­tique y com­pris comme séquence: rup­ture de la machine d’État / instau­ra­tion de la dic­tature du pro­lé­tari­at / tran­si­tion vers le social­isme / tran­si­tion social­iste

1 Dans L’État et la révo­lu­tion, op. cit., Lénine définit les dif­férentes phas­es de tran­si­tion du cap­i­tal­isme au com­mu­nisme. Le Semi-État ouvri­er désigne le social­isme, juste avant la dis­pari­tion com­plète de l’État

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Avec la crise pétrolière et la manœu­vre cap­i­tal­iste qui prospère sur elle, com­mence la con­tre-révo­lu­tion. Une révo­lu­tion par le haut qui, dans les endroits clefs comme la FIAT, mèn­era tout droit à l’usine post-tay­loriste de l’automation. L’extrémisme ouvri­er engage une lutte de résis­tance à mort con­tre la restruc­tura­tion. De notre point de vue, cette lutte est résidu­elle et stratégique­ment per­dante: même si elle fétichise les formes d’actions rad­i­cales, son con­tenu n’en reste pas moins stérile­ment défen­sif. Ceci étant, on pense à lier le proces­sus d’organisation à l’infatigable résis­tance de ces ouvri­ers extrémistes. On pense que c’est à cet endroit que peut se con­stru­ire une organ­i­sa­tion révo­lu­tion­naire qui pour­ra ensuite requal­i­fi­er ses con­tenus. L’étoile polaire de ce proces­sus d’organisation qui fut le nôtre – les Comi­tati comu­nisti per il potere operaio – c’est la Mag­neti Marel­li de Ses­to San Gio­van­ni. Cela vaut la peine d’en racon­ter ici quelques morceaux d’histoire

2 Les Comi­tati comu­nisti per il potere operaio sont nés en décem­bre 1974 du rap­proche­ment d’ex-militants de Potere operaio et du Comi­ta­to comu­nista autonomo, issu de Lot­ta con­tin­ua. Ils éditeront Sen­za Tregua, gior­nale degli operai e dei pro­le­tari comu­nisti. Voir Emilio Men­tasti, Sen­za Tregua. Sto­ria dei Comi­tati comu­nisti per il potere operaio (1975­-1976), Col­ib­ri, 2010. Sur l’histoire de l’usine d’équipements élec­triques Mag­neti Marel­li, appar­tenant au groupe FIAT, voir Emilio Men­tasti, La « Garde rouge » racon­te. His­toire du Comité ouvri­er de la Mag­neti Marel­li (Milan 1975–78), Les Nuits rouges, 2009.

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En 1976, après une lutte dure con­tre la restruc­tura­tion au cours de laque­lle les bureaux de la direc­tion ont été occupés, qua­tre mem­bres du comité sont licen­ciés par l’entreprise. Un bras de fer com­mence alors entre les ouvri­ers et la direc­tion. Tous les matins à l’entrée de l’usine, un cortège se forme pour faire entr­er les qua­tre cama­rades licen­ciés. Simul­tané­ment, l’affaire est débattue aux prud’hommes. Le ver­dict change à chaque instance de juge­ment, les décrets de réin­té­gra­tion ­suc­cè­dent aux con­fir­ma­tions de licen­ciement. En dépit de cela, chaque jour, les qua­tre cama­rades con­tin­u­ent d’entrer dans l’usine, emmenés par le cortège.

Un jour, ces qua­tre cama­rades sont arrêtés dans le Val Grande3 Région mon­tag­neuse située à une heure de Milan alors qu’ils s’entraînent au tir. Le comité « s’occupe » de créer le débat autour de leur arresta­tion en dis­tribuant un tract pen­dant un meet­ing de Bruno Trentin, sur la piaz­za Castel­lo à Milan. La petite et la moyenne bour­geoisie, affirme le tract, sont en train de s’armer, les patrons dis­posent de corps armés privés; il est par con­séquent légitime que les ouvri­ers en fassent autant. Pen­dant le débat aux prud’hommes, le tri­bunal est régulière­ment envahi par des cortèges ouvri­ers. Des affron­te­ments avec les cara­biniers survi­en­nent à l’intérieur du Palais de jus­tice.

Au procès pénal pour l’affaire des armes, la salle d’audience est pleine de cama­rades qui scan­dent des slo­gans sol­idaires. Peu de temps après le procès, dans l’usine, se tien­nent les élec­tions pour le con­seil des délégués. Enri­co Baglioni, l’un des ouvri­ers licen­ciés arrêtés dans le Val Grande, fait par­tie des mieux élus. Le con­flit sur les licen­ciements se pour­suiv­ra après la libéra­tion des cama­rades, jusqu’à ce que l’entreprise paye 25 mil­lions par tête pour leur faire accepter le licen­ciement – déjà ren­du effec­tif par l’ultime juge­ment des Prud’hommes. L’argent sera con­sacré à la con­struc­tion d’une crèche pour les enfants des ouvrières.

Dans ce con­flit, c’est toute une expéri­ence sociale, cul­turelle et poli­tique qui est à l’œuvre. Il y avait ce dis­cours sur les « décrets ouvri­ers », sur la capac­ité que pou­vait avoir un réseau d’avant-gardes révo­lu­tion­naires de classe d’exprimer un con­tre-pou­voir sur le ter­ri­toire, sur l’ensemble de l’organisation sociale. La réduc­tion du temps de tra­vail et le salaire social, le revenu garan­ti pour tous comme droit à la vie: une fois posés ces deux axes reven­di­cat­ifs, il s’agissait de trou­ver les formes de luttes qui s’en approchent le plus. Lutte con­tre le com­man­de­ment de l’entreprise, la dis­ci­pline d’usine, l’augmentation de la pro­duc­tiv­ité; lutte con­tre les prix, les fac­tures, les loy­ers. C’est quelque chose de dif­férent, de plus dur, de plus âpre que le « nous voulons tout » de 1969: il s’agit d’affirmer une sorte de ­citoyen­neté* nou­velle, d’introduire des mod­i­fi­ca­tions irréversibles dans l’état social des choses.

Lorsqu’en 1976 un groupe armé fait irrup­tion dans la guérite à l’entrée de l’usine, et tire dans les jambes du chef des « vig­iles », Mat­teo Palmieri, le comité boy­cotte l’heure de grève organ­isée par le syn­di­cat en signe de protes­ta­tion. « Pas une larme, pas une minute de grève pour le chef des vig­iles », lit-on dans le tract. Mais la Mag­neti n’est que la par­tie émergée d’un ice­berg bien plus vaste et plus pro­fond. À Milan, le 77 du jeune pro­lé­tari­at du tra­vail intel­lectuel pré­caire et du chô­mage a été annon­cé par les Cir­coli del pro­le­tari­a­to gio­vanile, par les occu­pa­tions de loge­ments, par les autoré­duc­tions dans les salles de ciné­ma, par les riots dans les super­marchés.

Le 77 milanais sera le moment d’expression et d’explosion d’une gauche ouvrière « spar­tak­iste ». Lors de la grève générale du 18 mars, un cortège ouvri­er défile le long de la piaz­za Duo­mo, puis il trace son pro­pre « sen­tier de la guerre », en allant frap­per de nom­breux « objec­tifs », de l’immeuble de direc­tion de Marel­li aux bureaux de l’entreprise Bas­sani Tici­no qui prospère sur le tra­vail sous-payé des détenues de San Vit­tore. C’est seule­ment à la fin de 77 que com­mence l’exode hors de l’usine. On pense aux syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires améri­cains qui sont décrits dans Dyna­mite d’Adamic

4 Louis Adam­ic, Dyna­mite ! Un siè­cle de vio­lence de classe en Amérique [1931], Sao Maï édi­tions, 2010. Ce livre avait été traduit en ital­ien par le Col­let­ti­vo edi­to­ri­ale Lib­rirossi en 1977

. Sus­pendus, licen­ciés, mis en cas­sa inte­grazione, les « cadres » ouvri­ers com­men­cent à quit­ter l’usine. C’est le début des auto­li­cen­ciements. Il y a une extra­or­di­naire osmose entre ces sujets et les autres strates qui com­posent la fig­ure mul­ti­forme et pro­téi­forme de l’ouvrier social.

Les organ­i­sa­tions formelles per­dent aus­si du ter­rain. Par­al­lèle­ment aux mil­i­tants qui rejoignent en nom­bre Pri­ma lin­ea

5 Ce sera le cas d’Enrico Baglioni. Pour une his­toire de Pri­ma lin­ea par un de ses prin­ci­paux mem­bres, voir Ser­gio Segio, Mic­cia cor­ta. Una sto­ria di Pri­ma lin­ea, DeriveAp­pro­di, 2005

, les Brigades rouges ou d’autres groupes com­bat­tants, par­al­lèle­ment à ceux qui mili­tent dans les Coor­di­na­men­ti dell’opposizione opera­ia, ou dans les Comi­tati comu­nisti riv­o­luzionari, ou dans les Col­let­tivi politi­ci operai – l’Autonomie organ­isée –, beau­coup créent des micro- agré­ga­tions affini­taires. De petits groupes d’« auto-con­science com­bat­tante » se con­stituent. La perte de la dimen­sion poli­tique col­lec­tive pousse à une pra­tique d’autovalorisation immé­di­ate. Il n’y a pas de proces­sus de « crim­i­nal­i­sa­tion » de ces sujets, mais un efface­ment, une indis­tinc­tion de la fron­tière entre action poli­tique révo­lu­tion­naire et action trans­gres­sive, extralé­gale, indi­vidu­elle ou grou­pus­cu­laire. Un peu comme les anar­chistes de la bande à Bon­not, comme les Wob­blies qui avaient survécu à la Crise

6 Les Wooblies étaient les mem­bres du syn­di­cat IWW – Indus­tri­al work­ers of the world, né en 1905 aux États-Unis. Voir Joyce Korn­bluh, Wob­blies & Hobos, L’Insomniaque, 2012

, comme les syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires améri­cains dans les années 1930, ces groupes enten­dent annuler la dis­tinc­tion entre « expro­pri­a­tion » et « vol ». La nébuleuse de ces micro-organ­i­sa­tions affini­taires occu­pera la scène jusqu’à la fin des années 1970

7 Deux des cinq vol­umes édités du Prog­et­to memo­ria, mis en œuvre par Rena­to Cur­cio, con­ti­en­nent un grand nom­bre de doc­u­ments, tracts, témoignages, man­i­festes, des 32 organ­i­sa­tions armées actives en Ital­ie entre 1969 et 1989. La Map­pa per­du­ta, Sen­si­bili alle foglie, 1994, rééd. 2005, et Le Parole scritte, Sen­si­bili alle foglie, 1996

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dans ce chapitre« Les journées de marsLan­fran­co Camini­ti: l’autonomie mérid­ionale, ter­ri­toire d’ombres, luttes solaires »
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    Les Comi­tati comu­nisti per il potere operaio sont nés en décem­bre 1974 du rap­proche­ment d’ex-militants de Potere operaio et du Comi­ta­to comu­nista autonomo, issu de Lot­ta con­tin­ua. Ils éditeront Sen­za Tregua, gior­nale degli operai e dei pro­le­tari comu­nisti. Voir Emilio Men­tasti, Sen­za Tregua. Sto­ria dei Comi­tati comu­nisti per il potere operaio (1975­-1976), Col­ib­ri, 2010. Sur l’histoire de l’usine d’équipements élec­triques Mag­neti Marel­li, appar­tenant au groupe FIAT, voir Emilio Men­tasti, La « Garde rouge » racon­te. His­toire du Comité ouvri­er de la Mag­neti Marel­li (Milan 1975–78), Les Nuits rouges, 2009.
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    Louis Adam­ic, Dyna­mite ! Un siè­cle de vio­lence de classe en Amérique [1931], Sao Maï édi­tions, 2010. Ce livre avait été traduit en ital­ien par le Col­let­ti­vo edi­to­ri­ale Lib­rirossi en 1977
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    Ce sera le cas d’Enrico Baglioni. Pour une his­toire de Pri­ma lin­ea par un de ses prin­ci­paux mem­bres, voir Ser­gio Segio, Mic­cia cor­ta. Una sto­ria di Pri­ma lin­ea, DeriveAp­pro­di, 2005
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    Les Wooblies étaient les mem­bres du syn­di­cat IWW – Indus­tri­al work­ers of the world, né en 1905 aux États-Unis. Voir Joyce Korn­bluh, Wob­blies & Hobos, L’Insomniaque, 2012
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    Deux des cinq vol­umes édités du Prog­et­to memo­ria, mis en œuvre par Rena­to Cur­cio, con­ti­en­nent un grand nom­bre de doc­u­ments, tracts, témoignages, man­i­festes, des 32 organ­i­sa­tions armées actives en Ital­ie entre 1969 et 1989. La Map­pa per­du­ta, Sen­si­bili alle foglie, 1994, rééd. 2005, et Le Parole scritte, Sen­si­bili alle foglie, 1996